Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
IV - noctis
L’enquête de Frank Chercos - chapitre XXIII - 29

[E-mail]
 Article publié le 3 septembre 2023.

oOo

Didi (c’était son petit nom d’amour), le directeur de la prison, ralentit à la sortie d’un long virage qui selon Koko (petit nom de son chef de service préféré) n’en finissait pas de finir. La meute des chiens médiatiques les avait peut-être perdus de vue et ça, c’était pas bon du tout pour le véhicule qu’Octave Cérastin devait conduire à la frontière, en pleine montagne, avec son chargement spécial. La voiture était presque à l’arrêt quand le véhicule de tête de la meute apparut dans la courbe à travers les arbres. Didi reprit le rythme saccadé de sa respiration un moment interrompue par la crainte de voir une mission aussi importante foirer comme la mayonnaise de sa bobonne. Sur la banquette arrière, Koko, déguisé en Ben Balada, pestait :

— J’ai pas l’habitude de me fringuer en mec, moi ! (minaudant) Je suis beaucoup mieux en fille, pas vrai mon Didi ?

— Il arrivent… J’ai bien cru que… (haletant) C’est que ça réfléchit constamment un journaliste.

— On a pas que des pisse-copies aux trousses, grinça Koko qui n’aimait pas le peuple.

— L’essentiel c’est qu’on ne foire pas, n d d !

Et en effet la fourgonnette de Halte au Sud, le premier concurrent sérieux de La Méridienne, leur collait au cul. Derrière le pare-brise, deux exemplaires typiques de l’humour local se marraient comme des filles qui entrent toutes nues dans l’eau. Koko leur fit signe qu’il s’en fichait.

— Fais gaffe, merde ! grogna Didi. Tu es Ben Balada, ne l’oublie pas.

— Je suis Ben Balada, mais ce soir je serai ta Marylin !

— La Manson ou la Monroe ?

— La que tu veux, mon Didi !

Il était temps de reprendre le rythme de croisière. On se dirigeait vers la mer. Tout le monde savait que Ben Balada adorait la mer et qu’il avait déclaré que ce serait la première femme qu’il rencontrerait une fois dehors. Il y avait plein de petites filles toutes nues sur le sable dans les vaguelettes, mais les petits garçons étaient rarement nus, c’est drôle comme la bite en dit plus long sur la perception de la sexualité que la petite fente qui se cache bien vite entre les cuisses. Koko en frémissait. Il était client chez Pedro Phile. Il avait même fait une croisière terrestre en Mongolie. Depuis, il était en état de turgescence permanente.

— Tu exagères… dit Didi.

— À peine. Et tu le sais bien.

— Je te surchargerai de travail.

— Et je t’en récompenserai, mon chou !

On avançait. Et ça suivait. Longue file qui serpentait dans la nuit en direction de l’été. Koko avait chaud dans son habit d’homme. Et pas moyen de l’ouvrir en dessous. Ça vous remonte jusqu’à l’entrejambe et ça vous met la suée entre les fesses. Les deux marioles de Halte au Sud étaient joliment bernés et leur conviction se transmettait 5/5 derrière eux, selon quelques dizaines de bagnoles et autres engins empruntés aux services concernés ou carrément au patron et en fraude. Koko les détestait. En ce moment il avait une grosse envie de leur envoyer son sperme en plein pare-brise, des fois que leurs balais tombent en panne. On avançait. Et Didi s’angoissait. Il y avait de quoi. Que se passerait-il quand ce troupeau d’hilotes se rendrait compte que ce Ben Balada n’était pas Ben Balada ? Et qu’arriverait-il à Koko si la colère populaire prenait la place de la joie qui les animait pour l’instant ? Connaissant Koko mieux que son propre cul, il redoutait qu’il se comporte en vainqueur et alors on aurait droit à un spectacle qu’il valait mieux ne pas imaginer alors que la mission allait bon train, exactement comme on l’avait planifiée. Didi frotta ses paumes contre le revers de son veston en tergal, car il s’était habillé en chauffeur, avec une cravate et une casquette parce que c’est ce qu’on attend d’un chauffeur, qu’il ait l’air d’un chauffeur, personne parmi ces gens-là n’avait envie de se poser des questions au sujet du chauffeur, on était trop heureux de ne pas s’être laissé avoir par la ruse personnifiée par le premier véhicule, on avait reconnu Octave Cérastin qui avait souvent servi de relai de Presse durant les vingt ans passés auprès de Ben Balada, même s’il avait des tas d’autres choses à faire. On n’était pas tombé dans le panneau. D’ailleurs le mec qu’il transportait et qui était censé être Ben Balada avait l’air d’une fille. Alors que dans la deuxième bagnole, celle conduite par un vrai chauffeur, Ben Balada grimaçait comme un homme et si on avait su lire sur les lèvres, ce qui n’était pas le cas, on en aurait appris des choses ! Aussi, le fourgon de Halte au Sud avait pris l’initiative, armé de ce raisonnement, de suivre le second véhicule et maintenant que les deux zèbres qui l’occupaient roulaient quasiment contre son para-choc, ils se réjouissaient bruyamment en constatant de visu que le chauffeur était un chauffeur et Ben Balada Ben Balada. Hic.

