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V - ALBA
Les blasons - Histoire du chapeau en bison séminole

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 Article publié le 15 octobre 2023.

oOo

Toutefois son sentiment d’être en prison s’intensifiait du fait qu’il ne se sentait avoir échappé d’aucune manière décisive à sa vie antérieure. Tout était la même chose qu’avant, sous une forme différente. Malcolm Lowry, Sous le volcan.

…commencerai par l’

Histoire du chapeau en bison séminole

…marre d’écouter le gars qui n’a qu’une corde à son violon. H. Miller, Un diable au paradis.

— Est-ce que je sais où tu l’as foutu ton chapeau séminole !

Non. Elle pas savoir. Moi perdu chapeau en montant là-haut. L’air du petit matin était frais, j’ai ôté le chapeau pour me battre les cuisses, ça montait des chevilles à l’entrejambe et au-dessus je me mélangeais entre la digestion et la nécessité de respirer plus que d’habitude quand je me promène vers en bas et que je remonte sur le siège arrière de la moto de Joaquín. Je me fouettais le sang avec ce cuir que m’a offert un guerrier séminole, un chapeau genre savane qui sentait les pieds, je l’avais mérité pour avoir sauvé ce guerrier de la noyade, vingt centimètres de flotte ça peut vous coûter la vie quand vous êtes retourné dans votre enfance à cause d’un abus de bourbon, tombé côté face et raide comme un piquet, les mains dans les poches et la gueule grande ouverte parce qu’il était en train de me conter comment qu’il avait gagné la bataille de Saratoga dans les bras d’une négresse qui l’avait pris pour un mormon, et son chapeau n’avait pas quitté sa tête, et aussitôt sorti de l’eau boueuse il me l’a proposé en échange de la vie, car j’étais selon lui le nouveau propriétaire de sa mort, et on a rigolé avec des filles et on a tout oublié tant et si bien que le lendemain quand on s’est réveillé il m’a demandé pourquoi son chapeau était sur ma tête et non pas sur la sienne et une des filles qui revenait de la salle de bain lui a expliqué et il s’est mis à pleurer

— Rends-lui son chapeau, tu le mérites pas

Elle disait ça à cause d’une panne que j’avais eue en lui écrivant une carte postale avec un général dessus, mais le Chef a cessé de pleurer, il est sorti, n’a rien payé et je ne l’ai plus jamais revu, je suis rentré avec ce chapeau sur la tête et il sentait les pieds et ça perturbait les raisonnements autour de moi, jusqu’à ce que je rencontre Violette aux pieds de la statue de Goudouly

— Tu l’as encore laissé quelque part !

Souvent je l’ai oublié, malgré son odeur et le rétrécissement qu’il imposait, année après année, à mon crâne pourtant déplumé, oublié sur une chaise, ou sur le parapet, même sur le roof avec les appâts de lachas dont l’odeur a souvent trompé mes sens, mais je l’ai toujours retrouvé, ou on me l’a restitué, le chapeau d’Alfred a une bonne réputation ici et personne ne tient à s’en servir de chapeau, on le ramène ou on le pend à l’entrée et personne ne s’en approche sans un signe de respect, comme si j’étais déjà mort

— Je l’ai trouvé !

Qui veux-tu que ce soit qui lui a une fois de plus mis la main dessus si c’est pas cette fille de la Nuit que souvent je me réveille après l’avoir jetée dans un train sur le quai de l’Enfer ?

— Tu l’as trouvé où, chérie ?

— Sur le chemin, en montant

— Tu es montée, petite… !

— On t’avait dit de pas monter toute seule, Léo

— Fredo dit que c’est des maricas (la belle excuse !)

— Nous n’en savons rien, Léo, mon père fréquentait des hommes et il n’était pas

— Où il est ?

Elle l’a caché dans son dos, faut deviner dans quelle main, je lui aurais bien arraché la tête d’une torgnole mais ça se fait pas en présence de la mère, surtout que Violette est en train de vider des sardines alors que les sardines ça se vide pas, mais dans sa famille bourgeoise rurale on les vide, je tape l’épaule gauche, histoire d’aller vite, et j’ai perdu

— Rends-lui son chapeau, Léo !

— Il sent les pieds

— On va le savoir

Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cette histoire de chapeau, il n’y a peut-être rien dessous, mais vous savez ce que je pense des icebergs maintenant que vous me connaissez, qu’est-ce qu’elle était allée foutre là-haut ?

