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Article publié le 24 avril 2023. oOo Nombre de poètes français n’ont pas demandé à « être mis en musique », étant décédés bien avant que tel ou tel compositeur ne se décidât à donner suite à quelques-uns de leurs poèmes. Ainsi de Baudelaire et Verlaine. Mallarmé, trop « difficile », et Rimbaud, trop « sauvage », durent attendre les années 50… Il est vrai que l’opéra à la sauce française exerça une hégémonie sur toute la production musicale à la mode durant une bonne partie du dix-neuvième siècle. Il n’en reste plus grand-chose… Il fallut attendre un Fauré, un Debussy, un Chausson, un Ravel pour que des musiques novatrices s’imposent et « s’emparent » des poèmes des grands disparus… Le précédent germanique - Beethoven, Schubert, Schumann, Loewe, Wolf… - ne leur servit pas de modèle mais plutôt d’aiguillon dans un contexte international peu favorable ; le nationalisme faisait rage et faisait pour ainsi dire office de raison d’être et de créer tant en France qu’en Allemagne qui rêvaient toutes deux d’en découdre, à l’ombre de la politique étrangère britannique de sinistre mémoire, faisant finalement le malheur de tous durant deux guerres mondiales et accélérant, par leur chute, une hégémonie culturelle nord-américaine prédatrice, mais ceci est une autre histoire ! Chut(e) !... Puissance vaincue puis déchue, la France se releva tant bien que mal de la catastrophe. Il fallait manger, reconstruire, relancer l’économie, la culture d’alors, essentiellement cinématographique, peinait à relever la tête…. Il n’y en avait que pour le cinéma et la littérature saupoudrées d’un peu de peinture et d’architecture dans un pays si peu enclin à la musique… Certains jeunes compositeurs, n’entendant pas répondre aux sirènes nationalistes qui avaient conduit au désastre que l’on sait, inventèrent à Paris, à Darmstadt et à Milan des voies musicales nouvelles et transfrontalières héritées en droite ligne des Viennois, Schönberg et Webern en tête, Berg, trop « classique », dut attendre un peu son retour en grâce… Dans le sillage et l’héritage mûrement réfléchi des Viennois, donc, Italiens, Allemands et Français se lancèrent à l’assaut des vielles institution sclérosées avec le succès que l’on sait. Domaine musical, Ircam et GRM en France, autant de structures qui marquèrent leur temps, Ircam en tête. En France, le Belge Henri Michaux et le Provençal René Char eurent, quant à eux, contrairement à leurs illustres « aînés » à la triste destinée, l’opportunité de dire oui ou non de leur vivant à ce nouvel engouement pour des poésies complexes extrêmement denses qui répondaient aux attentes de compositeurs hardis désireux de rompre avec les traditions musicales sclérosées qui sévissaient en France, en Allemagne et en Italie. L’Autriche conservatrice toujours le nez dans Haydn et Mozart - on se remet difficilement de tels noms, particulièrement, lorsqu’on ne daigne pas accorder beaucoup de crédit artistique à ces novateurs de première grandeur que furent Schönberg, Berg et Webern ! - et l’Espagne, totalement hors-jeu à cause du franquisme, passèrent alors à côté d’un puissant renouveau artistique… Federico Garcia Lorca attend encore son heure… « L’image éconduite » de Philippe Mion sur des textes d’Henri Michaux vient immédiatement à l’esprit. C’est un pur chef d’œuvre de musique acousmatique, heureusement réédité il y a peu par le label Soundohm. Voyage fascinant si l’en est. Qu’on en juge ! https://www.soundohm.com/product/je-joue-pour-faire-de-la On remarquera au passage que Breton, plus âgé que Michaux et Char, n’a inspiré aucun musicien, ce qui n’est que justice, si l’on songe que Breton n’aimait pas la musique ! Eluard fut un peu mieux servi, mais dans un contexte « chanson ». On oubliera avec profit Léo Ferré et ses ritournelles sur des textes d’Aragon. René Char à Pierre Boulez dans une lettre datée de 1948 : Je suis vraiment content de ce que vous créez et établissez pour mes poèmes. La partition du Soleil des eaux était très belle et méritait votre attention. J’aimerais que tout votre travail, rangé en peloton redoutable, fusille proprement la bêtise de notre temps. Les rencontre fécondes musique-poésie restent rares ; si le texte n’est qu’une simple