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Phryné
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 Article publié le 21 mai 2023.

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Si montrer n’est pas démontrer, alors que fait Phryné dans le tableau ?

Question apparemment absurde, si l’on adhère à l’idée fort répandue qu’une image vaut tous les récits du monde ! En revanche, si l’on conçoit que toute mimesis est nécessairement diégétique, alors…

Objet de représentation fantasmée, sa matière ne pouvait que séduire le regard émerillonné de peintres de second ordre enclins à émoustiller un public friand de coquineries bon teint.

Phryné, une prostituée haut de gamme, réincarnée dans des représentations picturales, prétexte à des scènes piquantes dans des décors de pure fantaisie vaguement antiquisante-orientalisante.

Heureusement, il y a, visible à Grenoble, cette Phryné de James Pradier…

*

Une péroraison bien sentie de son défenseur en titre, Hypéride, acheva de convaincre les juges de l’innocence de l’Hétaïre, après qu’il eut dévoilé sa poitrine.

Mnésareté, « celle qui se souvient de la vertu », rebaptisée « le crapaud », Phryné en grec ancien, en raison de son teint olivâtre, porte dans ses deux noms consécutifs un nœud de contradictions qui reflète bien l’accueil qui lui fut réservée à Athènes par l’aristocratie locale et par le gratin artistique de son temps (le sculpteur Praxitèle, le peintre Apelle qui l’auraient prise tous deux pour modèle).

Sa beauté, reconnue de tous, les faveurs tarifées (réputées exorbitantes !) accordées à de riches Athéniens, tout cela, dans l’intimité comme sur l’agora, mais aussi dans les œuvres dont elle fut sans doute le modèle, tout cela tire la figure de Phryné vers l’image, la représentation de la beauté divine incarnée sur terre, Phryné étant considérée comme l’idéal incarné de la beauté féminine représentée par son allégorie divine, Aphrodite.

Clairement, nous sommes dans l’image, le spectacle d’une beauté en action, l’incarnation vivante du divin. La chair de Phryné est l’interface entre le monde divin et le monde humain gouverné par Eros.

L’origine considérée comme divine de cette image ne devait pas échapper à l’esprit de ses amants devenus ses juges, à l’exception de son accusateur et contempteur Euthias qui voulait la voir condamnée pour impiété, lui reprochant d’avoir introduit à Athènes le culte de la divinité thrace Isodaetes. On ignorera toujours quelles furent exactement les motifs de son grief. Comme d’autres privilégiés, il eut une relation intime avec la belle hétaïre… Il ne semble pas en tous cas qu’elle ait perdu son aura à l’issue d’un commerce charnel, contrairement à une madame Sabatier assidument courtisée par Baudelaire bien vite refroidi après avoir couché avec elle !

Il aura suffi à un amant éconduit pour on ne sait quelle raison de produire une grave accusation d’impiété pour que cette beauté reconnue de tous vacillât sur son socle, fût menacée d’être purement et simplement mise à mort. On ne badinait pas avec le panthéon en ce temps-là ! Zéro esprit de tolérance ! Mais les choses ont-elles beaucoup changé depuis ? 

L’accusation et la condamnation à mort, qui pouvaient en résulter, sont l’indice d’une dissociation : l’image révérée de la beauté divine incarnée se voyait détachée de la femme réelle, accusée d’impiété. Il aura suffi à Hypéride, à court d’arguments, de déchirer la tunique de Phryné, découvrant par là sa poitrine, pour que l’image de la beauté sacrée que tous avaient à l’esprit coïncidât absolument avec la femme réelle. On ne pouvait tuer une telle beauté, bonté divine ! Il n’en serait pas de même actuellement devant une assemblée de talibans…

L’anecdote rapportée par de nombreux Anciens, dont le grammairien Callistrate et Athénée de Naucratis, devint bien plus tard à la fin du 18ème puis du 19ème siècle un sujet à la mode. Plus question alors de considérer Phryné comme une image vivante d’Aphrodite, christianisme oblige, mais simplement comme une image affriolante de courtisane, ce qui, en quelque sorte, permettait de représenter « une femme de mauvaise vie », sans trop risquer le scandale. Nos bons bourgeois de la fin du 19ème siècle, grands amateurs de bordels, pouvaient ainsi se rincer l’œil en toute bonne conscience.

Phryné, par sa beauté que l’on peut supposer bien réelle de son vivant, si l’on en croit les témoignages, puis devenue légendaire, fut d’emblée surdéterminée par une interprétation de nature religieuse, puis affadie, galvaudée en objet de peinture pour bourgeois fortunés.

