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 Article publié le 23 juillet 2023.

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L’histoire entraîne avec elle le moment qu’elle dépasse.

Maurice Blanchot, Du côté de Nietzsche in La part du feu, 1949

*

Fasse que ton écriture, toujours, accueille de bon cœur les gifles du sable, du sel et des embruns ! que ta nef plastique en diable alterne au gré de tes humeurs bouge et tonture, afin d’éliminer à temps le trop-plein de mots qui déferle sur toi !

Une tempête intérieure se prépare qui va te sortir par les yeux. La haine d’abord, puis le calme olympien, un stoïcisme enfin qui te vient de ta lignée marquée par le malheur.

L’amour enfin, inaudible, tremblant dans les genêts en fleurs comme une bête apeurée. Tintent les clarines dans l’air frais du matin. Le troupeau de chèvres approche dangereusement.

Une vie se hisse à hauteur d’homme ; femme enivre.

*

Il vécut dans l’ignorance du monde et des œuvres.

De là, le bonheur infini qui n’était pas le sien, qui ne pouvait que l’ignorer sa vie durant.

Bonheur comme à part, à côté de soi, et non par-devers soi, partenaire d’un jour et de toujours, aux ailes déployées, s’insinuant dans toutes sortes de conversations qui lui restaient interdites. Sorte d’ange en forme de sucre d’orge qui ne pouvait pleinement être goûté qu’en toute innocence par des bouches avides de mots.

La sorte d’amitié à rebours qui l’animait.

Ne vivant que dans un présent riche d’avenir, ignorant de tout passé, tel il était : la ligne de flottaison d’une embarcation ballottée par les eaux dans un port d’attache inconnu.

 

A la désagrégation ne pas répondre par des agrégats successifs de matières composites, ne pas élever au rang de sauveur un personnage mille-feuilles composé de trente-six personnes rencontrées au fil du temps.

Sa figure - il n’était que cela, pas même une silhouette entrevue marchant d’un pas égal et sonore sous les voûtes de quelque passage dans une rue passante - apparaissait disparaissant.

Spectrale. Comme si la lumière diffuse, fatalement diffuse se cherchait désespérément un prisme à travers lequel enfin se diffracter sans fin.

 

La chair, tout est là. Et la géographie tenace, circonstancielle et mémorielle par où s’inscrivent les visées et intentions funestes des hommes campés sur ce qu’ils estiment être leur territoire exclusif.

 

Une pensée jetée en avant, un grappin lancé à l’assaut d’une abrupte falaise. L’ascension risquée mais maîtrisée vaut autant, sinon plus, que l’arrivée au sommet dont l’existence importe moins que le chemin à désormais parcourir car, alors, alors seulement, il faut ne pas tarder à aller de l’avant en terre inconnue. En quoi la mémoire de l’ascension t’aidera-t-elle à avancer ?

 

Colloques et débats rassemblent des paroles disséminées-plurielles autour d’un auteur, agrègent des prises de paroles réfléchies qui, toutes, donnent à penser que faire un pas en direction de l’auteur équivaut à faire un pas de côté. 

 

Dans les tréfonds ne t’enfonces, tu y perdrais tout l’attrait de la béance qui s’annonce, cette béance devant demeurer comme en suspens dans le désir que tu as de l’explorer de fond en comble.

Happé par l’espace environnant qui se révèle à la lumière de sa lampe torche, le spéléologue. Il fait l’expérience d’un tout qui se dérobe constamment mais qui est bien présent, rendant ainsi chaque détail entrevu aussi précieux que la vie tout entière.

Ce moment que tu appelles l’instant de la faille ne te voit jamais défaillir. Tu maintiens fermement le désir que tu en tires de ne pas la posséder.

N’y vois pas, comme d’aucuns le pensent trop rapidement, une névrose obsessionnelle mais la ferme conviction jamais tout à fait acquise que le temps joue en ta défaveur.

Enfant déjà, tu aimais les vieux murs couverts de saxifrages. Tu aimais y voir les escargots en dormance engourdis par la chaleur, y courir dans tous les sens gendarmes, fourmis et scarabées ; les petits lézards faisaient ton admiration. Agiles, insaisissables, tu voulais passionnément leur ressembler.

Le langage n’est-il pas dans une certaine mesure comparable à la queue préhensile du lézard ?

 

L’espèce d’impatience qui me rejette en arrière du livre ; vérité brûlante qui brûle de brûler en moi.

L’espèce d’intimité trompeuse qui se développe en nous à mesure que nous devenons familiers avec une œuvre lue et relue dans la fièvre d’y comprendre quelque chose qui nous échappe toujours.