et pure opportunité, on tombe dans les facilités orchestrales et vocales de la variété la plus triviale ou qui se donne des grands airs à la Léo Ferré. Il y a de belles exceptions dans la chanson française, à l’écoute desquelles on entend avec plaisir une voix portant un texte et une musique portée par le texte faire vraiment corps, texte, voix, musique formant un tout charnel indissociable, mais, et la nuance est de taille, sans que la voix ne soit travaillée outre mesure, ce qui peut paraître une faiblesse en regard des musiques contemporaines bien plus complexes mais qui produit en réalité un effet dramatique puissant, pour peu que l’expressivité soit au rendez-vous comme c’est le cas chez Edith Piaf, Jacques Brel, Serge Reggiani ou encore Charles Aznavour. La rencontre Char-Boulez est de celles-là aussi, mais dans le domaine hautement complexe de la musique contemporaine qui fait flèche de tout bois en mettant savamment en œuvre toutes les ressources vocales existantes développées ces derniers siècles : Sprechgesang schönbergien, chant bouche fermée / A bocca chiusa, mélismes, déclamation, etc…
Il paraît qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Ce plaisant adage pourrait s’appliquer à certains groupes qui créent leurs propres textes, parmi lesquels je citerais Le déficit des années antérieures, un collectif normand et La société des timides à la parade des oiseaux, un collectif rennais, tous deux « officiant » vaillamment depuis plus de trois décennies dans un no man’ land culturel que ne foulent ni les musiciens de rock mainstream ni ceux qui sévissent dans la variétoche. Chez ces deux groupes, texte et musiques sont indissolublement liés : le texte, loin d’être le parent pauvre d’un processus créatif complexe - écriture des textes, composition des musiques, scénographie - est bel et bien placé au centre du jeu. (Voir à ce sujet l’interview fort éclairante de Pascal Godjikian dans Romanciel, le dernier opus de la Stpo, paru à la Ral’m.le 26 février 2023) Une prouesse qu’on ne retrouve pas dans la musique contemporaine la plus exigeante dont les compositeurs solitaires en furent réduits à puiser dans une littérature déjà existante.
Le grand mérite artistique de La Société des timides à la parade des oiseaux tient à mon sens dans le fait que les textes élaborés par leur chanteur-parolier Pascal Godjikian entraîne et engage la démarche artistique de l’ensemble du groupe qui s’attache à dégager une musique en accord avec ce que les textes inspirent à tous les musiciens réunis. (Il s’agit là, et c’est important à noter, d’une musique collective.) Une adéquation fort rare, et même introuvable dans la scène rock standard dont La Stpo se démarque fortement par une inventivité qui rivalise aisément avec la musique contemporaine d’un Berio ou d’un Boulez pour ce qui est de la puissance dramatique de pièces qui ne sont en rien de simples chansons mais de véritables « cantates ». Il n’existe pas, à vrai dire, de terme adéquat pour désigner les compositions avec voix de La Stpo, ce qui tend bien à prouver la grande originalité de ce collectif hors norme. Acet égard, une composition comme I cuento Blumen présente sur l’album Tranches de temps jeté est un petit chef d’œuvre d’orfèvrerie verbale qui voit ce poème onirique dérouler ses stances dans quatre langues : le français, l’anglais, l’espagnol et l’allemand. Peut-on parler de psychédélisme ? Ce qualificatif me paraît être sans réelle portée. Mieux vaut bannir des termes vieillis qui nous renvoient au passé : lorsqu’une œuvre est vraiment originale, elle se passe allégrement de qualificatifs anciens qu’elle rend désuets, en ce qu’elle inaugure une nouvelle sensibilité, même si cette échappée belle échappe au plus grand nombre, à ceux-là même que l’auteur de Fureur et mystère désignait, rageur au sortir de la guerre, lorsqu’en 1948 il écrivait à Pierre Boulez : J’aimerais que tout votre travail, rangé en peloton redoutable, fusille proprement la bêtise de notre temps. La Stpo, assurément, a repris le flambeau en ce domaine ! Qu’on en juge par cet extrait ! (Mais c’est l’œuvre entière qu’il faut écouter pour s’en convaincre pleinement, car il s’agit bien de poésie audible !) :
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