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 Article publié le 14 juillet 2008.

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Mes défunts s’occupent de moi. Ils savent que je me mets à leur place, que je gagne leur vie, que je prends la mort du bon côté… J’en ai qui datent. Trois coups de pioche, ils revoient le jour. Je les réduis à rien, je les emboîte…. Où t’as mis ton tamis, où ? C’est pas pour quelques os par-ci, pour quelques os par-là… Quelques os… Mon dogue, je l’appelle Cerbère parce qu’il a trois têtes. Que trois têtes ? Il a gentiment rongé le pied de guerre d’un maréchal d’empire, un tibia de poilu, la crosse d’un évêque, un arrière-train de sénateur, une omoplate d’académicien, un péroné de communiante, les clavicules d’un coureur cycliste, la jambe de verre et l’œil de bois d’un pirate, un cubitus, le coccyx, une hanche et l’occiput d’une pute… Dieu ait son âme et bénisse ses cuisses, à cette créature. Ça remuait, ça saignait entre ses deux gros orteils. Pour les travailleurs et ceux des administrations, c’était la Porte d’Aix. Pas bésef comme elle pour te dégeler les amandons, pour te reverdir l’asperge, pour te taquiner le goujon, pour te faire baver le cyclope, pour te faire crier sèbe1… Garde à vous ! Fixe ! Mon fixe est de combien ? Les pourboires et les étrennes, c’est pour les fantaisies de Toinette. Je suis aux petits soins, comme dans du coton, comme transporté… La coqueluche de nos grands-pères, cette dégingandée, cette estoquefiche2, cette mocheté, cette masque ! Toutes les places, toutes les buvettes, toutes les terrasses, toutes les fenêtres en étaient abreuvées de ce secret de tartufes et de dévotes. Dans la cuisine enfumée, la troupe rigolarde patientait en tapant le carton. Carré d’as ! C’est à toi, Pied-de-vigne. T’endors pas sur le pot-au-feu ! Le cafoutche3 de la Chouette, devenait pour un court moment une alcôve, un boudoir, un cabinet de curiosités, une hutte, une case… A la Sainte-Touche, les impitoyables bobonnes coinçaient leur homme aux issues des fabriques et des bureaux, un rouleau à pâtisserie ou une poêle à frire dans le cabas. Etale le magot ! Toute là, ta quinzaine ? T’en es sûr ? Retourne tes poches sous mes yeux ! La doublure ! Les ourlets ! Les ribouis ! Le couvre-cornes ! Le calcif ! Le kangourou ! Sinon, encore une fois, c’était le pèlerinage de chicoulon4 en chicoulon jusqu’aux plumes de la Machotte5. La gorge me gratte. J’avale des bestioles, des gravillons, des granules… T’as pris tes granulés, Toinon ? J’ai des ampoules… Trois fosses, j’ai creusé. C’est ça l’automne… Adieu, vieilles branches. M’man, c’est bon de boire. Surtout quand on a soif ! Et puis, tous ces encroyeurs d’Endoume, de la Belle de Mai, de Dache6 rentraient la cabèche et la queue basses en bredouillant des promesses, des beaux semblants, des serments, des prières pour leurs dieux pénates. C’est ça, on te paye tes heures en plus avec des suçons ! Regarde-toi, t’as plus de figure avec ta betterave ! Des couleurs, pour ça t’en as. Et tes moussis7, t’y penses ? Tu parles d’un père… Une chique molle ! Un bel exemple ! Casse leur cache-maille8, mange leur grenouille pendant que t’y es ! Pompe-les nos économies de chandelles ! Te prive pas !… Après, on ira à l’Armée du Salut, salaud ! Tousse… Souffle comme un bœuf, crache… Je t’en passerai de la pommade ! Si ma mère était encore de ce monde, je te planterais comme un tòti9, comme une paire de vieilles couilles pleines de vices dans un siéton10, sac à vinasse ! Jésus ! D’eux tous, il reste que des os et des histoires. Des os… Les osselets, c’est pour les massacans11. Si j’en attrape un, je lui tords le quicou12 et je lui taille les oreilles en pointe ! Des pétards dans la boîte aux lettres… Des casseroles accrochées aux mòbis13… Quel boucan ! Nous, on avait des lance-pierres, des boules puantes, des crécelles… Les batailles de figues, de nèfles… Les mûres… On barbouillait les filles. A poil ! A poil ! On fumait des tiges sèches… Des tiges d’asphodèle. T’as pas une sèche, Gastounet ? Tu veux une tige, Polyte ? Les pissenlits par la racine… Les mauves… Du Caporal ? Le plus gros, c’est le carré des 14-18 et des 39-45. A ceux-là, je leur joue de l’harmonica. Des statues…. Des statues… Des statues, déjà de leur vivant, ils s’en contrefichaient comme de leurs premières bretelles. Maintenant, sous les talus… Toute une jeunesse. Des fleurs, des fleurs, des flots de fleurs ! La maison est pleine de chrysanthèmes. Ma dame, la fleuriste, la sœur cadette du menuisier, deux célibataires racornis, la bourgeoise du comestible14, la monture du boucher… Alors, les bazarettes15, on prend la bonne air, on se ménage ? Sous les cyprès, ça tricote, ça rapièce, ça papote de popote, ça jacasse, ça glousse… La bouquetière, on l’appelle Tantine Rose parce que Rose c’est son prénom, et parce qu’elle est souvent indisposée aux dires de son épouvantail. La frangine du raboteur, vernie comme une commode et accueillante comme un cercueil, c’est Tétine à cause de ses tétins ; son frère de lait, c’est mange-clous. La moitié de