La mer se faisait désirer. Didi consultait l’heure qu’il était toutes les trois minutes, ce qui agaçait Koko qui devait ensuite supporter un commentaire d’une bonne minute transie d’angoisse et de noirs désirs, les deux minutes suivantes s’épuisant à la vitesse d’un cul-sec. On en était là, presque dans l’habitude, quand un type complètement à poil surgit en plein milieu de la chaussée.

 

*

 

Le carambolage fut spectaculaire. Deux morts instantanées, deux autres avec sursis avant brancardage, des cas désespérés, d’autres sans réelles gravités, la peur, la nuit, le brouillard multiplié par les phares et les gyrophares, de loin on ne savait rien, de près on mesurait la gravité d’une situation augmentée par la menace d’un fusil pointé sur la tempe de Koko qui avait beau se dégrimer avec ses ongles et déchirer son habit de Ben Balada, rien n’y faisait, le comte Fabrice de Vermort n’en démordait pas, il allait faire sauter la tête de ce maudit Ben Balada qui avait changé le cours tranquille de son existence post-coloniale en enfer pré-apocalyptique (compte tenu du dérèglement climatique et des guerres à prétention territoriale). Didi sortit de la voiture les mains en l’air. Cette fois, on n’avait pas affaire à un beau Purdey ni à un modeste Simplex. Le comte était monté au grenier pour récupérer son M1 et le chargeur 100 coups. Il redescendit, les mains et le front graisseux, tandis que la comtesse, jetée à terre sans amour, criait « Mais puisque ce n’est pas ton fils ! De quoi te mêles-tu ? » et comme le docteur Vincent gisait sans connaissance et sans blessure apparente, il sortit comme il était entré une heure plus tôt, à poil, à ceci près qu’il était maintenant armé d’un redoutable calibre .45 ACP et d’un temps de tir approximativement de dix secondes pendant lesquelles la mort se multiplierait au moins par 100 si toutefois le mécanisme ne s’enrayait pas comme l’en avait prévenu le GI du Camp Rose qui lui avait vendu cette arme au temps des Colonies post-Empire. Pas mon fils, peut-être, mais elle était ma femme, non ?

L’image de Kateb se brouilla et maintenant c’était celui de Ben Balada dont il scrutait les détails de chair et d’os. Le gonze avait sacrément vieilli depuis le procès. Il avait toujours l’air d’une fille, mais l’âge avait œuvré dans le sens d’une perte totale de son pouvoir de séduction qui avait été le sien du temps de ce maudit procès. (Forcément c’était Koko ! pleurnicha plus tard Didi devant le magistrat instructeur)

— Je vais te buter, salaud !

Il avait entendu ça maintes fois à la télé. Je vais te buter. Mais soit le mécanisme, comme l’avait prédit le GI, était rouillé, soit l’index était aussi paralysé qu’un mulot devant un crotale. Je vais te buter et ça partait pas. Koko ne savait plus quoi regarder, la bite qui suintait gras ou le canon qui sentait l’oxydation historique à plein nez. Où était passé Didi ?

— Bute-moi, salaud, si c’est ce que tu crois !

— Qu’est-ce que tu veux dire par là, roturier de merde, que je croie quoi… ?

— Ne crois-tu pas que je suis Ben Balada ?

— Dur comme fer ! Mate un peu la turgescence royale. Je jouis enfin, même si tu n’es pas son père.

— Le père de qui, nom de Dieu ? J’ai deux filles et elles ne sont pas là pour me voir mourir.

— Maudit GI !

Ça ne partait pas. Et pourtant ce n’était pas coincé. Il manœuvra plusieurs fois le bouton d’armement, pressa la détente, rien. De dépit, il frappa le crâne chauve de Koko, se disant que celui de Ben Balada ne l’était pas, chauve, et se demandant pourquoi, selon quel rite religieux, Ben Balada, plutôt arabe que juif, voire un peu gitan, s’était appliqué à le raser. Ne s’était-il pas lui-même soumis au rite de la nudité pour commettre l’impossible ?

— Il est fou ! dit Koko avant de s’évanouir tandis que Didi, un moment évanoui pour cause de peur panique, revenait vers son véhicule, précédé par six hommes en armes qui n’avaient pas l’air de vouloir plaisanter, sans rite ni raison.

Le comte jeta son arme dans le fossé adjacent, parmi les coquelicots et les trèfles. Ensuite il se mit à caresser son extatique bite au passé colonial. Mais le maréchal des logis qui commandait l’opération ne le laissa pas terminer son œuvre. Il fut vite ligoté et transporté dans un fourgon blindé comme un pochard. Koko pleurait. Il avait mal. Il saignait. Le cuir chevelu était coupé. Et comme il avait commencé à s’extraire de son costume de Ben Balada, il ne ressemblait plus à Ben Balada. Il ne ressemblait d’ailleurs à personne de connu. Et déjà Didi avait retrouvé sa masculinité et donnait des ordres à la volée, voyant les fesses nues du comte s’éloigner et se demandant à qui elles appartenaient. Koko était mal en point.

