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Le Morio (Patrick Cintas)
Ô Dnipro ! (nouvelle)

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 Article publié le 17 décembre 2023.

oOo

Ce n’était pas la porte de William Goyen. Elle était fermée. Le mur tenait par miracle, dit notre guide. Il secouait sa casquette et la poussière du mur se détachait avec ses insectes. Curieusement, une fois l’air stabilisé, ils revenaient dans les anfractuosités et le vieux (car c’était un vieux guide) recommençait à secouer sa casquette et il dit que cette porte ne s’ouvrait plus à quoi bon si la toiture s’est effondrée dommage pour le bois qui a sans doute pourri depuis, depuis : mais cinquante ans ¡amigos ! Nous sommes revenus ma sœur et moi.

L’après-midi, si je me souviens bien, nous étions libres d’aller mais pas plus loin que les deux puits dans la pente pourquoi deux puits mais ce n’était pas la question du jour (il n’y en a qu’un dans L’esprit de la ruche). J’avais calculé une heure pas plus, sur le chemin du retour, montre en main, avec le clébard à maman qui nous retardait et maman qui le laissait pisser et renifler alors que je calculais le temps perdu. Le guide avait descendu la pente en direction de la route. On voyait sa petite Nissan et l’âne qui était attaché au ranchet, en plein soleil, l’âne. J’avais bien calculé : une heure plus tard, ma sœur et moi étions devant la porte. L’ombre penchait du côté de la pente.

On pouvait monter par derrière pour observer l’intérieur, mais un scorpion nous en empêcha. Ma sœur avait horreur des scorpions, des tarentules, des serpents. Je n’avais pas vu le scorpion. Elle en était sûre. Ce chemin ne s’appelait-il pas « la cuesta de los alacranes » ? ¡Si señorita !

L’intérieur était derrière la porte. J’examinai le linteau qui était une grosse pierre. Il n’y avait pas de serpent des fois qu’il nous tombe dessus au passage, je veux dire une fois la porte ouverte.

— D’ailleurs comment tu l’ouvres si elle est fermée, ¡hombre !  ?

Pour le serpent, je n’étais pas sûr de ma longue observation, en biais l’observation des fois qu’il y en ait un. Je n’aime pas m’exposer à la critique, aussi répétais-je l’opération plusieurs fois, sous le regard critique de ma sœur qui ne sait rien faire d’autre si ce n’est pas à elle de faire.

— Elle est fermée à clé, dit-elle. Ou alors elle est rouillée…

La poignée l’était, rouillée, ce qui laissait penser que les charnières l’étaient aussi. Avec mon bâton, je tapotai le bois. Il résonnait sec. Les insectes, seuls animaux du secteur à ma connaissance, s’approchaient, mettant en péril leur existence ou menaçant la nôtre. Pas un oiseau dans les parages. On se sentait seul. Ma sœur était d’accord avec moi sur cette question : on ferait bien de retourner à la maison, ¡hermano !

La porte céda d’un coup. Elle s’ouvrit en grand et la lumière du ciel qui pesait sur cet intérieur sans toiture nous éblouit. Le toit avait certes disparu, mais il ne s’éparpillait pas sur le sol qui était de terre battue. Quelqu’un l’avait volé. Ou bien le vent. Le sol était propre et rien ne reposait dessus, pas une table, ni une chaise et la niche bleue dans le mur était sans ustensiles, de même que ce qui restait de la cheminée n’enfermait pas de cendres. Le vent. J’entrai. Tu es fou !

C’est drôle d’entrer dans une maison sans toiture. Est-ce qu’on entre dans une maison qui a perdu son toit ? Je tenais mon bâton devant moi, des fois qu’un mort surgisse de l’ombre. C’était déjà arrivé. Pas à moi ni à ma sœur, mais mon père (pas le sien) avait écrit que les morts hantaient les champs de bataille et qu’il les voyait errer à la tombée de la nuit et même au lever du jour, le lendemain. Il était terré quelque part loin d’ici. Ou alors il mentait. Ô Dnipro !