Se dépose en nous cette sorte de limon charrié par nos lectures incessantes. Y fleuriront tantôt des fleurs nouvelles. Elles passeront peut-être inaperçues, qu’importe !

 

… puis vinrent les années de galère où tu te vis contraint de dilapider tes trésors, ta précieuse collection de trente-trois tours patiemment acquis dans la fièvre de découvrir ce qui se tramait dans la musique.

Certaines œuvres proprement inépuisables épuisent notre patience. Il faut alors s’armer de la patience des vagues qui refluent pour mieux déferler encore et encore à la façon des ondes du temps musical qui déferle en nous. 

Si, en art, tout n’était que technique, le plaisir que l’on en retire serait bien mince. La technique est le pont suspendu sur l’abîme du sens qui déploie ses fastes sur l’autre rive.

 

C’est la perte du « Sésame, ouvre-toi ! » qui nous pousse vers d’autres rivages prometteurs, alors qu’il nous faut demeurer dans les parages de la promesse toujours à venir dans l’espoir d’enfin retrouver la formule initiale qui nous ouvrir un jour de grande chance la porte de la grotte magique.

Il y a là une naissance couronnée de succès. Grandir sans peine, en enfant choyé, ne doit pas détourner de ce moment qui vit mourir en nous le passage de l’état de fœtus à celui d’enfant vagissant.

 

La question de Dieu (et/ou des dieux), une question tout humaine : comment, dans ces conditions, pourraient-elles être résolue autrement que par la mise en question de Dieu ou des dieux ? Question suspendue à une impossible réponse et non réponse suspendue à une question.

La question des dieux fera toujours débat ; d’aucuns s’en sortent par « le haut » du dogme, d’autres ne rejettent pas la Révélation sans pour autant s’accrocher aux dogmes tout humains dans leur élaboration théologique.

La théologie vient toujours après coup ; tout se joue dans la Révélation, mais ce tout échappe à l’entendement, d’où les ratiocinations sans fin de la théologie.

La théologie donne ses raisons qu’elles puisent dans la Révélation.

La Révolution comme Révélation, voilà qui complique la donne.

Une révolution conservatrice rabat la violence en acte des révolutionnaires marxistes sur les valeurs du passé qu’elles transforment en fer de lance d’un combat acharné pour la survie des dogmes et d’un mode d’organisation sociale menacé.

Le pli est pris, indéfroissable.

Ne peut-on imaginer une figure divine silencieuse, divine par le silence qui s’invite autour d’elle mais qui émane d’elle ? Les humains, ces bavards invétérés, et ce jusque dans leurs indiscrètes prières, n’en ont cure, tout n’acquérant pleine existence pour eux que lorsque ce qui est a été dûment nommé. Le langage, de ce fait, comme la théologie, arrive toujours trop tard ; les humains ont raté une occasion de se taire.

Il en a fait tout un foin et, exaspéré, il y a mis le feu.

 

Toute sagesse acquise dans l’extase ou la fièvre de lectures désordonnées, vise l’homéostase, la stabilité diffuse dans le temps historique ni stable ni instable qui remâche toujours les mêmes vieilles lunes sous le même vieux soleil.

Sagesse renouvelée qu’il s’agit d’agiter aux yeux du monde pour en maintenir vive la portée symbolique censée dépasser tous les aléas historiques.

Une sagesse à l’épreuve des balles, en somme ; et même réprouvée et combattue avec la dernière extrémité, vivante, rayonnante dans l’esprit de quelques fanatiques.

Chairs mutilées, livres brûlés. Partout, toujours.

 

Sauf à s’enivrer du nectar de toutes les fleurs veuves de miel faute d’apiculteurs.

Une pensée marque le pas.

Faute de pollen.

Un papillon ne se trompe jamais de cible.

 

Prendre son envol, planer puis fondre sur la proie. L’aigle se restaure puis reprend son envol. La majesté des cercles concentriques qu’il forme dans le ciel azuré n’est pas pour lui ni pour le berger qui s’inquiète pour ses brebis.

 

Au fond, que tu sois ici ou là, dans l’élémentaire, peu importe.

Décisive ou incisive, ta pensée, livrée à autrui. Insignifiante dans tous les cas, temps faisant.

Se voir réduit à n’être qu’une simple formule, une parmi tant d’autres, toute œuvre bue.

Le feu et le chaudron, le creuset de l’œuvre et ses délicates constructions, Emaux et camées à la grâce ornée, l’art sur l’art enfin, comme le suggère Michel Crouzet.