L’aura sacrée de Phryné, réaffirmée et par conséquent préservée lors de son procès au tribunal de l’Héliée, fut en quelque sorte saluée, avant le procès, par Praxitèle et Apelle, si l’on admet que Phryné leur a servi de modèle. La femme réelle et son image ne faisaient alors qu’une grâce à l’aura que ses contemporains prêtaient à la personne de Phryné en vertu d’une conception religieuse communément admise à son époque.

Il est à remarquer que le hiatus entre la femme réelle et son image de beauté sacrée s’ouvrit à cause d’une accusation d’impiété liée à l’introduction d’un culte voué à une divinité étrangère de provenance thrace, ce qui atteste que l’aura de Phryné ne pouvait être perçue et reconnue que dans l’espace-temps de la spiritualité grecque à l’exclusion de toute autre religion.

Le hiatus entre la femme réelle et son image, ouvert lors du procès puis refermé par l’acquittement de Phryné, constitue le second pli, le premier étant celui qui vit Mnésareté, celle qui se souvient de la vertu, renommée Phryné, le crapaud.

Par pli, j’entends ce moment où la personne réelle de Phryné courut le risque d’être symboliquement scindée en deux à cause d’une perte provisoire d’identité lors du passage d’un nom à un autre qui lui fut imposé, puis, lors de son procès, à cause du risque de changement drastique de statut couru durant son procès, Phryné perdant momentanément son aura de beauté sacrée et risquant d’être condamnée comme femme impie.

Cet « écart de conduite » - adorer une divinité étrangère - lui valut un procès qui mettait sa vie en danger, ce qui donne à penser que sa personne adorant Isodaetes n’adhérait pas entièrement au monde gréco-athénien. La jalousie ou le dépit amoureux d’un amant éconduit, on ne sait trop, suffirent apparemment à écorner la réputation - l’image - de Phryné.

L’histoire ne dit pas quels furent les sentiments qui animèrent Phryné lors de son procès, pas plus que les tableaux qui le représentent au 18ème et au 19ème siècle ne reflètent quoi que ce soit qui aille en ce sens.

Sujet anecdotique puis sujet de tableaux, Phryné n’est traitée qu’en image, l’aura en moins que lui accordaient ses contemporains, aristocrates et artistes de renom. Le statut de quasi-divinité de Phryné, son aura, se sont dégradés au fil du temps en vignettes émoustillantes, mais cette dégradation était déjà en germe dans le changement de nom qu’elle subit et, a fortiori, dans le procès qu’elle dut affronter.

Son procès vit coexister deux démarches intellectuelles devenues complémentaires depuis lors : la rhétorique démonstrative d’Hypéride et la monstration de son aura divine opérée par ce même Hypéride déchirant sa tunique.

L’image, toujours l’image, plus forte que les mots ?

Primat de la vision plutôt, l’image étant ultérieure à l’aura sacrée de Phryné : elle apparut telle qu’en elle-même, poitrine nue devant un aréopage d’aristocrates qui l’avaient connue intimement : comment ses juges qui avait en quelque sorte célébré Aphrodite en se payant son corps à la divine beauté auraient-ils pu se déjuger, sans avouer du même coup avoir été dans l’erreur en ayant au préalable considéré sa beauté comme d’essence divine ?

Une série de plis se dessine donc dans le destin de Phryné : changement de lieu et de nom, affirmation, par l’opinion publique de son temps et l’existence d’œuvres d’art inspirées par sa beauté, de son aura sacrée, procès, réaffirmation de son aura, et enfin représentation dans la peinture classique et classicisante ainsi que dans la sculpture.

L’apparent paradoxe de l’histoire de Phryné tient tout entier dans le fait qu’elle fut une hétaïre en même temps qu’une femme à l’aura divine. Est-ce à dire qu’à l’époque hellénistique une femme ne pouvait rayonner en beauté qu’en étant une courtisane, c’est-à-dire le contraire d’une maîtresse de maison effacée confinée dans le gynécée ?

Dans le cas de Phryné, les hommes de notre temps n’ont pas à hésiter entre une maman et une putain, mais entre une femme libre et la plate image d’une poule de luxe, tandis que ses contemporains hésitèrent, le temps d’un procès, entre choisir entre continuer à vénérer et à payer une femme à l’image de la beauté divine d’Aphrodite et condamner à mort une vulgaire impie.

L’image de Phryné, on le voit, a subi une nette dégradation depuis que le motif religieux de l’aura sacrée a disparu des consciences.