— Qu’est-ce que tu vois… ?

Elle hésitait à entrer. Elle avait posé un pied sur la pierre du seuil, mais elle hésitait, comme si elle attendait que je lui donne des nouvelles de ses scorpions, tarentules et autres serpents. Des insectes voletaient sans bruit. La toiture avait été enlevée proprement. Ce n’était pas le vent. On avait même remis les pierres en place. On voyait à quel point l’homme ou les hommes avaient pris toutes les précautions utiles pour ne pas détruire les murs. J’en tâtai la solidité avec la pointe de mon bâton. La porte grinça. Mon cœur se remit à battre dès que je sus que ma sœur la faisait jouer sur ses charnières pour avoir une idée de ce que la rouille change. Rentrons, je te dis !

Mais c’était trop tard. J’étais entré dans l’ombre. Peut-être ne me voyait-elle plus. Qui sait ce qui arrive à celui ou celle qui passe de la lumière à l’ombre alors que cet observateur ou observatrice ne voit pas les scorpions, les tarentules, les serpents qui l’empêchent d’en faire autant. Ne me laisse pas seule !

C’est bien, c’est bon de ne plus être vu par celui ou celle qui prétend vous observer alors qu’il ou elle n’entre pas. L’angle formé par les deux murs, imprécisément perpendiculaires, cachait une autre ombre, celle d’un mort peut-être. Tu n’y connais rien en mort ! Parle ! Parle ! Parle ! Du moment que tu n’entres pas et que j’ai acquis la certitude que je ne sortirai pas alors que tu m’attends. Il y a des fois où on a envie de se perdre. Pourtant, rien ne s’est éloigné de soi à ce point. On a beau le savoir, l’ombre contient une ombre et cette ombre une autre ombre et on a beau avancer on ne voit pas où ça veut en venir, s’il s’agit de quelque chose d’aussi réel qu’un mort et que sa parole vaut la nôtre.

Voilà comment je suis sorti à la fois de moi-même et du monde qu’on prétendait imposer à mon aventure. J’avais froid. Le ciel s’obscurcissait lentement, comme si j’avançais, malgré mon immobilité et ce que j’en savais, par exemple que ces histoires qu’on vous raconte parce que vous êtes un étranger ne valent pas celles qu’on imagine se construire là d’où on vient. Papa guerroie. Ce n’est pas qu’il le veuille, mais si tu ne te bats pas avec les autres tu ne sais plus ce qu’il faut en penser. Or, continuait mon père, nous n’avons pas le choix si ce qu’on veut c’est rester chez soi. Tu comprends ? Ô Dnipro !

Le mort était-il mon père ? Il était recroquevillé dans la dernière ombre, celle qui révélait enfin l’angle formé par les deux murs et le sol. Des insectes couraient sur le cuir noirci par le temps et non pas par le feu de la cheminée qui était éteinte depuis cinquante ans d’après notre guide. Tu aurais vu ma tête ! Je ne la voyais pas non plus, mais je savais ce qui lui arrivait. L’air sec et sans poussière activait la même dessication et impossible de reculer. Si tu veux en savoir plus, dit mon père, prends le temps de bien observer ce que tu vois. Là ! Là ! Mon fils, je sais que ce n’est pas facile de voir quand le silence s’est imposé à l’observation. Comme si tu étais mort. Dans la tranchée maintenant humide car il pleut. Il ne pleut pas chez toi ? Ô Dnipro !

— Volo ! Reviens ou je le dis à maman !

Elle brise le silence. Ça me donne un mal de crâne ! Le mort n’a pas d’yeux, pas de langue, rien pour me tendre la main, c’est à peine s’il me sert de poste de réception, entre le vide de son crâne et mon cerveau de sang et de neurones et de je ne sais quoi encore ! Avant, je n’avais peur que de ce qui existe vraiment. Maintenant, avec tout ce que je subis de mauvaises nouvelles et de menaces croissantes je ne sais plus si c’est de la peur ou si je suis déjà mort. Le cuir est cassant. Il en dégringole un fragment. Doucement, fiston, je suis de verre comme tu vois ! Pas avec le bâton, s’il te plaît. Avec la main. Il y a si longtemps qu’une main ne s’est pas posée sur moi ! Ô Dnipro ! On ne pose pas ses mains sur les autres, à la guerre. On ne caresse rien, à part ce que tu sais du plaisir mais n’en parlons pas des fois que ta mère écoute…

— Ce n’est pas maman… C’est ma sœur… Tu ne la connais pas…

— Comment qu’elle s’appelle… ?

Je le sais bien comment. Mais ça me coûte de le dire. Son nom ne fait pas partie du texte. Elle est tout ce que je sais de ma mère. Et personne pour me parler de mon père, à part moi mais il paraît que ça ne compte pas…

— Ça ne compte pas en effet. Mais si tu me caresses, tu sentiras à quel point j’existe.

— Je ne savais pas que tu étais mort…

— Je suis ce que je suis… Ô Dnipro !

— Volo ! Reviens ! C’est pas des blagues ! Je vais le dire à maman ! Tu le regretteras !

J’entends ses pieds sur la poussière du chemin mais elle remonte sans doute parce qu’elle a imaginé un scorpion, une tarentule, un serpent, pire une scolopendre de 20 cm de long. Je ne veux plus retourner. Il ne fallait pas ouvrir la porte ! Tu l’as ouverte et voilà ! Maintenant on est piégé et tu n’as pas de solution ! D’ailleurs tu n’as jamais de solution. Qu’est-ce que je fais moi maintenant ?

Pourquoi écouter les lamentations d’une fillette qui se prend pour une femme chaque fois qu’un homme la regarde ? Tu as raison, papa. Je vais rester ici auprès de toi…

— Tu veux dire de ma carcasse…

— Je regrette…

— Non, non. Ne le regrette pas. Ce qui est fait est fait. Encore heureux que j’aie pu franchir toute l’Europe, les Pyrénées et la Sierra Nevada pour venir me reposer dans cette maison sans toiture dont la porte n’avait pas été ouverte depuis cinquante ans !

Je ne sais pas pourquoi. Pourquoi c’est moi qui l’ai ouverte. Et cette attirance que l’ombre a exercée sur moi. Une ombre qui paraissait infinie et non elle ne l’était pas et maintenant ma main caresse ce cuir qui ne frémit pas comme quand je caresse ma sœur, ses cheveux des fois et surtout sa peau sous la queue de cheval.

— Ne caresse pas ta sœur ! Caresses-en une autre !

— Plus tard ! Plus tard !

Puis la nuit s’est tue. J’entendais ma sœur pleurnicher :

— On va venir nous chercher…

— Ils ne savent pas où nous sommes allés. Ils ne savent pas où j’en suis…

— Je ne vois plus rien ! Tu sais bien que les scorpions se déplacent sans bruit !

Entre autres animaux empruntés au bestiaire du délire ! Le cuir ne sent pas le cuir. Une odeur de sainteté peut-être. Maman qui dit : moi je voudrais que mon cadavre embaume votre mémoire ! Mais pour ça il faudrait qu’elle soit devenue une sainte et selon ce que je sais de la procédure elle n’est que la femme ordinaire dont ne veut que l’homme ordinaire.

— On n’entend plus rien, commente ma chère petite sœur qui n’a pas l’âge de comprendre l’éternité.

Des fois je me demande si elle n’en sait pas plus sur la mort que moi-même qui n’en sais plus rien. On devrait devenir éternel avant que la raison nous conseille le contraire.

— As-tu rencontré d’autres morts… pendant ton interminable voyage… ô père ?

— Des tas ! Mais on n’en a pas parlé. Les autres je sais pas, mais moi je n’en savais rien, alors que je savais pourquoi je me taisais. Je n’ai pas trouvé le temps long. Il n’est pas impossible que le temps ne soit rien d’autre qu’une manière de ne pas rêver à des choses qu’on finit pas savoir sans les connaître toutefois, si j’en crois mon cuir. Caresse-le. Je ne connais pas d’histoire où la momie reviens pour être caressée, sinon je te la raconterais, tu penses ! Ô Dnipro !

*

Ils nous ont trouvés. Moi couché dans le cuir et dans l’ombre et ma sœur sans connaissance et violée. Son petit anus saignant. Un sodomite. C’était le matin et je les ai entendus approcher, montant le chemin entre les agaves et les paresseux. Ça sentait le lys. Mon cadavre sentait le lys. Mais de l’avoir trop caressé, il s’était un peu éparpillé. Un homme m’a soulevé et a examiné mon cul. Puis il a avisé le crâne détaché. Il a écarquillé son beau regard noir et sa bouche s’est entrouverte. Il ne savait plus quoi dire : l’anus de ma sœur, le mien, le cadavre en morceaux. Il a appelé et on est venu. Ils ont formé un quart de cercle entre les deux murs. L’ombre était éclairée maintenant. On ne pouvait pas se tromper ni douter de ce qu’on voyait. L’homme qui m’avait empoigné avec une douceur d’ouvrier m’a reposé en dehors du quart de cercle et j’ai pu voir l’entrée et la porte penchée : il y avait du monde. Ils parlaient, sans doute sans s’écouter. Le corps de ma sœur descendait la pente sur des épaules.

— Tu as mal ?

Non. Je n’avais pas mal. Faim, ça oui. Mais ils n’avaient pas songé à emporter de quoi. On m’a poussé vers la sortie. Au passage, j’ai arraché un peu de poussière à la porte. Près de la grosse pierre grise du seuil, la terre était en désordre et des pieds la limitaient pour la préserver d’un effacement des preuves. Comme ça qu’ils appellent le sang et le sperme.

— Lâche ça, veux-tu !

Rien qu’un minuscule morceau de cuir, noir et luisant comme la braise. J’ai ouvert ma main et une autre main s’est emparé de ce souvenir, preuve ou comment c’est qu’ils veulent appeler ça moi j’en sais trop rien.

— L’autre main…

La poussière de la porte. Main sale. On me la fourre dans un sac de plastique. Au-delà du canyon, le désert commence à imposer ses trouvailles.

— Tu n’as rien ? Tu en es sûr ? Montre ton cucul…

— C’est peut-être lui qui… propose une voix.

— Et la momie ? Vous en faites quoi de la momie ?

Je sais bien ce que j’en ferais, moi. Rassembler les fragments maintenant épars. Reconstituer ce que j’ai vécu et qu’ils ignorent. Non je n’ai pas mal au cul. D’après quelqu’un, ma quéquette ne donne pas signe d’avoir…

— Quelqu’un de passage, dit un autre.

— Ou quelqu’un de chez nous…

— Qui ?

Maman me gifle. L’homme qui m’a raccompagné saisit le poignet.

— Il n’en fera jamais d’autres !

— Je comprends, madame, mais ce n’est pas le moment…

— La procédure… dit un autre.

Ils sont entrés dans le patio et se sont assis sur les chaises proposées par la voisine venue prêter main forte. La situation l’exige.

— Je vous emmène, dit un homme, toujours le même, à maman.

— Et lui… ? (moi)

— Ne vous inquiétez pas.

Je ne vous raconte pas la suite. Je n’ai pas tout dit. Ma sœur a parlé de l’homme qui l’a. On va en avoir pour des années et même toute la vie. Certes je la plaignais, mais le cadavre que j’avais découvert avait aussi sa place dans cette histoire. Ils en parlaient, mais je n’étais pas là. Ils parlaient plus facilement du cucul de ma sœur. De la mort, jamais. Pas même de la porte. Une vieille histoire dont le mystère était maintenant résolu. On passe à autre chose. Ou plutôt on attend que ça se cicatrise. On ne sait pas grand-chose des conséquences d’un viol. On sait ce qu’on en dit. Il n’y a rien de moins vrai que ce qui se dit. La vérité est ailleurs. Toujours.

 

 

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