— C’est monsieur Phile qui m’a demandé de lui montrer le chemin

— Phile ? Connais pas…

— En échange de quoi ?

— On verra plus tard il a dit

— Et il n’est pas mort en chemin, elle est dure la pente, n d d !

— Maintenant ils sont trois, ta théorie du couple ne tient plus

— Mais celle de l’orgie revient au premier plan, je m’y connais en dramaturgie

— Comme si le rideau s’était levé sur l’acte II !

¡Vete al carajo !

O a tomar por

— Léo ! Rends-lui le chapeau !

Je ne vous l’ai pas dit, mais cette histoire de chapeau n’est pas terminée, il manque le milieu et la fin, et ce qu’il y a après la fin si jamais elle relève d’un bon cru

— On sait, on sait ! Tu t’y connais en dramaturgie

Bien sûr, au lieu de montrer son adresse en jetant le chapeau en direction de mon crâne prêt à le recevoir comme il le mérite, elle le balance par la fenêtre et les chats se jettent dessus, un détail qui me rend fou chaque fois qu’il arrive, pourtant en prévenant, parce que sans prévenir c’est jamais arrivé, je traverse le rideau, qui c’est ce Phile ? (avec ph a-t-elle précisé, preuve qu’une certaine proximité s’est établie entre elle et lui et je ne sais pas quelles peuvent en être les conséquences, non pas sur son existence parce que ça je m’en fous, mais sur la mienne qui a la fragilité du cristal mais sans le son que le doigt, s’il est expert, peut tirer de sa surface par frottement préputial)

— Je viens avec toi

Elle s’invite, sans doute parce que ce type n’a pas satisfait sa curiosité, ça en fait des choses à découvrir, entre ce fils de cul (d’où voulez-vous qu’il sorte ?) dit Lazare et ce Phile qui n’a pas perdu haleine dans la pente, pourtant je vous jure qu’il y a de quoi, mais la petite devait grimper devant lui et il se servait de sa langue pour la tirer

— Tu ne viens pas avec moi, d’ailleurs tu ne sais pas où je vais

— Tu montes là-haut pour savoir

— …ni si j’y vais

— Quand Lazare viendra, ils seront quatre et alors ta théorie du… Comment t’appelles ça, maman ?

Le chapeau sur la tête, bien vissé cette fois et sans intention de m’en battre la croupe, je mets le cap vers le haut, sortant de l’ombre déjà pas fraîche pour entrer dans la fournaise qui promet d’autres tourments, elle se place devant moi, agile comme la gazelle, jambes musclées jusqu’à l’os, elle ne s’en ait pas encore servi pour les écarter ni pour étreindre d’autres hanches, ce que j’aimerais une bonne fois écrire une histoire d’amour dans une maison de style gothique (je ne sais pas si vous l’avez lue, mais c’est ah oh), au passage elle arrache des tiges d’asphodèles et fait peur aux scorpions, des fois que cette pente ne s’intitule pas la Cuesta de los Alacranes, que je ne le savais pas quand on a visité avec le type de la Real Estate qui n’était même pas anglais

— Pas si vite, tu vas t’épuiser avant d’arriver, petite sotte

— J’allais encore plus vite avec Pedro

— Qui c’est Pedro… ?

— Monsieur Phile. Il s’appelle Pedro.

— C’est un caracol  ?

— Point du tout !

— (imitant de Sica) Pedrrro Phile… Pedrrro Phile… Ça me dit quelque chose…

— Te fatigue pas, tu le connais pas, il me l’a dit, j’y ai dit, tu connais mon bop et il m’a dit que ça lui disait rien, Tulipe, Tulipe !

Elle trouve la force de rire, que moi ça me ferait plutôt vomir d’essayer, même si j’en avais une folle envie, j’ôte mon doulos, pas pour me frapper mais pour m’éventailler comme fait Paquita quand elle retente un paso sans castagnettes ni zapateo

— T’es pas obligé de venir, dit-elle sans aucun signe d’essoufflement, je peux y aller toute seule

— Mais c’est toi qui as voulu me suivre !

— Et bien je te suis pas, na !

Là-haut, elle est accueillie comme un garçon, j’entends le bruit reconnaissable entre tous des bises joyciennes, pas les meilleures s’il s’agit de s’aimer sans arrière-pensées, j’ai à peine une dizaine de mètres de dénivelé à battre, mais sans le mât et son échelle de corde, et aucune voile pour me donner un peu de vent à la fois pour me pousser et pour me sécher en profondeur

— Le voilà !

