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 Article publié le 17 mars 2024.

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On se laissera donc emmener en cette forêt digne des meilleurs moments de l’existence quand, malgré la sensation d’écrasement ou d’étouffement, on en vient à se dire que l’écriture est un merveilleux moyen d’aller au bout de ce qui nous a été donné.

Patrick Cintas

Ecrire comme question d’écrire, question qui porte l’écriture qui porte la question, ne te permet plus ce rapport à l’être - entendu d’abord comme tradition, ordre, certitude, vérité, toute forme d’enracinement - que tu as reçu un jour du passé du monde, domaine que tu étais appelé à gérer afin d’en fortifier ton « Moi », bien que celui-ci fût comme fissuré, dès le jour où le ciel s’ouvrît sur son vide.

Maurice Blanchot, La pas au-delà, page 9, 1973

*

Dans ce bref et modeste exposé, on se contentera d’être allusif, et même, disons-le, cavalier. Inutile en effet de s’appesantir sur ce que nous sommes nombreux à ressentir et à pressentir, nonobstant nos connaissances en la matière qu’il ne convient pas d’étaler - ah la confiture… - et dont une éventuelle synthèse, toujours partielle et forcément partiale, n’est pas de mise.

En l’occurrence, il s’agitait plutôt de mettre en évidence une déconfiture. Faisons fi de toute tentation et de toute tentative totalisante ! Faisons plutôt confiance à la curiosité et à la culture de tout un chacun, assurément un univers en expansion continue, pour peu que chacun fasse en tout preuve d’allant et de souffle.

Tout un chacun, le tout dans chacun…

Ce « tout dans chacun » que j’ai en vue, c’est bien sûr l’état actuel du monde tel qu’il est perçu ici et là, et ailleurs, en fonction de la culture héritée et acquise, en fonction aussi de l’idiosyncrasie de chacun, même si cette dernière tend à être niée par tous les régimes et les modes de pensée autoritaires voire totalitaires que la Terre porte, hélas, depuis que les hommes ont inventé ce qu’il est convenu d’appeler la politique.

De là à rêver, sur un mode nihiliste, d’une société aussi bien ordonnée qu’une fourmilière ou une ruche il n’y a qu’un pas que je me garderais de franchir. L’aventurisme révolutionnaire inévitablement meurtrier n’a pas plus ma faveur que le conservatisme bon teint, hypocrite et tout aussi meurtrier à ses heures. L’heure est grave depuis que la barbarie s’affirme à nouveau, avec un cynisme absolu, comme l’outil privilégié d’une cause qui se prétend légitime, l’est sans doute à bien des égards mais qui n’autorise en rien la déshumanisation de l’ennemi, hier de classe ou de race, avant-hier de religion, et aujourd’hui de classe, de race et de religion, depuis que les tenants du wokismenord-américain ont établi une hiérarchie de la valeur humaine en fonction de critères à la fois raciaux, sociaux et religieux. A ce train-là, la pensée victimaire n’a pas fini de faire des victimes.

Nous sommes engagés sur une pente dangereuse savonnée par une cohorte d’esprits chagrins ivres de justice à tout prix : qu’ont-ils donc à expier, ces nouveaux fanatiques ?

La politique tend à régenter-réguler tous les aspects de la vie, de la naissance à la mort, et c’est bien ennuyeux pour nous, libertaires, mais le monde est ce qu’il est, on s’en accommode comme on peut, en essayant de tirer notre épingle de ce jeu malsain, ce qui n’implique pas que nous devenions tous, comme certains hippies recyclés dans les années 80, des « golden boys » avides de fric, de sexe et de cocaïne ni des djihadistes sanguinaires ni des apôtres de la justice pour tous au prix de la mort de millions d’entre nous pour faire plaisir à une clique d’islamistes antisémites d’inspiration fréristes.

La mort donnée par procuration dont semble se délecter une certaine gauche « révolutionnaire », pas plus que la mort infligée par les tenants d’une certaine droite, où qu’elle se trouve, ne nous séduisent pas.

Le « tout dans chacun », soit le tout du monde tel qu’il s’offre à nous, êtres singuliers, fragments sur fragments infiniment, sorte de palimpseste à la fois insomnieux et amnésique qui ne cesse de croître à la manière d’un désert.

