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 Article publié le 7 mai 2023.

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Les temps renversés incubaient les uns dans les autres, chaque compartiment du grand train fantôme accueillant des hôtes charmants parfaitement étrangers les uns aux autres.

*

C’était la fête au village ; on est tous montés sur le toit.

Une fête mal embouchée laisse toujours un goût d’inachevé dans la bouche. « Triple buse ! », s’écria le copain Arthur dont le visage se rembrunit, lorsque les cloches sonnées à la volée emportèrent tout le paquet de sons cotonneux jusqu’aux cieux qui ne surent qu’en faire.

Pas une harmonique ne fut négligée dans l’affaire, et l’on sait de source sûre qu’elles sont au nombre de cinquante, ce qui laisse une marge d’interprétation considérable à qui, comme Jonathan Harvey, daigne s’en préoccuper. Partout dans le village, c’était donc : Mortuos plango, vivos voco. Bref, de quoi sérieusement énerver Arthur tout frais débarqué de son ile de Pâques natale.

A cette fête carnavalesque haute en couleurs qu’il n’est pas question de décrire ici par le menu, il manquait, en-deçà de tout programme dûment établi, une sorte d’hypogramme générique capable de contrebalancer les nombreux aléas de son peccable déroulement. Là est le hic ou Loïc aussi bien, enfin qui vous voulez sauf moi.

Fort de ce manque, nous décidâmes de ne pas nous en tenir aux balcons fleuris mais, comme je l’ai dit, de grimper dare-dare sur le toit.

Pas sur n’importe quel toit, mais sur une opulente toiture, ample comme une toile de voile de grand-mât gonflée par le vent de nord-est ou sèche et hiératique comme une toise géante, enfin quelque outil en mesure d’évaluer de très haut une bien basse situation et de voguer sur la mer houleuse roulant-surfant gaillardement sur sa propre énigme hésitant entre abime et gouffres emperruqués perdu dans la filasse des méandres d’un ciel gris-bleu archi-nuageux qui, très vainement il faut le dire, tentait de rivaliser avec le gris pimpant du toit de métal du clocher de l’église que seul un obscur poète appelé à devenir mondialement célèbre et quelques pigeons voués à l’oubli pouvaient à l’époque se targuer de connaître intimement du vivant du dit clocher.

Notez-ceci : nous étions d’ores et déjà le jouet ambivalent d’une manipulation consciente de ses enjeux, nous avions fourni au destin l’imparable moyen de nous berner le moment venu. Et peu nous importait ou nous emportait, comme vous voudrez car, dans le fond, si rien ne revient au même, il y a tout de même des occurrences convergentes à même de faire la différence entre une pâte dentifrice et une dentition en accordéon.

Après avoir traversé des livres et des livres, des générations de livres, plus précisément, désespérées mais aussi très désespérantes, nous pensions naïvement être parvenus au bout d’un long et épuisant voyage qui ne nous avait pas appris les vertus de la pauvreté et de l’humilité, vertus très chrétiennes, cela va sans dire mais je le dis quand même, qui, à tout prendre, ne servent qu’à maintenir les masses, exilées qu’elles sont dont ne sait trop quel royaume, éloignées de toute velléité combative autre que purement revendicative : quelques miettes de plus à chaparder, arrachées de haute lutte à un gâteau géant, d’autant plus gros, et donc d’autant plus désirable qu’on en ignore tout bonnement la taille réelle. 

Une réelle faille, ce faisant, était bien là, elle aussi, mais en embuscade dans tous les propos privés et publiques, à tel point que tous les remèdes et tous les poisons, toutes les potions et toutes les options, tous les oui et tous les non de la Terre, venues de Chine, des Indes ou d’ailleurs, étaient de peu de poids face à ce ramassis générique qui trouvait le moyen de s’engluer en soi-même, formant rapidement, et sur tous les sujets, une épaisse couche cornée de divine connerie, divine comme peut l’être une dive bouteille, l’ivresse en moins, le mal de crâne en plus.

Nous avions tous eu mal aux cheveux au moins une fois dans notre courte existence pour savoir qu’un cerveau sain dans un corps sain, ça ne peut pas exister. Il faut se rendre malade pour avoir ne serait-ce qu’une petite idée de la chance que c’est que d’être en bonne santé ne serait-ce que quelques secondes. Et dieux que tous ces « que » sont assommants ! L’ivresse s’étale, envahit le corps tout entier en bourrant le crâne de l’intoxiqué d’idées folles qui se contentent de danser dans son esprit sans l’espoir d’en jamais sortir. L’ivresse est une prison. Fermez le ban !

Et quoi de plus frivole que les rêves, quoi de plus complexe aussi que ce complexe de sensations et d’idées indissociées, mais aussi quoi de plus vain que de se donner pour projet de rendre compte littérairement du phénomène « rêve » ? Ni son dynamisme rapsodique ni sa densité idéelle-sensorielle ne sauraient se plier à notre volonté littéraire de tout dire en lieu et place du réel. C’est lorsque le réel devient flottant-ondoyant qu’il est le plus fuyant, et face à ce chaos ne nous reste que la préscience, qu’aucune expérience n’informe, que ce chaos n’est qu’apparent, qu’en dépit de son extrême plasticité, qu’en dépit, disons-le, de son hyper-dynamisme de Protée ivre de soi-même, il répond à une question fondamentale jamais explicitement formulée, et cette question, elle-même, revêtit diverses formes et apparences au cours des millénaires, disons depuis Hésiode et Homère, ici, en Europe, terre de conquêtes et d’indicibles souffrances où pas même les Européens ne furent les bienvenus, entre tueries et atrocités mutualisées ; la question s’est évaporée, on ne sait quand au juste, de fines gouttelettes de rosée en témoignent au petit matin, posée là sur nos rosiers en fleurs. La cour est petite, assez grande cependant pour y accueillir un banc de pierre, une balancelle accrochée solidement à une des branches-maîtresses d’un vieux tilleul et quelques enfants en bas âge qui piaillent gaîment en se répandant dans des jeux infinis. Des mondes et des mondes percutants vont ainsi se répétant, se répercutant infailliblement bien au-delà de nos sens pourtant follement éveillés.