La métamorphosede Kafka réduite à n’être qu’un livre pénible à lire, sous prétexte qu’il véhicule un désespoir insoutenable, comme le prétend une Faïza Guène, par exemple.

La perception d’une œuvre singulière, avant toute étude, toute approche généalogique, tout savoir scolaire même minime, produit de ces blocages qui perdurent.

Arrimé à des certitudes d’un autre siècle, foi ardente au cœur et dogmes élus-affichées, foncer dans la cohue pour s’y faire une place de choix.

Es gibt ein Leben vor dem Tod, Rolf Biermann.

Comment fonder un ordre social juste en se basant sur des spéculations portant sur un arrière-monde ? Le croyant s’appuie sur une révélation, laisse les spéculations aux théologiens, tandis que les Princes trônent en majesté.

J’ai toujours aimé cette formule : Le doute n’est plus permis. Suffisamment de preuves accablantes ayant été rassemblées.

Le croyant, quant à lui, pense plutôt : Le doute n’est pas permis ; je suis dans le vrai, d’emblée, d’entrée de jeu !

Les infidèles, les mécréants… promis à la servitude ou à la mort.

Religions et politiques me font également horreur. En cela, je suis plus proche de Gautier que de Baudelaire intoxiqué par le catholicisme.

Je me flatte d’être un infidèle, un mécréant, un sans-dieu. Je ne puis entrer dans une église sans esquisser un rire nerveux.

Il y fait froid et humide en hiver, frais en été, avec cette odeur de moisi en toutes saisons.

Génocides, écocides… la liste est si longue. Et le passé lointain « resté » sans mémoire, faute de témoins.

Qu’eussent écrit des Gaulois vainqueurs, boutant l’ennemi romain hors les territoires celtes ? Rien, et c’est là tout le problème dans une civilisation qui valorise l’écrit.

Plus que jamais, on écrit. Avec ou sans fautes d’orthographe, en langage plus ou moins codé, peu importe.

Les religions révélées sont toutes mortifères.

 

Ta vie, comme celle de tout le monde sans doute, est pleine de causes et de conséquences qui ne restent pas sans effet sur toi ; l’usure du temps, ses morsures et les déboires qui s’entassent dans ta mémoire, voilà de quoi te donner envie de jeter l’éponge car tu en as plus que marre d’éponger les petites misères et les grands malheurs qui ne manquent jamais de venir à ta rencontre, mais non, finalement, tu te maintiens.

Faire face, regarder le malheur en face, prendre soin.

Plus jeune, j’expliquai un jour à mon amie d’alors que j’étais d’une extrême porosité, que tout me touchant trop vivement, il fallait que je me protège en tenant à distance et les choses et les gens. Cette mise à distance n’aura pas servi à grand-chose. Je vois peu de monde, parle très peu, mais je suis toujours aimable et chaleureux avec les inconnus, cela dit.

Les choses, les êtres vivants, animaux, plantes, je les préfère de loin à cette humanité dont je fais hélas partie.

Malaise lorsqu’on m’invitait à parler de moi, à me raconter : que dire, comment le dire, par quoi commencer ? Sentiment constant de fausseté.

Parlant allemand couramment, avec mon accent alémanique, je me figurais pouvoir échapper dans cette langue à cette pudeur qui m’a toujours empêché d’être tout à fait franc et sincère en français, mais c’était sans compter sur l’impression désagréable d’être toujours limité dans mon expression, lorsque je parlais en allemand, en dépit de la fluidité de mes propos impeccablement structurés.

J’ai passionnément désiré rendre hommage à ma lignée maternelle alémanique en épousant la langue allemande dans tous ses recoins. Je dévorais les ouvrages de grammaire, je me gavais de vocabulaire. 

Et puis, je me suis mis à écrire en français ; on dira que tout locuteur enfermé dans sa langue maternelle est bien incapable de sentir, de voir et de dire le monde ainsi que ses sentiments, volitions, sensations et émotions dans une perspective autre que celle qu’informe sa langue maternelle.

Celan, vivant en exil à Paris, écrit dans une lettre qu’il comprend de mieux en mieux l’allemand, sa langue allemande maternelle depuis qu’il vit dans un « fremdes Sprachbereich », un domaine linguistique étranger.

Comme si, dans une autre langue, tout s’éclairait mieux… Pure illusion. J’ai vécu quelques années dans cette illusion, avant de revenir au français, ma langue maternelle.