Peut-être qu’ils ne l’avaient pas crue quand elle leur avait annoncé que j’arrivais, ils étaient les trois sous le parasol, devant un verre de lait, et Léona s’était hissée sur une murette en destruction ancienne, si ancienne qu’elle avait l’air de ne plus abriter personne

— Vous avez retrouvé votre bitos, fit celui qui s’appelait Pedro Phile, un type pas plus haut que moi, mais plus large, et moreno, mais pas genre sud, plutôt asiatique avec des yeux non bridés et un sourire pas jaune, presque franc

Je secouai mon vieux bison car je ne l’avais pas remis à sa place, ce qui pouvait passer pour une façon fort courtoise de saluer la compagnie, Ben et Octave avaient dû passer une nuit torride, leurs yeux étaient cernés d’un bleu qui n’appartient pas au ciel même s’ils y étaient montés, et ils se tapotaient les mains, Pedro Phile se leva pour se présenter mais Léona l’interrompit, elle m’avait déjà parlé de lui et il s’est mis à rire en lui caressant la joue, flatterie ou autre chose

— J’espère que tu ne lui as pas dit du mal de moi, fit-il, enjoué je savais pas pourquoi

— Je vous connais à peine ! gloussa-t-elle comme si elle en savait plus

Le type m’observe de son œil gauche, du droit il vérifie les paramètres qui conditionnent la situation

— Manque plus que votre petit, dis-je sans m’insérer, en plein sous le soleil qui a cette heure est plus proche de l’horizontale que de la verticale, mais ça ne va pas tarder, ça fait du monde pour une si petite maison

— Je loge chez Paquita, dit Pedro Phile

— Vous connaissez Paquita ? m’étonné-je

— Ben tiens qu’il la connaît ! Mieux que toi ! (se tournant vers les autres) Il y va jamais. (insistant comme si elle suçait sa piruleta) Pourtant c’est une vieille amie…

— Peut-être que maman ne veut pas, dit le type

— Elle ne sait pas tout, ajoute-t-elle à mon avis sans malice

Un ange passe, l’anis coule dans le fond des verres, l’eau blanchit le breuvage, je viens m’asseoir, on m’a dit de venir, je viens, de m’asseoir, je m’assois, le chapeau sur le genou

— Vous y tenez à ce chapeau, dit Ben

— Il sent les pieds, dit-elle. C’est pas Fredo qui sent des pieds, c’est le chapeau

— Tu fais bien de le préciser parce que ah oh oh

On rit, des dents au soleil, sans caries ni langue dehors, on sait se tenir

— Puisque vous en parlez, dis-je, et qu’il faut parler quand on est plusieurs au même endroit

— Oh non ! Il va vous raconter ça ! J’en ai marre !

Elle se bouche les oreilles, tant mieux parce que j’ai apporté quelques modifications à l’histoire, et pas seulement de forme, j’ai travaillé ça dans la nuit, en pensant à tous ces changements et à ce que je vais mettre à Joaquín pour lui apprendre à respecter sa parole, ennuis ou pas, il aurait pu m’en parler avant et je n’aurais pas été d’accord pour qu’il la loue, surtout à deux types qui seront bientôt trois comme l’espère la gamine

— Je suis allé aux Everglades dans les années 70

— Avec Paquita, précise-t-elle

— Avec Paquita ? Je la connaissais déjà… Belle femme. Très anglaise, à cause des dents et des pieds…

— Justement, précise-t-elle encore des fois qu’on l’ignore, elle a jamais pu faire du zapateo à cause de ses pieds anglais et avec les dents ça faisait rire tout le monde parce qu’elle les sortait (imitant) comme ça

(rires)

— Je n’étais pas encore propriétaire de ce chapeau, ce serait mettre la charrue avant les bœufs et vous savez peut-être que ça ne vaut pas en matière de roman, je me trompe ?