Tout porte à croire, aux yeux de certains nostalgiques, qu’il suffirait de retrouver un monde à la fois stable et fécond en tous points conforme à un modèle supposément préexistant - ordo mundi - : voilà bien le prisme décapant auquel s’attache une certaine littérature qui n’aura de cesse, tant qu’elle existera, d’en contester l’existence pure et simple ainsi que la fatalité récurrente qui s’y rattache comme sangsue sur une plaie vive, autant qu’elle se plaît à refuser catégoriquement un quelconque ordre des choses prétendument naturel ou divin.

Contre, tout contre la mort donnée-reçue, la littérature.

*

Je commencerai par citer un peu longuement le passage d’un livre remarquable écrit par Marie-Laure Hurault :

Il nous faut à présent engager les dispositions de ce qu’on entend par figure. La figure dit par avance son rapport au discours, elle porte avec elle un questionnement sur l’état de fiction, instaurant une réduction, voire une disparition de la présence, jusqu’à témoigner d’une présentation de l’absence, assurant la qualité ambiguë qui la touche parce qu’elle se révèle comme état limite. La question est de savoir pourquoi la figure instaure un effacement de plus en plus important et ce que sous-entend une pratique de plus en plus conséquente de ce qu’on pourrait tenir comme une possible défiguration. Effaçant progressivement la posture du sujet, la figure ruine ce qui tient lieu de mise en représentation, parce qu’elle met à l’épreuve l’idée d’une littérature qui représente le monde. Cependant, il est difficile d’apprécier la figure sans la comparer à ce qui l’a précédée, même si elle cherche à s’en séparer, et dès qu’on l’approche, elle déroute davantage. Le contexte textuel est régi par l’amplification de la réduction. Il est certain qu’en minant le personnage la réduction s’accomplit aux dépens de l’histoire et de la narration. Mais une chose est sûre aussi, alors que la fiction prend ses distances avec un mouvement mimétique elle forge son identité et, dépourvue de toute tentation de représentation, elle fait en sorte de ne (presque) plus prendre appui sur le réel si ce n’est sur la réalité du langage.

Marie-Laure Hurault, La figure, in Déclinaison de la fiction

 

Ce qui est acquis pour les uns, ne semble pas l’être pour d’autres ; acquis par des gens instruits et, hélas, inconnu ou inconcevable pour des gens peu ou pas du tout instruits. Ah le fameux capital culturel !

A fortiori, le savoir acquis par les gens savants, ne l’est pas par des gens certes instruits mais nullement au fait des enjeux - ce qui est en jeu dans ce qui se joue - dans tel ou tel domaine des savoirs humains.

Enjeux et perspectives sont les deux faces de la recherche ; les enjeux de la recherche engagent son avenir à moyen et long terme ; ils suscitent des espoirs et des attentes qui peuvent être déçus ou comblés au-delà de toute attente.

Rares, exceptionnels, uniques ou au contraire récurrents (à défaut d’être considérés comme banals) : des faits intriguent, excitent la curiosité dans tous les domaines de l’activité humaine mais aussi au-delà, dans l’infiniment petit qu’explore la physique quantique, dans l’infiniment grand qu’explore l’astrophysique.

L’essentiel est qu’il y ait de l’inquiétude partout, toujours, inquiétude qui est le véritable moteur de la recherche.

Cela étant posé, une remarque s’impose.

Ce que j’appellerais l’effet de masse qui s’applique à un domaine en particulier, la Littérature comme espace de dévoilement d’une recherche d’elle-même, objet pour une part donné par la tradition et pour une autre part en train de s’élaborer.

Recherche de la recherche, recherche au carré, menée par des créateurs et des universitaires qui en sont comme l’ombre portée, ces derniers ayant le mérite de définir les enjeux dans ce qui se joue dans la Littérature depuis plus d’un siècle maintenant, disons depuis Baudelaire, dans le domaine de la poésie, et surtout depuis Mallarmé, pour ce qui est du domaine francophone. (Depuis Hölderlin dans le domaine germanophone).

Tout un éventail de possibilités contradictoires actualisées dans des œuvres puissantes et singulières offre ainsi un champ de questionnement presque illimité à de jeunes et moins jeunes chercheurs mais aussi et surtout aux écrivains désireux « d’en être ».