Il n’en reste pas moins que l’ivresse des mots étrangers exerce un grand pouvoir d’attraction ; ils agissent sur le sujet parlant comme un alcool, ce que fait remarquer le narrateur de L’arrêt de mort. Tant de passage de ce récit unique en son genre m’ont comme sauté au visage…

A en rester muet d’admiration à cause de cette agréable impression de voir exprimé dans un écrit des sensations, des sentiments et des émotions personnelles fraternellement partagées et admirablement formulées.

La scène de la rose, inoubliable me saute aux yeux : je songe immédiatement à l’agonie de Laure telle que Georges Bataille la relate dans un texte resté inédit de son vivant.

Bataille et Blanchot sont les deux seuls auteurs qui, avec Baudelaire, auront retenti en moi jusqu’à me donner envie d’écrire à mon tour, sans craindre une seule seconde d’être pris en défaut, sans doute parce que je me suis fort tard à l’écriture.

En Allemagne, on me disait Français jusqu’au bout des ongles ; j’avais donc échoué à « me fondre dans la masse », et c’est fort de cet échec que je replongeai vigoureusement dans la langue française.

Etrange cette rencontre avec un Allemand qui s’appelait Grégoire, René de son prénom, son père étant d’origine belge, et qui avait échangé quelques lettres avec Blanchot dans le cadre d’une thèse resté inachevée qu’il projetait d’écrire et qui se promettait d’étudier les rapports entre la philosophie de Levinas et les écrits de Blanchot.

C’est cet Allemand, ému par mon premier poème en prose A claire-voie, qui m’encouragea à persévérer dans l’écriture, alors que lui s’en éloignait définitivement, lui préférant les facilités du chant. Cet homme jovial et fort sociable n’était pas fait pour la solitude inhérente à la pratique de la poésie. Il m’avait relaté ce rêve dans lequel il avait vu Blanchot réduit à n’être qu’un homme-tronc en train d’inlassablement écrire. Les remarquables dispositions langagières de ce sensuel se sont perdues dans les sables parce qu’il a fui devant l’abstraction.

 

Pousse-toi de là que je m’y mette ! Ellenbogenpolitik, dit-on joliment en allemand !

Jouer des coudes pour se frayer un chemin à travers une forêt d’impétrants ou de prétendants (au trône, à un poste de pouvoir, à une fonction honorifique importante, etc…).

Traitez par le mépris qui vous maltraite. Opposez au mépris une hauteur de vue dont n’ont même pas idée tous ces cuistres qui ne vous arrivent pas à la cheville.

Ces soi-disant supérieurs qui m’ont toujours donné envie de rire.

Dès ma plus tendre enfance, sympathie foncière pour tous les damnés de la terre, les opprimés, Noirs, Amérindiens, colonisés mais aussi ouvriers, employés, petits commerçants, petits artisans. 

 

Chacun tente de se faire une place au soleil, entre ombre et lumière. Nous vivons dans un monde où surabondent les questions sans réponses, les conflits armés et les conflits idéologiques. La provisoire victoire d’un camp sur l’autre ne répond pas aux questions qui restent sans réponses. La réponse aux questions sans réponses : des conflits nouveaux ou résurgents.

 

Il n’est de politiques que circonstancielles-conjoncturelles ; renverser, supprimer, restaurer, renaître, succomber. Le temps est le grand ennemi fraternel en qui les politichiens mettent tous leurs espoirs, histoire de marquer leur époque en durant un peu. Cela finit par des noms de rues, d’avenue, de boulevards et de quelques impasses.

En politique, pragmatisme et idéologie font bon ménage, d’où la mauvaise foi foncière de tout politicien qui se respecte.

 

Prononcer certains mots suffit durant des siècles à nous rendre suspects aux oreilles des sicaires des pouvoirs temporels et ecclésiastiques ; écrire tel ou tel mot dans un moteur de recherche suffit désormais à alerter les services secrets de différentes nations soucieuses de lutter contre le terrorisme. Passé simple et présent de l’indicatif du verbe « suffire » ont même forme pour dire notre passé et notre présent !

 

La seule solitude qui vaille est celle qui ne se déclare pas devant témoin.

Agir en toute solitude, sans témoin aucun, voilà la bravoure ultime. Il faut que le solitaire, alors, s’éclipse, étant encore de trop ; être à la hauteur du néant, rude tâche ! L’impossible même. Il est fort probable que les grands auteurs, si célébrés soient-ils, et lus par des millions de lecteurs passionnés, aient tenté toute leur vie d’atteindre en vain ce néant tant désiré.

 

Jean-Michel Guyot

2 juillet 2023

 

 

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