— Vous avez raison, dit Ben en fermant la bouche de Léona qui agite ses jambes comme si de lui fermer sa gueule ça lui donnait envie de danser

— Paquita et moi c’est de l’histoire ancienne. Violette (que vous apprendrez à connaître…

— …par sa cuisine, dit Octave en pouffant) est au courant

— Tout le monde l’est, bafouille-t-elle entre les doigts qui se resserrent en vain, même à l’école, alors…

— Et donc, conclus-je, je suis revenu avec ce chapeau

— Et sans Paquita

— …parce qu’elle avait épousé un séminole

— Et plus tard elle a divorcé (me tournant vers Pedro Phile) comme vous le savez

Il opina du chef

— Ce qui n’explique pas l’odeur de pied du chapeau, comme dit maman

Dix heures approchaient, ici on goûte, un bonbón et une tartita de fresas si on travaille en ville, à la campagne je m’enfile dix centimètres pas plus de longaniza frita con huevo al lado avec quelque chose à boire et un truc pour faire passer, ce que Ben et Octave ne savent pas, pas encore, mais Pedro Phile a amené de quoi, Paquita se fournit chez le meilleur traiteur d’Almería, il ouvre la boîte magique, j’éloigne le chapeau qui ne servira plus à retenir l’attention haletante de l’auditeur et, Léona la première, nous nous jetons dans la bataille, sans pitié, personne d’autre à bord que moi, dommage que Violette ne soit pas là, avec son popotin elle prend toute la place et vous condamne à la défaite, mais avec ce popotin elle descend si jamais elle se positionne dans la pente, elle ne remonte jamais, j’avais une drôle d’envie de les faire rire aux dépens de la compagne de mes jours, sans doute les plus tristes depuis que Paquita m’a laissé tombé du haut d’un aéroglisseur

— Elle a pensé à tout, dis-je entre mes joues garnies, elle pense toujours à tout, n’est-ce pas, Pedro… ?

— C’est une sacrée femme d’affaires, reconnaît-il, soudain pensif comme un chien battu

Peut-être que la théorie de l’iceberg s’applique ici ou là, le fait est qu’on se demandait où coucherait Lazare, car j’avais une chambre de libre, et ça enchantait Léona qu’elle prenne enfin un sens, n’est-ce pas que c’était possible, Lazare descendant le soir venu et remontant au petit matin, le pauvre gosse allait s’épuiser de cette manière, sans compter que Léona se voyait déjà insomniaque et qu’il faudrait que Lazare la fasse rêver d’un coup de baguette magique

— Lazare ne viendra pas

Le couperet au ras du clitoris, elle en serre les cuisses, se mord les lèvres, cesse d’agiter ses jambes qui retombent comme des fleurs fanées, Lazare ne viendra pas, comme dans la chanson mais avec Lazare à la place du soleil, ce qui change la joie en paralysie, Ben n’étreint plus cette bouche qui semble vouloir parler, mais elle ne dit rien, se ferme sur un pincement qui blanchit les lèvres

— Je vais porter les tripes à Paquita, dit-elle enfin, parce qu’on attendait qu’elle parle, mais pas des tripes des sardines que Violette a vidées de leur substance

— Je viens avec toi, dit Pedro Phile en sifflant son fond de verre

Ce qui la rassérène, elle sautille jusqu’au chemin, se retourne pour saluer avec la main et le sourire, et Pedro Phile la suit en se demandant de quelles tripes se nourrissait Paquita depuis qu’elle commandait au destin d’un puti, et comme je m’apprêtai à les suivre, Ben :

— N’oubliez pas votre chapeau !

Dans mon rétro, ou par les yeux que j’ai derrière la tête, je les voyais, ces deux tantes qui chamboulaient mon existence au point de la rendre invivable, se pincer le nez l’un l’autre, comme on joue à la barbichette quand on n’a pas encore l’âge de la laisser pousser

Colorín colorao e’te cuento se ha ‘cabao.

 

*

 

Nous avons maintes fois déploré que l’état de nos phynances ne nous permît point de joncher partout le sol de notre demeure de moelleux tapis. A. Jarry, Tout Ubu.

— Ma mère ne vidait jamais les sardines. Ni les écaillait.

— Ce sont des lachas, hombre

— Même les lachas, mujer

— Tu ne devais pas être souvent à la cuisine.

— J’y étais plus souvent que tu crois ! Même qu’en Allemagne, j’ai failli apprendre la cuisine. Remarque bien, mujer, que je n’ai pas dit « à cuisiner » mais « la cuisine », pour dire que si j’avais voulu, je serais devenu cuisinier…

— Pauvres Boches ! Et pourquoi que t’as pas appris… la cuisine… ?

— Parce que j’étais pas en France, mujer ! Vous autres Français vous pouvez pas comprendre ça.

— Tu nous expliqueras un jour, hombre. En attendant, achève ta copa que c’est cuit !