l’épicier, ficelée comme un saucisson Mireille, à cause de ses lèvres pincées et de son pétadou16 fringant en diable, tellement qu’on est tous persuadés qu’il se mêle des conversations, c’est Chochotte. Le double du chevillard, c’est Tire-Fiacre. Elle hennit, la garce. Quand elle taille pas des bavettes, elle est aux courses ou en cavale au parc Borély. Je préfère la viande crue. T’as fait tes classes à La Villette, Tranchelard ? Deux tranches épaisses, patron, et qu’on voit pas la Bonne Mère à travers. Moi, c’est le Sombre. Le Sombre, la Gardienne est là ? Mon ange gardienne, elle est toujours là. J’entends des sirènes. Le mistral dans les voiles. Les pêcheurs sont sortis ? L’épaule me lance… J’ai porté trop de poids. Mon poignet s’engourdit… Trop de poids. Je sens comme des piqûres de guêpes. Quand j’étais petit… Pas si petit que ça… T’es comme dimercre, toujours au mitan17 ! J’ai reçu une boule sur le ciboulot. Une gibe18 comme un œuf de pigeon… Comme un œuf d’autruche ! Te voilà beau avec ta bouffigue19 ! Même pas mal, m’man ! On m’a cru mort pendant des années. J’en ai profité pour me faire oublier. Expédié dans les Alpes. Tout l’été dans des pâturages, au vert. Les vaches, les moutons, les brebis, les chiens… Les sonnettes, les cloches… L’harmonica… Céladon, le berger, m’a appris l’harmonica. Tu la reverras ta mer ! Pas un rhume de l’hiver. Tu vois, la hauteur ça fait du bien. J’irai pas au sapin. Ré-for-mé ! Lucas… Le calu20  ? Celui du cimetière ? Il a eu une insolation. Ensuqué21 comme il était… Mets ta casquette, récalcitrant ! Le malheur des uns, comme on dit, fait pas celui des autres. Ça me fait penser à cette pauvre vieille enterrée vivante. Les bras me tombent facilement, mais là… Un soir, après ma ronde, je pisse… M’man, c’est bon de pisser. Surtout quand on en a envie, Toinon ! Croix de bois, croix de fer… Heureusement qu’elles sont muettes, les tombes. J’entends… Quelqu’un ! Quelqu’un ! Si je mens que j’aille en enfer ! Je soulève la dalle… J’ai toujours une picosse22, un seau et une barre à mine dans les parages. Je fends la caisse de perlimpinpin massif… C’est du prope23, Toinon ! Tu m’a laissé mettre au rebut alors que je respirais encore la santé ? Au lieu de bader24 comme une bogue25, tire-moi plutôt de cet estouffadou26 !. Quand mes héritiers sauront ça, je donne pas cher de ton tricot de peau. Aux coins des rues, dans les commerces et même à l’église, à son miracle, personne n’y croit. Tout le monde sait qu’elle est bel et bien trépassée et sous un empan de glaise. Et toi, Toinon ? Toi non plus, Toinon, t’y crois pas ? Moi non, moi non plus. C’est un certain Chataud, le capitaine Jean-Baptiste Chataud qui a ramené la peste de Syrie dans les cordages d’un trois mâts. Les Marseillais n’ont fait ni une ni deux. Chataud, au Château ! Chataud, au Château ! Sade, Gaston Crémieux, Dantès, l’abbé Faria… Des centaines de prisonniers. On ira pour y croire. Le typhus ! On prendra la navette… Le Vieux-Port, la rade… Les bombardements américains… Ma Toinette en pince pour Dumas ? Un madu27 ! Sans son Alexandre pour s’endormir… Le Château d’If, c’est pas loin. Promis, on ira, même si ça doit nous coûter bonbon28 ! Un de ces quatre, mais pas à la Toussaint ! Les garris29, si l‘on s’allait mettre en bière sur la Canebière ? Trois blondes et trois brunes, garçon ! Des bons copains d’enfance. Les cent pas sur les quais, le cinoche, la plage, les fêtes… La Toinette et moi, on s’est rencontrés au balletti30. Vas-y que je chaloupe, vas-y que je tangue, vas-y que je virevolte... Vas-y que je t’écrase les petons, vas-y que je t’ésquiche31 les tétons, vas-y... Allez, un peu de mousseux ! On en sert aux mourants. On se grafigne32 le cœur et les genoux dans les garrigues… J’ai un point dans le dos. C’est peut-être à force de rire. T’avais toujours une bande de bras-cassés33, d’avortons, d’estrons qui se prenait pas pour de la merde. Qui me cherche garouille34 me trouve et dérouille ! On disait ça. T’en avais un qui paradait dans la carriole Citron de son pater, un qui esbarusclait35 la galerie, un qui comptait emballer une princesse à notre barbe. T’as de beaux quinquets, tu sais. La commedia dell’arte ! T’as déniché une brave et jolie petite, Toinon ! Mon costard, je l’ai usé jusqu’à la trame. Sa traîne a balayé la chaussée du quartier. Ça gargouille, Toinette. On dirait que j’ai la courante36. Des pluies, des tonnes de riz. Des lieues de chemin… Le lunch… La pièce montée… L’harmonica ! Toinette, ta main. Tu te souviens… La tour Eiffel, l’île Saint-Louis, l’Etoile, les Champs… Toinon ! Toinon, ça va ? Le canal, l’Hôtel du Nord… Les novis37, vous l’avez vu Landolfi38, oui ou merde ? Ou vous avez pas été à Paris, ou il est sous le boulevard des allongés. T’es guéri ! M’man, c’est bon de manger. Surtout quand on a faim ! Le Père-Lachaise, Montmartre… Une nuit dans le train. Cette fois, on a pris des couchettes. On a pas de rejeton… A notre âge, l’argent… On va pas engraisser l’Etat. Radasse-toi39, salope ! C’est ce que je dis tous les jours à la Mort. Toinon ! Toinon ! Toinon !

