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A claire voix
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 Article publié le 4 février 2024.

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Ce fut bel et bien réel. Puis ce ne fut plus guère qu’un souvenir, d’abord assez vif, puis de plus en plus flou à cause de l’image que j’en donnai dans le premier poème que j’écrivis tout de go à Boulogne-sur-Mer en mai 1987, lorsque j’étais jeune stagiaire au lycée Mariette.

Vingt-neuf ans bien sonnés… Une entrée en matière tout en rondeur tranquille, appuyé que j’étais alors sur des souvenirs d’enfance heureuse, au moment même où j’entrais « dans la vie adulte », entrée qui entrait d’emblée en collision avec mes débuts d’écrivain. D’emblée, écrire pour faire rempart et refuser une situation et une condition dans laquelle j’allais rester englué plus de trente années.

L’image en question - qui me pose question - séduisit un ami allemand, lui aussi stagiaire. Ses encouragements à écrire ont survécu à une amitié éphémère. Je luis sais gré encore maintenant de l’intérêt qu’il porta alors à mes écrits. Le texte intitulé A claire-voie est le seul que j’ai conservé de cette époque difficile.

J’y avais consigné des préoccupations liées au trop-plein de musiques que j’écoutais, à mon incapacité à suivre le rythme des sorties de disques, à l’essoufflement d’un mouvement musical qu’on appelait paresseusement New Wave. J’étais en passe de ne plus rien écouter, tout me semblant redondant, épigonal, bref sans grand intérêt.

L’épuisement moral et mental d’une jeune vie coïncidait avec un certain épuisement culturel, celui que je vivais tendant injustement à se confondre avec la perception erronée d’une réalité mouvante qui m’échappait en grande partie (je sous-estimais la vigueur souterraine de certaines musiques en raison même de mon propre épuisement).

L’image a fixé-figé le souvenir ému de l’enfant libre et taciturne, ouvert au monde et au ciel que j’étais avant d’être « jeté » dans le monde turbulent de l’école maternelle qui n’eut pour moi absolument rien de maternel.

Le souvenir, vif d’abord (une construction intellectuelle élaborée sur la base de sensations fortes tactiles, visuelles et olfactives : une scène primitive sans son ni paroles) devint une image spontanée, une image heureuse en parfaite consonance avec ce que je ressentis au moment de l’écrire, consonante aussi avec ce que je ressentais à chaque fois que me revenaient en mémoire les souvenirs de ma prime enfance. J’avais trouvé les mots pour dire ce que je ressentais en me souvenant, en d’autres termes, j’étais au plus près d’un vécu que le souvenir me rendait présent.

Il ne pouvait en être autrement : il ne me restait que la langue pour, par des mots justes, des mots bien sentis, revivre indéfiniment ce que le souvenir faisait flotter dans ma mémoire. Tout partait d’un vécu sensible extrêmement prégnant voué à l’éphémère.

Le souvenir, l’image fixe qui s’imprimait dans ma mémoire, image fixe d’un vécu mouvant fait de gestes et empreints de sensations que j’ai dites fortes, voilà tout ce qu’il me restait d’une enfance longue de cinq années de vie. Singulière condensation que l’image poétique, à son tour, allait enfermer dans son écrin de mots.

 

 

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Il faut s’imaginer un cône posé à l’horizontale dont l’ouverture est aussi large que ce que la vie d’une enfant peut recueillir de sensations auditives, visuelles, tactiles et olfactives et qui va, la vie suivant son cours, se rétrécissant de plus en plus jusqu’à l’acumen de l’image poétique, les souvenirs étant l’étape intermédiaire d’un processus de condensation de plus en plus rigoureux.

Vigueur de quelques souvenirs chers et rigueur poétique seule à même d’en donner un aperçu synthétique…

L’acumen de ce processus vital correspond à un processus de condensation du vécu qui échappe à la disparition pure et simple par la libération d’une parole brève mais suffisamment sinueuse pour épouser « les ondulations de la rêverie » (Baudelaire) induite par les mots, réceptacles d’une expérience éphémère. Heiliges Gefäss, disait Hölderlin…

Les souvenirs, involontaires, deviennent, par leur remémoration volontaire, une somme impalpable que seule l’imagerie véhiculée par la rêverie peut convoquer à volonté dans un but d’apaisement : il est bon de se remémorer des instants de bonheur.

Les mauvais souvenirs, quant à eux, sont l’expression de traumas qui n’ont pas été résolus, le sujet les ayant subis sans pouvoir en contrecarrer la négativité qui menaça de le détruire (petites et grandes humiliations, agressions, etc…). Faute d’avoir été résolus, ces traumas empoisonnent la psyché et la vie de qui les as subis : ils se répètent sous forme de phobies et de cauchemars qui inhibent la vie, l’élan vital ayant été interrompu par une adversité malveillante. Ceci dans le pire des cas.

Les souvenirs d’une enfance heureuse au secours d’un vécu heureux à tout jamais perdu, la parole poétique au secours des souvenirs qui pâlissent au cours du temps, et enfin l’image poétique censée replonger son auteur dans cet heureux vécu, chose impossible : l’itération de l’image contredit le vécu semelfactif que le souvenir tendait déjà à répéter.

Souvenirs et images poétiques apparaissent plus comme un recours qu’un réel secours, le vécu qui meurt de vivre et ne vit que de mourir échappant à tout sauvetage qui s’apparenterait à une conservation pure et simple.

L’image poétique se substitue ainsi au vécu sans le tuer, sans l’annihiler, la vie s’en est chargé bien avant que l’image poétique salvatrice ne vienne à l’esprit de qui se souvient.

A la fin des fins, il ne reste, pour un temps, que les mots qui échappent à leur auteur voué à la disparition, pour peu qu’ils soient assez forts pour lui survivre, et surtout à condition qu’il y ait encore quelques lecteurs dignes de ce nom dans un futur qui se dérobe toujours plus à mesure que l’inculture et la barbarie progressent.

Il est bon d’écrire en se moquant du tiers comme du quart et en se fichant pas mal de la capricieuse postérité.

 

Jean-Michel Guyot

19 janvier 2024

 

 

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