Nous restâmes planqués quelques années sur le faîte du toit, et ce n’est que pris sur le fait qu’il nous fallut nous résoudre à descendre dans les caves du Vatican, dans les catacombes de diverses villes éparpillées sur la carte de l’Europe.

Entre temps, la fête avait battu son plein, mais nous le savions d’entrée de jeu : seuls nous importaient les déliés d’une lettre indéfiniment distendue qui allait serpentant par les rues fréquentées, égouts et réverbères rivalisant d’aise sous nos pas étonnés.

Des sons d’une guitare entendus lors d’une promenade nocturne dans les rues du vieux Stuttgart s’élèverait quelque jour un poème, pour l’heure encore à venir, qui allait se répéter durant toute notre chienne de vie en variant à outrance ses stances colorées et jusqu’à ses mouvements de houle qui nous rappelaient nos forêts natales respectives.

Vigoureux mouvements de foule aussi bien, entendus sur l’archet crissant dûment colophané d’un violoncelle pointilliste qui poinçonnait le temps dans une bouche de métro abandonnées aux fastueuses réverbérations. Cela se passait, pour être tout à fait clair, dans une très brève pièce pour violoncelle toute piquée de silences dédiée à Paul Sacher et écrite par Jean Dutilleux, excusez du peu.

A Stuttgart, nous distinguâmes dans la nuit naissante les contours flottants d’une silhouette encore imparfaitement identifiée à ce jour qui allait d’un pas décidé, ferme et sonore - hauts talons obligent ? - d’une sombre venelle à une ruelle obscure, d’une rue paisiblement endormie à un semblant d’avenue royale, plongeant pour ainsi dire ses pas dans les pavés humides devenus échasses sonores lâchant leurs échos en saccades salées-sucrées jusqu’au faîte des toits d’ antiques demeures richement pavoisées - rubans et fanions triangulaires rouges comme des griottes et jaunes comme des yeux de chat flottant gaîment de fenêtre en fenêtre d’une façade à l’autre - échasses prêtes de s’envoler nuitamment vers quelque marais salant, tout là-bas dans cette Camargue tant aimée qui nous paraissait être pour sûr le meilleur incipit qui fût à la Grande Bleue, le Rhône souriant en son delta dessinant ses méandres odorants comme autant de bras ouverts donnant sur la Mer frileuse. Au loin moutonnaient les vagues nombreuses sur son échine chahutée d’écume.

Sur le môle, une foule curieuse s’était rassemblée pour fêter le solstice d’été. Un son et lumière dantesque se jouait là à même la noirceur du ciel. Lorsque l’on vit Dante en personne embrasser Virgile sur la bouche, un rire sonore s’empara de la foule exaltée ; le rire gras alla s’amplifiant de seconde en seconde jusqu’à dessiner deux fois dans le ciel nocturne, et en lettres grecques, s’il vous plaît, le beau nom d’Aristophane.

Il y eut même - nous l’entendîmes nettement - les hennissements de quelques chevaux de Camargue impatients d’en découdre avec la foudre éblouissante de blancheur des basses terres salines.

D’un coup d’ailes, nous nous rendîmes sur place.

Là-bas, comme nous le vîmes aussitôt, quelques incunables de haute taille achevaient de prendre racine dans les terres fangeuses, laissant le sel aveuglant de leurs pages blanches gifler le vent qu’un certain Frédéric, un jour, rendrait célèbre bien malgré lui. Der Nordost wehet, der liebste unter den Winden mir… mais, soyons juste et précis, cela ne se passait pas en Provence mais à Bordeaux.

Saint-Tropez n’était encor qu’un petit port de pêche fort tranquille, tout comme Cassis ; encore n’avait pas encor de e final, tandis que notre regard épris des Bouches du Rhône souriant lorgnait déjà vers le Var et au-delà vers le Comté niçois. L’Italie toute proche étalait ses charmes dans les lointains.

Arrivé à Marseille, sous tant de soleil, il nous fallut faire halte et gravir quelques abruptes calanques pour mieux voir d’en haut ce qui se tramait tout en bas. Que de suées en perspective ! Ce fut là notre seule erreur, mais si ample, que dis-je ? si vaste qu’elle nous constitua tout entiers, car, dès que nous étions arrivés au sommet de chacune d’elle, il nous fallait nous rendre à l’amère évidence : le haut insulte le bas qui, lui non plus, n’est pas en reste, d’où la nécessité pour nous, qui ne vivions que de nous serrer les coudes, de nous faire alternativement aigles et grenouilles, sans jamais pouvoir concilier les deux points de vue, constat doux-amer qui fit de nous tous une vaste colonie d’oiseaux exotiques perdus dans les mailles effilochées ici, largement déchirées là mais bigrement tranchantes du filet Existence que nous avions lancé à la gueule du firmament de la mer foulée d’étoiles.

 

 

Jean-Michel Guyot

28 avril 2023

 

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