— Tu as raison, mujer. Pas de Machaquito avec les sardines. Un bon tinto del tío Pepe. Voilà ce qu’il faut avec les sardines. Et un clarete pour les femmes. Sauf si elles sont trop petites, dans ce cas ce ne sont pas encore des femmes.

La conversation avait lieu en espagnol, Joaquín ne parle pas français. Il ne parle pas allemand non plus parce que là où il travaillait, dans le Sud, on ne parlait allemand qu’en dehors du chantier, hors il n’en sortait jamais, plus de vingt ans de chantier en chantier, et les trains Norda ou Wasteels selon l’employeur, il est revenu sans pécule à cause des femmes, il leur en veut au point d’avoir décidé de n’en épouser aucune, comme son cousin Torcuato qui est payé en putes et en jambon serrano par Paquita qui possède un troupeau de moutons dont il est le berger, elle n’a pas voulu embaucher Joaquín, trop de moutons c’est trop, c’est comme trop de putes, mais elle le nourrit quelquefois s’il est assez à jeun pour conduire, il a la classe comme chauffeur, encore beau brun, l’œil noir, les dents de chien de garde, une peau toujours égale, et un baratin à faire pâlir d’envie Henry Miller et Jack Kerouac réunis, les sardines de l’été sont sèches et le feu, selon ce que Joaquín sait de sa défunte mère, est trop vif, Léona s’amuse à en activer la braise de haut fourneau avec un éventail

— Au moins tu sais cuisiner les migas, mieux que ma sainte mère.

— J’aime pas les migas.

Léona n’aime pas les migas, elle aime les pâtes avec de la sauce dedans et autour et des albondigas « qui piquent pas », elle n’aime pas les sardines non plus, sauf en filet, et Violette s’emploie à sortir les filets des sardines ventrues, le ketchup coule à flot sur ces préparations qui témoignent assez du choc culturel que la gosse subit ici avec à distance les discours haineux de sa grand-mère paternelle qui en veut à Violette d’avoir largué son fils et à moi d’avoir fait miroiter les promesses d’un paradis qui ne peut pas en être un parce que, selon elle, je le situe en Espagne alors qu’il est en France au milieu des corons occitans, vous en savez un peu plus et ce n’est pas fini

— Joaquín s’est renseigné, dit Violette sans cesser de ranger par ordre de grandeur les filets de sardine dans l’assiette de sa fille

— Je me suis pas renseigné, mujer ! J’ai appris…

— Comme de cuisiner…

— Moque-toi ! En tout cas, j’en sais plus que toi.

— Et tu as su avant ou après leur avoir loué la maison en violation totale de nos accords… ?

(ça, c’est moi, anxieux parce que je ne sais pas encore ce qu’il sait avant ou après)

Il se rengorge, les lèvres grasses et l’œil déjà atteint

— Avant et après, mais surtout pendant…

— Pendant quoi, n d d !

— Pendant qu’on signait…

— Vous avez signé ! Pour une barraque qui ne vaut pas un clou !

— Ils voulaient que les choses soient conformes aux traditions, je ne sais pas lesquelles, parce qu’ici on a jamais signé, même par honnêteté, et on est allé chez le notaire et on a signé

— Ils t’ont payé d’avance… ?

— Tout comme il faut. Trato hecho. (inquiet) Tu penses que je t’en dois la moitié… ?

¡Ni ostia ! On avait convenu, et tu n’as pas eu l’honnêteté de m’en parler !

— Comme si je savais pas ce que tu en penses ! Mais enfin, hombre, ça te gène beaucoup qu’il y ait du monde là-haut ? (sentencieux) Tu me crois si je te dis que s’ils avaient eu des enfants je leur aurais refusé cette location. Pas d’enfants dans cette maison, je leur ai dit, parce que mon ami Alfred ne supporterait pas ces cris, surtout que la Léona, si tu lui offres des enfants pour jouer avec, elle se prend pour une princesse et crie plus fort et plus longtemps que les autres ¡puñeta ! jusqu’à ce que les autres la ferment ¡maldita sea ! (séducteur) J’ai pas bien fait… ?

— Tu as fait qu’ils en ont un d’enfant !

— Et comment que tu le sais puisqu’il viendra pas ?

— Et toi comment tu sais qu’il ne viendra pas ?

— (Violette) Il en a appris des choses, avant et après… figure-té.

— Mais c’est pas le plus intéressant, tronco… N’en parlons plus. Leur enfant ne viendra pas…

— Il ne viendra pas cet été, mais le suivant, hé ?