— Il a besoin de soins, dit Didi.

— Ce n’est pas Ben Balada. On nous a trompé, n d d ! Et on ne sait même pas où a filé la bagnole de Cérastin. On est gros-jean comme…

— C’est fini, dit Didi comme s’il avait gagné. Éloignez-vous. Que tout le monde s’éloigne. Vous aussi, maréchal des logis. Tout le monde s’en va. Je me charge des soins de mon subalterne. Le docteur Vincent…

Et après avoir pouponné son employé, Didi se remit au volant. Il remonta alors la file du carambolage. Jamais il n’aurait imaginé un tel spectacle, lequel était d’ailleurs filmé sous toutes les coutures. Puis il entra dans la nuit. La mission était réussie. Personne ne pourrait dire le contraire.

— Tu entends, mon Koko ? Personne !

 

*

 

Patrice de la Rubanière était en train d’agoniser, ou peu s’en fallait, quand l’extraterrestre entra. À part la taille, qui était au-dessus de celle communément admise depuis Roswell, l’aspect était conforme à l’image répandue depuis par la littérature spécialisée et ses séquelles cinématographiques. Longiligne, les bras plus longs que ce qu’indique le modèle humain, la tête exagérément oblongue, le crâne dilaté, la démarche chaloupée et ces yeux qui vous regardaient comme si vous étiez le prochain objectif d’une curiosité scientifique dépourvue de morale. Il savait qu’il était en train de mourir. Il avait entendu les conversations du personnel. Ne l’avait-on pas transporté dans cette chambre sans fenêtre pour qu’il y achève son œuvre existentielle ? Son corps était déjà parti ailleurs. Dans les draps, il ne restait plus que son esprit. Ou son âme. Qui sait ? pensa-t-il et au moment où il allait répondre, avec ses moyens philosophiques acquis au petit bonheur, l’extraterrestre est entré, plus grand que prévu mais tout à fait ressemblant aux envahisseurs des couvertures. À un détail près : le corps de l’individu en question n’était pas vert, ni gris, ni blanc (dans le cas où, dans son délire pré-mortem, il fût victime d’une hallucination provoquée par une blouse), mais bleu, bleu ciel, il avait toujours aimé les ciels aquarellés et avait souvent tenté de les imiter, toujours avec ses propres moyens, lesquels devaient plus au feuilletage qu’à la lecture proprement dite. Mais la tête, qui aurait dû, selon le canon en vigueur, être de la même couleur, ne l’était pas. Ou plutôt elle l’était dans sa partie inférieure, celle où se trouvent le menton, la bouche, le nez et les joues. Mais en y regardant de plus près, les yeux étaient bleus, ils ne formaient donc pas la limite de ce bleu. C’était sur le front que se trouvait la ligne de partage entre le bleu et ce qu’il convenait d’appeler rouge. Cette excroissance crânienne était rouge, comme si le cerveau était à nu. Il crut même déceler des palpitations, un rythme de style cardiaque, un signe d’humanité, il n’avait jamais pensé à consulter une planche anatomique représentant l’intérieur d’un extraterrestre, il ignorait tout du système organique qui commandait à la biologie de l’extraterrestre. Un cœur constituait peut-être une image par trop anthropomorphe. Qui n’a pas aimé un chien à ce point ? Mais il n’avait plus le temps d’y réfléchir. Coincé entre la vie et la mort, la vie qui ne pouvait plus avoir lieu et la mort qui demeurait une inconnue malgré son extrême proximité, le temps n’avait plus de sens, ou en tout cas il ne pouvait en avoir un. L’extraterrestre s’approcha, posa une main bleue sur sa poitrine parmi les fils et les tubes, ouvrit une bouche aux lèvres bleues, une bouche noire et profonde comme n’importe quelle bouche dont on devine la langue à des intermittences bien connues de l’amateur de roman, pourtant il n’entendit rien. Il était déjà loin. Puis la tête se pencha, elle arrivait lentement, la bouche ouverte sur sa profondeur noire et muette. Déposa-t-elle un baiser sur celle que le moribond ne pouvait pas ouvrir ni soumettre à sa langue à force d’appareillage et de flux constants, incompréhensibles ? Il avait tellement envie d’entendre ce qu’elle disait entre deux baisers. Mais le silence s’était, semblait-il, installé pour toujours. Ce n’est pas rien de se voir mort et de ne l’être pas. Et comme il ne lisait pas sur les lèvres, faute d’avoir connu le mutisme de son vivant, il désira la douleur en échange, mais il n’y avait pas de douleur non plus. Il n’y avait rien entre la vie et la mort, sachez-le, pensa-t-il amusé cette fois par son immense solitude. Cependant les baisers se succédaient. La bouche aux lèvres bleues toucha même son oreille, la langue en explora le conduit, un fluide s’accumula contre la paroi imperméable du tympan. Il y avait là un langage. Des molécules capables de transmettre un message sans le son, une chimie de la parole et, ô joie dernière, il entendit qu’elle l’aimait.

 

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -