Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
  
Une idée
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 17 septembre 2023.

oOo

A la fois aux champs, au four et au moulin, quelques poètes s’emploient à offrir le pain à qui passe le seuil de leur boutique. Seuil presque invisible mais sans chausse-trapes, ouvert au tout venant.

 A l’entrée de sa boutique, on peut lire dans toutes les langues : Cave panem !

N’y manque que le vin, qui l’apportera ? Le lecteur, bien sûr !

Dans les lignes qui vont suivre, heureusement, rien d’acquis ni de définitif, rien de fermement établi, mais des lignes de fracture et des refus assumés, une animosité affichée à l’endroit des instances politiques et religieuses de toutes obédiences, une haine tenace, enfin, envers tous les empêcheurs de poétiser et de vivre en rond.

Une idée s’amplifie, gagne en profondeur, s’enroule autour d’elle-même en formant des cercles concentriques de plus en plus larges.

Les croyants de tous bords, qu’ils soient religieux ou politiques, n’y sont pas les bienvenus. 

*

Une idée nouvelle me vient-elle, et c’est pain béni pour moi, mais tout reste encore à faire.

La chérir, la polir et puis, rudement, la mettre à l’épreuve des faits. Epreuve dont ne sortent pas indemnes non plus les faits, toujours trop nombreux, en nombre toujours insuffisant, dans le même temps, et dépendant cruellement de ma capacité à les rassembler et les analyser.

Qu’une idée se répande, se diffuse, infuse dans de nombreuses consciences ne prouve en rien sa validité. Tout au plus peut-on la dire séduisante. Existe-t-il seulement une séduction involontaire ? Une volonté d’être séduit, très certainement.

Certaines idées ne sont pas expérimentales mais mentales strictement.

Proposée par le porteur de l’idée à d’autres que lui, l’expérience qui préside à son élaboration s’efforce d’être communicable. Il ne s’agit pas de divulguer un contenu ésotérique ni de vulgariser des connaissances en les rendant accessibles au plus grand nombre quitte à simplifier, quitte à rogner les aspérités d’une question difficile mais de faire en sorte que l’expérience mentale soit perceptible dans le temps : une idée se déroule en même temps qu’elle s’éprouve, dans tous les sens du terme ; elle ne se réduit pas aux conclusions qu’elles apportent ou qu’on en peut tirer par soi-même. Elle vit sa vie et meurt.

Les idées poétiques sont de celles-là, encore qu’il faille ajouter que, si idée il y a, la forme qu’elle prend dans le poème fait tout, excède même sa force motrice initiale, et c’est là qu’entre en jeu la puissance rhétorique propre à une poésie déliée.

La forme est pour ainsi dire l’acte de renaissance d’une poésie qui se sait mortelle.

Le poème met en branle une énergie mentale qui semble circonscrite à l’espace et par l’espace plus ou moins vaste d’une psyché presque entièrement gouvernée par le primat du langage qui toujours s’actualise dans une langue donnée, alors même que le poète se sent investi d’une passion-mission - son daimon - qui excède tout langage particulier, si l’on songe une seconde au fait que l’élan qui l’anime parfois jusqu’à l’extase lui paraît physiquement émaner d’une puissance non-verbale plus vaste que tout langage mais qui ne peut se manifester que dans une langue spécifique.

Puissance non-englobante mais élective, la plupart des humains n’ayant aucune considération pour la poésie qui n’en a pas pour eux.

Le daimon est ce tremblement et cette oscillation entre l’universel et le particulier, zone neutre en marge de l’être en attente d’être - un presqu’être -, le petit plus que constitue le saut dans le particulier qui délivre la parole de sa gangue noétique - expressions toutes faites, automatismes de langue, clichés, doxa - étant tout aussi bien ce minus, ce moins qu’être qui s’achemine vers sa réalisation phonétique-sémantique, chaque pause, chaque lacune et chaque mot tueur de réel s’enlevant sur le fond du néant ainsi créé-rejeté par la poussée d’être qu’est le langage actualisé : hécatombes des possibles écartés au profit d’une assertion assonancée-allitérée ou non, selon que la poésie entre en jeu ou au contraire que le langage-instrument prédomine.

Non seulement le poème déblaie pour ainsi dire le champ sémantique, non seulement il établit un réseau dense de significations nouvelles en créant des associations de mots inédites, impensées jusqu’alors, non seulement il introduit une nuance de solennité dans la parole plus souvent murmurée que déclamée mais encore il est à lui tout seul une scène de crime silencieuse où les mots, victimes les uns des autres, s’entretuent en bons tueurs en série qu’ils sont, en vrais reality killers qui se déchaînent.

Il ne s’agit pas de corroder le réel mais de l’anéantir en proposant une réalité nouvelle entièrement langagière. Ce terrorisme passe le plus souvent inaperçu. C’est qu’il a toutes les apparences de l’innocence et ne fait aucune victime.

La poésie est cet outil immatériel qui détourne l’usage instrumental de la langue au profit d’une instrumentation autrement plus sonore, plus riche que le langage ordinaire.

C’est le sens qui se cherche une raison d’être à travers l’exploration méthodique ou hallucinée du son.

