Que tu passes par de savants calculs préparatoires qui requièrent des connaissances poussées en mathématique ou que tu fasses confiance à ta capacité à improviser sur un canevas plus ou moins complexe, dans les deux cas tu te laisses porter par un système explicite ou implicite d’une très grande complexité.

Les sons qui en résultent témoignent pour eux-mêmes ; ils ne sont pas chargés d’expliciter le cheminement intellectuel et artistique qui les a produits. Que le cerveau bouillonne lors d’une improvisation ou qu’il bouillonne dans le calme d’un bureau, le résultat aboutit dans les deux cas à une bouillonnement créatif qui interdit toute espèce de généalogie.

On pourra s’attacher à décrire par le menu les procédés compositionnels utilisés ou bien l’organisation spontanée des éléments du discours improvisé, sans jamais être à même de rendre compte de l’apparition des idées initiales prises en charge par un processus organisationnel.

L’idée initiale reste mystérieuse ; tout au contraire, les idées travaillées selon tel ou tel processus de création en étant déduites peuvent être qualifiées de déductibles. Leur déductibilité les rend prévisibles, c’est ainsi qu’à l’écoute de musiques très simples l’on peut prévoir le déroulement de la pièce, ce qui est beaucoup plus difficile voire impossible, lorsque la musique écrite ou improvisée atteint un haut niveau de sophistication.

La réflexion semble avoir l’avantage sur l’improvisation qu’elle peut intégrer un beaucoup plus grand nombre de paramètres sonores qu’elle se donne le temps de combiner, tandis que l’improvisateur coupe court au débat par les choix instantanés qu’il fait dans un contexte d’improvisation collective ou non.

Paradoxalement, l’improvisation collective restreint le champ des possibles, chaque musicien, dans un jeu d’appel-réponse, dépendant des appels et réponses lancées les uns aux autres. Ce que l’improvisateur perd en liberté d’émission, il le regagne en possibilité de réponse. C’est qui perd gagne. L’émission appelle une réponse limitée par les possibles émis, mais au même instant la réponse délimite un nouveau champ sonore qui ouvre à la possibilité d’émettre en réponse une nouvelle proposition sonore, et ainsi de suite.

La structure en boucle de l’improvisation s’amplifie à mesure que l’improvisation avance, pour peu que les musiciens s’entendent bien dans tous les sens du terme, ce qui implique un grand respect mutuel induit par une reconnaissance réciproque des hautes qualités de chacun qui ne peuvent que s’être éprouvées auparavant en ayant déjà joué ensemble.

Jouer ensemble permet instantanément de savoir à qui l’on a affaire. L’aventure peut commencer, si la première fois n’a pas tourné court.

Dans cette optique, une gourmandise semble présider tant au désir d’intégrer le plus de paramètres sonores possibles qu’au désir de lancer des idées en partage que d’autres, en réponse, sont chargées de développer.

Le compositeur se lance à défi à soi-même face au matériau sonore qu’il affronte, tandis que les divers improvisateurs se lancent les uns aux autres un défi.

La solitude du compositeur, la camaraderie entre improvisateurs.

Jean-Michel Guyot

6 octobre 2023