 

Robert VITTON, 2008

Notes

1 – Sèbe : assez ! Plus ! Je me rends ! (interjection). 

2 – Estoquefiche : morue séchée, personne très maigre. 

3 – Cafoutche : débarras, réduit où règne le désordre. 

4 - Chicoulon : gorgée. 

5 - Machotte : chouette, au figuré, femme laide. 

6 – Tous ces encroyeurs d’Endoume, de la Belle de Mai, de Dache : tous ces fiers d’Endoume, de la Belle de Mai – quartiers de Marseille - de Dache – de très loin. 

7 – Moussi : jeune enfant. 

8 - Cache-maille : tirelire. 

9 – Tòti : lourdaud, imbécile buté. 

10 - Siéton ; petite assiette, soucoupe. 

11 – Massacan : casseur, destructeur. 

12 - Quicou : sexe maculin. 

13 – Mòbi : mobylette. 

14 - Comestible : épicier. 

15 - Bazarette : pipelette. 

16 – Pétardou : derrière. 

17 - T’es comme dimercre, toujours au mitan : tu es comme mercredi, toujours au milieu (de la semaine). 

18 - Gibe : bosse. 

19 – Bouffigue : bosse. 

20 - Calu : Fou. 

21 – Ensuqué : assommé, idiot. 

22 - Picosse : hache. 

23 - Prope : déformation du mot propre. 

24 – Bader : regarder béatement. 

25 – Bogue : poisson aux yeux globuleux – en Provence, on dit une bogue. 

26 – Estouffadou : lieu où l’air est irrespirable. 

27 - Madu : fou. 

28 - Coûter bonbon : Revenir très cher (Expression argotique). 

29 – Garri : jeune homme, gars. 

30 - Baletti : bal. 

31 – Esquicher : écraser, presser. 

32 - Grafigner : égratigner. 

33 - Bras-cassé : incapable. 

34 – Chercher garouille : chercher des noises, la bagarre. 

35 - Esbaruscler : éblouir. 

36 - Courante : diarrhée. 

37 - Novi : jeune marié. 

38 - Landolfi : Personnage imaginaire natif du Midi, mais faisant sa vie dans la capitale. 

39 - Se radasser. Prendre ses aises, se vautrer.

 

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