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Kintsugi
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 Article publié le 9 octobre 2022.

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withKintsugi you decide to make it into something beautiful in a new and different way. The bit where it was broken is now the illuminated part.

NaiPalm, Interview 2021

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IhrReich umgrenzten Auge und Hand der Mutter. Es war, als hütete ihre ungesprochene Sorge alles Wesen.

Martin Heidegger, Der Feldweg

-1-

Des frémissements d’ailes s’entendent les jours de grand calme dans les hautes branches des chênes et des hêtres plus grands que nous. Nous sommes dans les Monts de Gy. Un loriot s’y éveille, capable d’éclipser un bref instant le vif éclat de jaune d’œuf du soleil levant.

Le voyage dans la montagne imaginaire plus haute et plus vaste que les Monts de Gy aux pieds desquels je vis, ce voyage à travers sentes escarpées et ravines, il n’est possible qu’en toute amitié. Arrivés tout en haut du crêt, premiers de cordée et premiers de corvée ne sont plus que souvenirs d’un autre temps.

Tout là-haut, pas de sherpas, que des égaux en droit, gardiens d’une parole plurielle.

-2-

Un bouquet de souvenirs fanés ne peut refleurir que s’il est regardé avec des yeux neufs.

Tout souvenir, bon ou mauvais, fait nécessairement l’objet d’une reconstruction, comme l’on parle de reconstruction faciale après un grave traumatisme.

Il s’agir de voir avec des yeux neufs ce qui ne peut pas n’avoir lieu qu’une seule fois mais autant de fois que nécessaire pour que la vie en révolte suive son cours.

L’être en commun est l’alpha et l’oméga de toute poésie digne de ce nom.

Ce n’est que là, dans les mots pour le dire, le dédire et le redire, que les plus vives blessures qu’il inflige peuvent se transformer en fleurs de parole qui fleurissent en avant de qui les profère pour l’amour de la vie en compagnie de ceux, présents ou disparus, qui nous sont chers.

-3-

Enfant, royalement seul dans le potager mais nullement coupé du monde, une bêche plus grande que moi à la main, je retournais gaiement la terre meuble sans autre but que de la soulever et de la remuer encore et encore, pur jeu de forces affrontées, pure dépense d’énergie ne produisant rien qu’une négativité tournant sur elle-même.

Je marquais des pauses pour reprendre mon souffle, je levais ce faisant les yeux au ciel, et c’est durant ces pauses que je rêvais de voir surgir de la terre ou des cieux un mot unique capable de rassembler dans sa sonorité même tout ce qui existait-tournoyait autour de moi ; ce mot aurait peut-être tout dit, il m’aurait épargné d’avoir à ouvrir la bouche pour parler, d’avoir aussi à enchaîner à n’en plus finir de ces phrases insensées qui me faisaient tourner la tête, les jours de grand soleil dans le vaste jardin. Printemps et été étaient les deux saisons durant lesquelles la vie en plein air rendait possible ce délire verbal. Rien de panique dans cet élan heureux, mais une allégresse que je ne pouvais partager avec personne.

N’y pouvant mais, n’en pouvant plus, je lançais, en visant le bleu du ciel, un flot de mots improvisés au gré d’un envoûtant charabia, et ce dans une solitude complète qui n’avait rien d’effrayant car cette solitude était comme bénie par la présence discrète de ma mère dont la voix restait toujours à portée de « ma bonne oreille » en cas de besoin.

Et dire que ce flot de mots insensés fut initialement inspiré par des cantonniers étrangers que l’enfant mal entendant avait entendu parler dans leur langue respective derrière le haut mur qui entourait le potager et le grand verger ! Comment ai-je pu imiter leurs divers accents, et quelques années plus tard l’accent allemand dans sa variante alémanique avec autant d’aisance, alors qu’il m’avait fallu attendre mes trois ans avant de pouvoir décrocher quelques mots que je déformais systématiquement, ce qui me valut à cinq ans mes premières visites à l’hôpital où l’on me diagnostiqua une surdité partielle ? Sans doute ai-je appris deux courtes années durant à tendre l’oreille, écoutant attentivement faute de pouvoir entendre distinctement.

L’infans que je n’étais déjà plus se grisait de mots insensés ; il était dadaïste sans le savoir, se prenant pour Hugo Ball éructant ses poèmes sonores sur la scène du Cabaret Voltaire devant un public médusé, avant que son heure eût sonné, avant même d’en avoir soupé des mots ordinaires communs à tous, salis-souillés-galvaudés par les bons bourgeois ventripotents-omnipotents et leurs suppôts politiques, militaires, administratifs et éducatifs, dont il allait peu à peu faire la cuisante expérience, à l’école d’abord, anticipant aussi, en toute inconscience, la négation de leur négation, se refusant du même coup, tout aussi résolument, au verbiage révolutionnaire marxiste-léniniste sur le point de s’imposer durablement, misérable feuille de vigne posée sur les crimes de masse passés, en cours et à venir.

Le langage des meurtriers souriants du capitalisme débonnaire et des bolchéviks de la Tchéka renvoyés dos à dos au sein d’une uchronie salvatrice ! Resterait plus tard à affronter la langue empoisonnée de l’hydre nazie. 

Dans ce charabia céleste qui me venait de l’étranger, le temps était comme suspendu à mes lèvres, l’avant et l’après se déplaçant allégrement sur un curseur temporel vrillé, pris de vertige dans le gosier, sous la langue et dans le cerveau de l’enfant de cinq ans que j’étais alors, ignorant tout de ce qui avait été, ne sachant rien encore de ce qui s’était tramé dans les arcanes de l’espérance humaine dévastatrice.

Les longs hivers, eux, appartiendraient à la parole déliée de mes livres d’enfant durant les années qui allaient suivre. Une voix intérieure débordait de beaucoup les propos qu’ils contenaient aux deux sens de ce terme.

Le cycle des saisons fournissait un cadre rassurant à ces moments extatiques qui voyaient alterner des temps de lecture calme et le délire verbal initié dans le grand jardin.

Sa totale destruction fut une première mort qui inclina le jeune enfant au mutisme ; désormais, les mots ne parleraient plus que la langue des livres lus, le goût de la parole ne reviendrait que partiellement lorsque devait se révéler à lui un bilinguisme salvateur initié tardivement à l’âge de onze ans.

Le langage anémié et surveillé qui courait dans les contes et légendes venus irriguer mon imagination ne cesserait dès lors de s’enrichir.

La matière hautement inflammable des contes et légendes, qui ne voit qu’elle subvertissait déjà le langage corseté dans lequel on avait tenté de les contenir afin d’en réfréner la portée symbolique explosive ? Le roman de Renard et les Nibelungen constituèrent le premier cadre narratif dont je me souvienne.

Cette matrice originelle, je savais devoir la quitter pour toujours.

Il ne me restait plus désormais qu’à embrasser l’infini du langage commun à tous, ce qui d’abord fut fait spontanément dans mes logorrhées qui renouaient sans le savoir avec le dadaïsme puis, près de quarante années plus tard, dans un langage rasséréné et raffermi instruit par les aléas de l’histoire de notre poésie contemporaine.

Rien de surprenant au fait que je ne commençai à écrire sérieusement qu’à quarante ans passés quelques mois après le décès de ma mère comme si le langage, tout le langage, en souvenir d’elle et des espoirs déçus qu’elle avait mis en moi, demandait réparation pour les injures qu’elle et lui et le grand jardin détruit avaient subies tout au long de la deuxième moitié du vingtième siècle qui me vit grandir : il convenait au plus vite de réparer-souligner tout ce qui pouvait encore l’être, en l’habillant d’or.

Un certain vécu demandait réparation : Kintsukuroi !

Toute poésie, dès lors, tendrait dans mon esprit à devenir matière à Kintsugi appliqué aux mots de la tribu qui virent si facilement en une poésie vouée au souvenir d’une époque révolue.

Le tribut à payer pour ce travail put sembler élevé en ce qu’il consistait à marcher en équilibre sur une étroite ligne de crête qui me voyait incessamment osciller entre l’obscur matriciel et la nécessité plus que jamais impérieuse d’être fraternel avec qui voulait bien m’entendre. 

Je n’y suis pas entièrement parvenu à cause des coups reçus tout au long de ma vie, à cause des attaques subies sur le front professionnel, à cause, surtout, de la médiocrité ambiante qui me fit longtemps redouter plus que tout l’indifférence d’autrui.

Calée entre la destruction du grand jardin de mon enfance et la mort de ma mère, il y eut la disparition d’un musicien que j’aimais par-dessus tout. C’est sur ce terreau d’absence que ma poésie a tenté de s’édifier comme elle a pu. 

Bon an, mal an, il s’agira jusqu’au bout de se dresser contre l’indifférence du ciel comme au temps du grand jardin qui préfigurait de quelque manière l’indifférence des hommes, et contre l’hostilité de la parole des dominants visant à réduire au silence toute velléité de révolte.

J’écris en quelque sorte autant pour mon plaisir que pour réparer des torts commis tant à mon endroit qu’à l’endroit de personnes que j’ai passionnément aimées.

S’il arrive que mes textes apportent un peu de bonheur à d’autres que moi, je ne peux que m’en réjouir. 

Ma « bonne oreille » tinte de plus en plus depuis deux ans déjà, me coupant un peu plus de mes semblables ; ces acouphènes produits par mon oreille interne, j’entends qu’ils soient comme une réponse aux bruits du monde. Enfant, j’y faisais barrage en délirant verbalement, puis vint le temps de la poésie qui me dure autant qu’il se peut.

 

Jean-Michel Guyot

6 octobre 2022

 

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