Qui dit aura, dit à la fois plasticité de l’unique et impossible réplication-duplication de l’unique, sachant qu’à l’origine de l’aura se trouve le sacré irreprésentable, l’aura étant dès lors la lumière qui émane de la divinité visible-invisible. Sans l’aura, les représentations d’Aphrodite ne seraient que de vaines images et non la présence vivante de la déesse. Phryné fut de son vivant l’image vivante de la déesse, et en cela sacrée.

Phryné pose le problème épineux du statut de la représentation mimétique propre à l’art occidental et à ses accidents de parcours au fil de deux millénaires.

La nature diégétique de toute mimesis introduit d’emblée, c’est-à-dire dès que divers auteurs écrivirent sur le procès intenté à Phryné, une dimension narrative qui inclut l’outil rhétorique, la rhétorique étant en quelque sorte le bras armé du narrateur contraint de l’utiliser afin de rendre son évocation vivante. Qui dit mimesis, dit narration, c’est-à-dire hiatus entre le vivant et sa représentation la plus vivante possible.

Pure évocation, au sens d’une invocation d’Aphrodite, Phryné fut bien une femme de chair et de sang qui n’existe plus à nos yeux que dans les récits et les images à vocation narrative que les siècles passés nous ont laissés.

Tout est à reprendre. Qu’en est-il de l’aura de nos jours ? d’une personne, d’une œuvre d’art, d’une personne dont la figure vint à se confondre avec une œuvre d’art disparue telle l’Aphrodite de Cnide sculptée par Praxitèle ?

La disparition des dieux, et jusqu’au deus absconditus des chrétiens, impliquent l’absence du divin dont il ne subsiste que l’idée dans sa représentation, une représentation fatalement in absentia. 

Aux dieux absents se substitue l’aura de l’œuvre d’art…

L’iconoclastie moderne d’inspiration religieuse a encore de quoi s’offusquer à la pensée qu’une femme telle que Phryné pût seulement exister, sa simple évocation étant un véritable objet d’horreur, alors qu’elle ne subsiste désormais dans notre mémoire collective qu’à l’état d’anecdote piquante ayant donné lieu ultérieurement à des tableaux à l’esthétique désuète que nous jugeons bien médiocres.

Qui ressuscitera l’aura de Phryné en l’absence des dieux enfuis-enfouis ? La sculpture de James Pradier exposée au salon de 1845 serait-elle la seule réussite qui appartient désormais à un passé déjà lointain ? 

Les femmes modernes, qui refusent l’alternative de la maman et la putain, ont de quoi trouver en Phryné un modèle, pour peu qu’elles désirent voir en elle une femme libre à même d’inspirer leurs actions.

Les Femens apparues en avril 2008 à Kiev sous l’impulsion d’Anna Hutsol, semblent, en ce sens, être sur la bonne voie !

Un modèle, rien qu’un modèle pouvant servir à l’élaboration d’une œuvre d’art ou mieux encore une réelle source d’inspiration qui vise à promouvoir les femmes, toutes les femmes par l’affirmation de leur aura sacrée, aura que mérite, à vrai dire, tout être humain digne de ce nom ?

Montrez donc ce sein qu’ils ne sauraient voir !

Il faudra bien que d’il en il se dessine quelque jour un archipel qui n’évoque en rien celui du goulag, capable d’accueillir sur ses terres fertiles toutes les femmes libres de ce monde.

 

Jean-Michel Guyot

16 février 2023

 

Pradier n’avançait que bien sommairement ses modèles, pour avoir ensuite à les reprendre et quelques fois à les transformer en improvisant au ciseau devant la nature. […] Il avait ébauché en 24 heures le modèle de sa statue de Phryné. Elle portait alors un vase sur l’épaule et était entièrement nue. Cet ouvrage interrompu pour d’autres, séchait sous des haillons de toile. Lequesne, qui la soignait, dit un jour à son maître : « Faut-il continuer de mouiller votre Phryné ? » – « Laisse-moi la voir », répondit-il. Puis se tournant vers nous, il ajouta : « C’est étonnant comme à la longue une œuvre d’argile se finit seule sous toutes ses loques mouillées. Fais-la mouler telle quelle. » Lequesne obéit. Pradier était trop fin connaisseur pour considérer son œuvre comme achevée, mais il comptait sur son ciseau. Il reprit ce travail dans cinq morceaux de Paros (sic, deux seulement d’après nos connaissances actuelles), provenant de fragments de colonnes grecques, les fit assembler et pour en dissimuler les joints, il improvisa la draperie que l’on connaît, mit à côté de la jambe le vase qui était sur l’épaule, ajouta la tête à l’aide du collier, et le tout eut les honneurs du Salon en 1845.

 

Conférence de Salmson consacrée à Jean-Jacques dit James Pradier et donnée à Genève en 1885

 

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