— Même si tu veux voir aussi loin que dans un an, Alfredo, tu ne verras pas ce que j’ai appris et ça n’a rien à voir avec les enfants, que si tu veux priver ta hijastra des autres enfants, ça te regarde, me importa un comino, a mi me dan asco, ay ma pauvre mère qui n’est plus là !

Le couteau pointu de Violette s’agite dans l’air

— Tu vas nous le dire ce que tu as appris sur ces deux-là ?

Joaquín se laisse secouer par un petit rire qui remonte de l’enfance comme le vomi après la trouille

— Rien à voir avec eux. Ça me concerne moi.

— Des trucs allemands… ?

¡Que no ! Ça ne sort pas d’ici ni de France…

— Qu’est-ce qu’elle vient foutre la France dans cette histoire, n d d !

— C’est que, amigo, tu ne sais pas tout sur moi… faute de t’être renseigné… pourtant tout le monde sait…

— Ils savent quoi ? De la maison ? De ce que tu as commis en Allemagne ? (un temps) En France… ?

Léona n’en ouvre plus la bouche, les filets s’amoncèlent dans son assiette, Violette a accéléré le rythme, les arêtes s’empilent sur la nappe

— Voilà, dit Joaquín après s’être lissé les tifs qu’il a déjà gras, comme vous l’ignorez, mais c’est pas votre faute, ce n’est pas la mienne non plus, la vérité c’est que je n’ai jamais pensé à vous en parler, je crois même que j’avais oublié

— Tu la lâches, merde ! crache la petite.

— Je suis comme qui dirait un noble sans terre, comme le roi Jean mais sans fortune comme vous savez, ça vous le savez, et maintenant vous savez que mon nom Joaquín de los Alamos est celui de quelqu’un qui ne possède plus depuis des générations ces maudits alamos que j’en ai entendu parler toute mon enfance et que chaque fois que j’en ai rencontré un en Allemagne, où j’étais à l’époque quand je pensais au mariage et aux enfants comme c’est naturel de la part d’un homme qu’il soit riche ou pauvre, je me suis enfui en abandonnant mon verre parce que quand je me suis assis je n’ai pas regardé ce qui faisait de l’ombre et  !ay de mí ! c’était un alamo, en allemand ou dans n’importe quelle langue un alamo est un alamo, tu n’y peux rien, je croyais entendre ma mère qui n’avait connu mon père que juste le temps de savoir qu’il était hidalgo et qu’il ne voyait aucun inconvénient à me reconnaître pour fils légitime vu qu’il ne possédait rien, ni terres ni fortune, la maison appartenait según dicen à la famille de ma mère, je sais pas si j’ai bien raconté… ?

Joaquín aristo. Qu’est-ce que ça changeait ? La maison d’en haut était louée ad vitam aeternam a des tantes qui avaient l’intention d’y mourir pour le meilleur et pour le pire, avec un fils qui viendrait peut-être mais peut-être pas, ce qui rendait folle la Léona qui s’en pinçait les tétons avec des pinces à linge sous les figuiers de Barbarie, on s’en foutait que Joaquín fût un noble picaro, il était le propriétaire de la maison d’en haut et ma tranquillité d’écrivain raté s’en trouvait dérangée au point que je finirais avant l’an suivant par devenir aussi fou que lui était noble, qu’est-ce qu’il voulait me dire par là… ?

— Je veux dire, amigo, que j’ai un cousin en France…

— Un émigré de la Retirada

— Que nenni ! Il a du sang d’ici, mais sa noblesse est française.

¡No me digas !

Léona a repris son ingurgitation lente, joues gonflées comme des montgolfières, les yeux soulevés sous le front par ces bajoues pleines de mastications, sa mèche du sommet du crâne s’est dressée comme si elle se prenait pour un garçon et qu’elle voulait qu’on le sache avant qu’elle se fasse pipi dessus à force de rire et de baver dans son assiette

— Tu as un cousin noble en France ? dit Violette qui retrouvait sa tranquillité maintenant que la nouvelle annoncée par Joaquín sur la musique de l’Agnus Dei n’avait plus aucune importance, parce que son cousin noble de France, on s’en foutait, et puis ça n’avait rien à voir avec les deux tantes d’en haut

— Si que ça a à voir ! C’est eux qui me l’ont dit.