Primat du phonème sur le noème et affirmation sonore d’une parole déclamatoire mais écrite, l’écrit étant ce « qui perd gagne » sauvé-relevé par la parole vive, soit le souffle d’une parole qui se maintient dans l’entre-deux du graphème et du phonème, souffle qui porte et projette le son, en fait vibrer le sens, tout en faisant vibrer par sympathie la corde sensible de l’auditeur-lecteur. Certains poèmes touchent la corde sensible, trouvent la fréquence propre d’une sensibilité, mais, loin de la détruire comme soldats marchant bêtement au pas sur un pont de bois, en faire résonner tous les harmoniques qu’elle ne soupçonnait même pas.

Poésie, de ce point de vue, vaut révélation à soi d’un potentiel commun au poète et au lecteur toujours singulier, le « soi » devenu errant, allant de bouche à oreille partout où il peut se révéler.

C’est qui perd gagne, sachant que le noème, illusoirement neutre parce que supra-linguistique ne peut pleinement exister qu’exprimé dans une langue commune parlée par un groupe humain défini.

Ce qui tombe sous le sens commun rebondit dans l’ailleurs que constitue toute personne singulière, le lieu même de tout langage réel avant toute trace écrite, tout signe linguistique et même toute émission d’un message, l’infans étant ce moment où le langage encore inexistant n’est qu’une promesse maintenue-tenue au contact de l’altérité, altérité parfois gravement menacée pour peu que le groupe humain qui entoure l’enfant ne veille pas à lui transmettre ce trésor en devenir, parce que trop fruste, trop inculte, parce qu’exclusivement occupé à survivre misérablement au jour le jour. Ce qui, et ce de manière nullement accessoire mais au contraire décisive-incisive, pose la question de la condition humaine de bout en bout matérielle avant toutes fioritures métaphysico-religieuses, question très concrète par sa remise en cause permanente, dans la recherche et l’exigence constante d’un mieux-vivre, de la notion même de condition humaine insupportablement statique.

Mais dans quelle direction pousser le dynamisme ? les réponses politiques divergent ; elles sont engluées, qui plus est, dans des traditions pesantes plus ou moins enkystées dans les consciences.

Si le poétique a pu être il y a un siècle l’horizon à atteindre - en soi déjà une folie - que proposait le surréalisme, il ne pouvait qu’être indéfiniment suspendu à l’action politique qui phagocytait toutes les énergies disponibles et toutes les bonnes volontés.

Les masses sont plus instruites qu’il y a un siècle mais n’ont pas acquis pour autant les connaissances nécessaires à la compréhension des grandes œuvres, non seulement parce que le niveau d’instruction est insuffisant mais aussi parce que la culture de masse est venue brouiller l’espace culturel devenu indistinct. Le tout-venant vient y faire son marché et sur les étals et dans les rayons tout se vaut.

Si tout se vaut, si tous les mots deviennent synonymes, si, en plus, le lexique fond comme neige au soleil, alors c’en est fini de la poésie…

Depuis que le divin dérive dans les consciences, depuis qu’il est devenu erratique, parce qu’il n’est plus canalisé par une pratique religieuse bien définie, le langage dialogue avec ses potentialités qui paraissent infinies à celles et ceux pour qui le langage, tout le langage est plus que le langage, étrange entité déréalisante sans laquelle aucune action concertée ni aucune pensée prospective ne sont possibles.

Il va de soi que les religieux de tous bords pullulent de nos jours, alors que l’on croyait le danger écarté ; il va de soi également que la question culturelle en général et la question de la poésie en particulier n’entrent pas dans les préoccupations des fous de dieu : une lutte idéologique doit être inlassablement menée contre les ennemis de la liberté de conscience, une lutte impitoyable et meurtrière si nécessaire, mais qui la mènera ? L’heure est à la tolérance et à la conciliation, ce qui permet aux ennemis de la liberté de s’installer durablement en attendant leur heure… Toute cette plèbe de l’esprit pullule, s’enhardit, s’appuyant sur une liberté d’expression dévoyée. Se servir de la démocratie, afin de la subvertir puis de la détruire, mais c’est vieux comme le nazisme !

L’illusion de toute puissance n’anime pas le poète, pourtant seul maître à bord de son vaisseau. Il est tout en même temps, la coque et les gréments, le gouvernail et le timonier et même la mer et les alizées.

Toucher au divin par l’exercice de son pouvoir poétique est la dernière illusion en date qu’il lui faut écarter vivement, non pas en s’appropriant le monde (il en est bien incapable, même si une idéologie comme le communisme a pu faire illusion quelque temps dans l’esprit de quelques opportunistes), c’est-à-dire en l’humanisant toujours plus, ce qui revient à l’arraisonner par la technique qui engendre toujours plus de technique (Que de moyens mis en œuvre pour arriver à cette fin douteuse !), mais en déréalisant le monde par le truchement d’un langage où le Grand Tout qui n’existe que dans les esprits se voit méticuleusement détruit vers après vers : le monde matériel déréalisé et la dernière grande illusion écartée font place nette pour qu’éclose un monde de mots étranger aux mots du monde et qui met en jeu, en les neutralisant, tous les référents du monde réel soudain devenu caduque, désormais suspendu à la bonne volonté de signifiants dont l’agencement seul, voulu par le poète, fait qu’ils signifient quelque chose au-delà de toute chose.

 

Jean-Michel Guyot

15 août 2023

 

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -