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V - ALBA
Innocence

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 Article publié le 21 janvier 2024.

oOo

Violette était bien d’accord qu’une corde de pendu, ça porte chance, mais on ne s’en sert pas pour pendre un lustre. Et comme il n’est pas prévu qu’on s’en serve à quelque chose, pendre un lustre ou autre, de là à penser que son pouvoir en est anéanti, il n’y a pas loin, mais Joaquín pensait qu’au contraire si une corde de pendu ne sert à rien, elle ne porte pas chance, on n’a pas idée de la mettre dans une armoire sous les draps ou de la couper en morceau pour l’enfermer dans une médaille comme une gousse d’ail ou une sainte relique. La conversation ne s’envenimait pourtant pas. Mais je ne participais pas. Mon idée à moi était qu’une corde de pendu, quand le pendu, son fantôme, réclame qu’on la suspende là où elle était suspendue, doit donner raison à Joaquín. Roger Russel ne disait rien d’autre. Il se fichait de ce que Violette pensait de sa corde et je ne pense même pas qu’il voulait donner raison à Joaquín, à moins que Joaquín entretînt avec lui un rapport dont j’ignorais la nécessité, chose que je finirais par mettre sur la table un jour de kémia ou de txikiteo. Quels que soient les tenants et les aboutissants de cette histoire, Shana ramènerait la corde (j’en profiterais pour faire la paix avec elle et lui arracher un baiser), Joaquín la remettrait à sa place et Roger Russel, comme il me l’avait promis, disparaîtrait de ma vie, d’une vie toutefois changée par le fait que Violette n’entrerait plus dans cette pièce, qu’elle irait peut-être plus loin et que tout ça finirait dans un passé pas toujours agréable à se remémorer. J’y pensais sans arrêt en les écoutant discuter de la chance et de ses cordes de pendu et de ce qu’il convenait ou pas d’en faire. Quand soudain, alors que rien n’avait commencé de ce qu’on était en train de planifier, Léona fit irruption, échevelée, les dents dehors et la langue agitée dans un gargarisme de salive qui rendait ses paroles incompréhensibles. Elle avait pourtant quelque chose à dire. Violette lui tapota les joues et la fit asseoir en travers d’une chaise, le dos contre le rebord de la table. Elle lui secoua mains, genoux, tempes, épaules… mais la fillette continuait de brailler sans qu’on comprenne un mot de ce qu’elle avait à annoncer, quelque chose de si grave qu’elle en avait perdu les mots ou plus précisément la façon de les prononcer pour qu’on s’entende.

Joaquín mit le nez dehors. Comme il faisait déjà nuit, il vit la lueur plus bas au-dessus du barranco et nous comprîmes nous aussi qu’il s’y passait quelque chose. Violette abandonna sa fille à son malaise, empoigna les manettes de ma chaise et me poussa aussi vite qu’elle put dans la direction du barranco, c’est-à-dire en descendant. Joaquín nous précédait, haletant comme s’il allait à la rencontre d’un débiteur en fuite. Les lumières provenaient de deux énormes projecteurs installés sur des fourgons. Il y avait du monde. Ça se pressait au bord et on entendait la chute des gravats plus bas sur les rochers qu’on ne voyait pas. Ceux qu’on voyait étaient ceux que Shana avait imprudemment visités avec le succès qu’on sait. À cet endroit même, la corde du pendu se cachait dans une anfractuosité, un interstice, une brèche, voire une fissure. J’en avais mal au crâne. Ma petite jambe compensait un équilibre que Violette peinait à trouver tant le sol était crevé de fractures et d’arêtes. Les deux faisceaux, après avoir divagué sur l’autre paroi du canyon, se croisèrent enfin. La foule hurla en même temps. Une casquette, que beaucoup reconnurent, trônait sur un des rochers. Shana, qui venait de nous rejoindre, et qui était retenue par Joaquín tandis qu’elle se débattait, cria le nom de l’enfant qui avait abandonné cette casquette : Meñique. C’était la casquette de Meñique. Avec NY écrit dessus, en lettres d’or, et une ancre de marine dessous. Personne que lui ne portait cette casquette. Un modèle unique acheté chez Don Cien. Trois tailles au-dessus de la sienne. Le Chinois qui l’avait importée en avait vanté l’unicité, laquelle concernait aussi la taille. Le bruit courut aussi vite que Pulgar qui nous rejoignit. Índice et Anular était là aussi. Ils saluèrent Corazón. Puis le chien s’élança.

Il disparut d’abord, comme si la profondeur l’avait avalé. Puis nous le vîmes remonter, à quatre pattes, d’un rocher à l’autre, le museau en avant et la queue toute droite et horizontale derrière. La foule se taisait. Le chien se dirigeait vers la casquette, il n’y avait pas de doute. Meñique était son préféré. Il aimait les trois autres d’un même amour, mais celui qu’il portait à Meñique se situait un cran au-dessus, et ça se voyait, sans toutefois provoquer de jalousie, car tout le monde adorait Meñique. Il atteignit la casquette, la renifla longuement, ce qui impatienta la foule, puis il la saisit entre ses crocs puissants de fox-terrier à poil lisse et, sans la secouer car ce n’était pas une proie, c’était la casquette de Meñique, il s’approcha d’une brèche qui était en fait ce que deux puissants blocs de granit formaient sous les feux des projecteurs. Puis il déposa la casquette, avec tant de précaution que la foule s’arrêta de respirer, et enfin il fonça tête baissée dans la brèche. Un guardia civil s’écria « Il est là ! C’est lui ! » et la foule répéta ce cri plusieurs fois jusqu’à ce que le guardia civil commence à descendre dans le barranco. Lui aussi disparaîtrait dans l’ombre de la profondeur. Puis on le verrait réapparaître de l’autre côté où brillaient les yeux immobiles des iguanes qui n’avaient pas reculé au passage du chien. Ils ne reculeraient pas au passage du guardia civil. Les iguanes possédaient la nuit. Le jour, ils disparaissaient. Enfin le guardia civil se hissa sur le rocher où le chien avait déposé la casquette de Meñique. On se retint d’applaudir. On n’applaudit pas en présence d’un mort. Et si Meñique n’était pas mort, on applaudirait après. Le guardia civil s’agenouilla, puis sa tête disparut dans la brèche. On l’entendit appeler. Puis, comme il parlait, on se demanda s’il parlait au chien ou à Meñique. On se regardait, des fois que quelqu’un eût l’oreille assez fine pour faire la distinction. On voyait bien que le corps de ce puissant gendarme ne pouvait pas entrer dans la brèche. Et on se demandait pourquoi Pulgar n’aboyait pas. Il vous en vient, des questions, dans ce genre de situation ! Mais personne ne les pose, sauf les enfants qu’on fait taire en leur mettant doucement la main sur la bouche. On n’entendait plus les enfants depuis que Pulgar était entré dans la brèche. Puis le guardia civil se redressa. Il porta ses deux mains à la hauteur de son cœur. Le derrière de Pulgar apparut. La queue était verticale, toute droite. Par à-coups, il sortait le petit corps de l’ombre où elle s’était perdue, où elle avait peut-être sombré. Alors le sang se vit. Un sang qui ne jaillissait pas, qui ne se répandait pas, il imprégnait la roche, laissait sa trace, la vibration du rouge était si intense qu’on sut que Meñique ne vivait plus. Le guardia civil se pencha. Maintenant il portait l’enfant dans ses bras, le sang ne coulait pas, il avait déjà coulé. Le guardia civil redressa la petite tête pour qu’elle ne pendit pas comme à un étal.

De l’autre côté, les iguanes ne bougeaient pas. Sauf l’un d’eux qui se déplaça pour se mettre à l’écart. Je sus que ce n’était pas un iguane. C’était Roger Russel, son fantôme. Il s’immobilisa enfin et ses yeux étaient d’un bleu si profond qu’on eût cru deux trous percés dans la nuit, comme si derrière la nuit le jour attendait. La foule suivait les gestes du guardia civil. Il devait remonter, avec l’enfant dans ses bras, suivi ou précédé de Pulgar. Mais Roger Russel s’impatientait. Je savais qu’il perdait sa contenance habituelle. Il trépignait comme s’il avait été un iguane au lieu du fantôme d’un homme. Il ne pouvait pas me parler. Pas à cette distance. Et pas en présence de cette foule en attente d’explication. Je voyais sa tête penchée d’un côté et il tentait de la pencher de l’autre, comme s’il voulait me montrer quelque chose que je ne voyais pas et en suivant son regard et ce qui lui servait de menton, mes yeux tombèrent sur Pulgar. Il trottinait derrière le gendarme. Et dans sa gueule il tenait ce qui pouvait bien être la corde du pendu, celle que Meñique s’était mis dans la tête de ramener non pas à moi, qui ne suis rien pour lui, pas même un ami, mais pour l’amour de Shana qui pleurait dans les bras de Joaquín, parce qu’elle savait à quel point Meñique l’avait aimée.

 

 

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