Trois visages retournés à l’intrigue qui venait de subir une chute de rideau prématurée

— Comment qu’ils savent ? fait enfin Violette qui a des ressources même si l’effet du THC matinal est en phase terminale à l’heure des repas

— Ils savent, poursuit Joaquín comme s’il descendait de vélo après l’avoir monté là-haut, parce qu’ils connaissent mon cousin et que ma cousine par alliance leur a parlé de moi et de ma triste histoire allemande qui ne vaudra jamais la Trilogie

— Une cousine par alliance… ? Tu veux dire que…

— Je veux dire, mais je suis pas le seul à le dire, preuve que je ne raconte pas des histoires, qu’elle a épousé mon cousin du temps des Colonies…

— Balzacien ! Faulknérien ! On est loin de Miller et des Beats !

— Fred ! Tais-toi donc ! Tu troubles notre Joaquín qui est en train, péniblement il faut le dire, de nous préparer à une nouvelles que tes deux tantes du haut ça sera de la guimauve à côté, ô Fred ! Freddy ! Mon Fredo !

— Calme-toi, maman ! Tu me manges mes filets ! J’ai plus rien dans la bouche et ça me donne envie de parler et je ne sais pas quoi dire !

Moi ça me fait rien de ne pas savoir quoi dire, je ne me traîne pas sur les meubles comme Gustave pendant que ça m’arrive, mais je reconnais que la petite Léona pouvait, en me forçant un peu à y croire, souffrir de ne pas avoir quelque chose à dire alors que sa bouche était aussi vide que la partie intellectuelle de son cerveau, mais là n’était pas la question, Violette avait posé la bonne, la simple, celle qui relance l’intérêt de ce qui était donné au départ comme une conversation ordinaire à l’heure du repas, il est un peu plus de quatre heures de l’après-midi, moi j’en ai plein le cul et ça m’empêche de péter

— Anaïs, qu’elle s’appelle. Mais vous la connaissez déjà…

— Non, hein Fredo ? On ne la connaît pas. Tu la connais, toi, Léo… ?

— Je m’adressais au lecteur… Je sais bien que vous ne la connaissez pas. Vous ne connaissez pas non plus mon cousin Fabrice, son époux qu’elle est allée chercher dans les Colonies, et moi non plus je ne les connais pas. Mais les deux maricas, là-haut, ils les connaissent…

— (moi) Et comment se fait-il que… ? (aparté) Serait-il (enfin) possible que je tienne là le fil d’Ariane d’un roman dont je ne soupçonne pas encore la nature… ? (à Joaquín) Dis-moi, Joaquín ? tu me racontes ça pour que j’oublie pourquoi je t’ai invité à partager notre modeste repas familial, que c’est en rapport avec ces deux…

— Comment se fait-il que nos deux nouveaux voisins (Violette et ses métaphores) sachent que tu as un cousin en France… ?

— Hé bé c’est le notaire !

— Tiens, pardi ! fait Léona qui s’instruit mieux toute seule qu’avec moi.

— Hé bé té ! renchérit Violette Nixe. (elle rit) On n’y aurait pas pensé si tu l’avais pas dit, Joaquín !

— On n’est pas si con que ça ! (je ne sais plus si c’est moi ou Léona qui dit ça mais si j’étais toi je mettrais un s à con pour l’accord avec le sens et surtout avec la vérité)

— Arrête de rire, maman ! Ça secoue la table ! (à cause des seins posés dessus)

— Tenez… J’ai fait faire une copie… Vous voyez… Fabrice, comte de Vermort, est mon copropriétaire légalement inscrit dans les minutes ¡me cago en la… !

D’un poing exaspéré, et avant qu’on puisse y jeter un œil, Joaquín froisse le papier et j’interviens pour qu’il ne l’avale pas sans le mâcher

— Tu veux dire…

— Je veux dire que ce que je croyais posséder tout seul je le possède maintenant avec ce comte que je savais même pas qu’il existait et que si j’avais su je n’aurais pas perdu mon temps en Allemagne

— Je vois pas le rapport…

— Tu le vois pas ! Tu le vois pas ! Tu ne vois jamais rien si on te le mets pas sous le nez ! Depuis le temps je te connais ¡joder !

— Laisse-moi voir quand même… (je saisis la boule de papier qu’il s’apprête à enfourner)

— Tu ne me crois pas sur parole, hé ? Como siempre

Et en effet (je montre à Violette qui elle non plus ne me croit pas sur parole) le comte Fabrice de Vermort est copropriétaire des biens que Joaquín pensait sien depuis que sa mère est morte pendant qu’il était en Allemagne

— Ça explique, dit Violette, comment ils ont su pour la maison d’en haut…

— Mais pas pourquoi je le savais pas, moi !

— Et tu ne t’es pas étonné que deux tantes étrangères à ta patrie se pointent directement chez toi pour te louer cette masure indigne de l’aristocratie ? Il est comment, ce château ?

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? C’est pas écrit là.

— Tu en es peut-être copropriétaire, qui sait… ? bave Léona qui s’intéresse de près à la question des fois qu’elle envisage de mettre la main sur ce vieux garçon de Joaquín qui a encore du temps avant de retrouver sa mère là où elle a atterri après son dernier envol au-dessus des choses de la vie

— Si ça se fait… grince Violette qui a souvent exercé sa jalousie et souvent à mes dépens

J’interviens enfin pour remettre les choses à l’endroit parce que vues d’en dessous on s’imagine mal comment c’est dessus

— Qu’est-ce que ça change à la location que tu leur as accordée en violation de notre pacte d’amitié ?

— Ça change que ma signature ne suffit pas. (un temps, des fois qu’on en ait assez pour imaginer la suite) Le comte doit signer aussi…

— Et alors… ?

— Le notaire lui a envoyé un pli et on attend qu’il revienne signé. Alors le contrat de location sera effectif…

— Et alors… ?

— Et alors personne ne pourra rien y changer, pas même moi !

— Saperlipopette ! Tu veux dire que…

— Que si tu convaincs ce comte de pas signer, signale Violette en experte de l’embrouille, tes deux voisins seront forcés d’évacuer les lieux… (colère rentrée) Moi qui étais heureuse d’avoir des voisins…

— Pauvre maman…

— C’est pas faux, dit Joaquín comme s’il était maintenant nécessaire d’empoisonner le débat, mais c’est mon cousin qui leur a indiqué cette maison… (timide) Je ne vois pas comment il leur refuserait maintenant de… D’autant que c’est pas tout…

— C’est pas quoi tout ?

— Calme-toi, Fredo, calme-toi, s’il te plaît !

— Je peux me lever ?

On continue sans Léona, ou avec elle mais derrière le rideau qui la trahit parce qu’elle a une ombre chinoise comme tout le monde

— Mon cousin dit qu’il veut faire ma connaissance…

— Et alors… ?

— Et alors il va prendre l’avion…

— Tu veux dire… ?

— Qu’il l’a déjà pris.

— Fredo va se trouver mal si tu continues, Joaquín ! (au rideau) Et toi cesse de rire sinon je te…

Je suis bien pourtant, j’aime quand les choses se compliquent, je me sens toujours à la hauteur, même si ça me dépasse momentanément, Violette me préparera des tisanes de sa composition, je me sentirais bien pendant que ça se passera, avec ou sans moi il est trop tôt pour le dire

— Et c’est quand que c’est prévu qu’on aura l’honneur des présentations… ?

— Après la visite des Chancas… Peut-être demain…

— « demain est un jour tranquille » (je me cite)

— Alors, elles étaient pas bonnes ces sardines ?

— Tu ne devrais pas les vider ni les écailler…

— Ce sont des lachas, testaduro que tu es !

— Mais ami à jamais !

— Sauf s’il s’agit de signer alors que…

¡Vamos, hombre ! Tu vas m’en vouloir jusqu’à la fin de tes jours ?

— Des tiens plutôt !

On sort sous la tonnelle, avec les outils dignes de conclure un bon repas, à ce sujet, Joaquín a encore une new à tweeter

— Il paraît que là-bas, je sais plus où, où je suis peut-être copropriétaire d’un château…

— Qui sait… ? fait rêveusement Violette

— Il paraît qu’ils ont du bon Machaquito, mais qui vient des Colonies, et qu’il est pas mauvais, mon cousin m’a promis une bouteille, m’a dit le notaire

— On verra bien, continue de rêvasser ma Violette, je crois que Fredo s’est endormi

— Quand il se réveillera, il pensera avoir fait un mauvais rêve, je le connais, il vaut mieux que je file

— Tu feras bien. Je vais réfléchir en attendant.

— Sans les tripes et sans les écailles ?

Vous pensez si je les ai entendu rire, rire de moi et de ce qui nous arrive, et la Puch de Joaquín a lentement descendu le chemin au point mort, moteur coupé, je l’ai entendu pester contre le kick pendant un bon moment, et je me suis endormi, cette fois RÉELLEMENT

 

 

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