La réflexion sur la pratique littéraire menée par les écrivains eux-mêmes va bien au-delà de la question de la maîtrise de l’outil rhétorique, de sa légitimité au regard d’une authenticité postulée supposément trahie par un excès de rhétorique.

Elle aborde les questions cruciales de la représentation du monde, du sujet comme personnage (et du personnage comme sujet), de son abandon « au profit de » la figure comme le montre bien le passage de Marie-Laure Hurault cité plus haut.

La triple dimension narrative, descriptive et psychologique du roman traditionnel a été abandonnée à des degrés divers au cours du vingtième siècle, or l’espace narratif raréfié qui en résulte n’a pas de quoi satisfaire un lectorat habitué à des romans truffés de personnages historiques ou fictifs. La plupart des gens en est encore à vouloir une « bonne histoire » avec des personnages solides auxquels s’identifier aisément.

Une contre-littérature « populaire » existe donc, plus abondante que jamais, destinée à répondre à cette demande.

A cela s’ajoute la littérature documentaire en vogue de nos jours qui se veut authentique littérature de témoignage. Dans une perspective militante, elle prétend donner à comprendre certains aspects du monde dans le but avoué de changer la donne, en espérant provoquer des débats censés faire évoluer les mentalités, lesquels changements sont à leur tour censés être pris en compte par « le monde politique » qui, bien entendu, a d’autres chats à fouetter en fonction d’agendas et d’enjeux électoraux.

On ne compte plus les ouvrages de géopolitique depuis que la Russie a attaqué l’Ukraine. Il y a là un effet d’aubaine pour beaucoup de journalistes et de spécialistes autoproclamés de la chose géopolitique, le désir d’un certain public de comprendre les enjeux de ce conflit aux répercutions mondiales encore incalculables étant par ailleurs bien légitime.

Un marché juteux, en somme, qui a le mérite de partir de bons sentiments…

Les « mauvais sentiments », quant à eux, les passions tristes, pour le dire autrement, sont l’apanage des propagandes d’Etat qui produisent beaucoup, contribuant ainsi à brouiller le paysage médiatique, et même intellectuel. Il se trouvera toujours des crétins pour louanger les autocrates…

Dans tout ce fatras contemporain, la Littérature n’occupe pas une place de choix, c’est le moins que l’on puisse dire. Le relativisme ambiant, quand ce n’est pas l’indifférence, et parfois même l’hostilité (ah l’anti-intellectualisme à gauche comme à droite ! Vox populi, vox dei !) tend à invisibiliser ce qui, de fait, se situe déjà dans les marges de l’activité humaine.

Il suffit que l’espace public soit saturé par un discours dominant ouvertement réactionnaire pour que les enjeux et les perspectives d’une recherche ainsi que les pratiques artistiques qui en sont la matière et la raison d’être soient ringardisés par une clique de godelureaux qui font la pluie et le beau temps dans les maisons d’édition, les émissions littéraires, les revues et les journaux grand public.

A l’évidence, le personnage comme sujet plein et entier opère un retour en force en littérature, je veux dire, dans ce qui est présenté et promu comme souhaitable par ceux qui en font commerce et l’impose au public avec le consentement béat de ce même public et aussi la complicité de critiques complaisants.

En ce moment, et sans doute pour longtemps, le conservatisme a le vent en poupe, en France, en Europe et partout dans le monde. Il est assez amusant, mais aussi navrant, de constater que les peuples anciennement colonisés, au nom de leur sacro-sainte identité culturelle valorisée et chantée par tous les anticoloniaux à la sauce woke, se raidissent face au mode de vie « occidental ». L’excision comme bien culturel immatériel de l’humanité, ça vous tente ?

Il serait amusant de parachuter nos néo-féministes en Afghanistan ou en Iran pour leur apprendre à vivre. On pourrait aussi les marier à des militants du Hamas.

Qu’il suffise ici de mentionner le traitement réservé aux homosexuels dans de nombreux Etats africains. Mais inutile de trop charger la barque en accumulant les exemples que l’actualité nous livre quotidiennement, et que géographes et historiens, diplomates, militaires et journalistes connaissent et commentent fort bien à longueur d’articles et d’émissions télé.

Les empires d’hier et d’aujourd’hui que sont les USA, la Chine et la Russie à la sauce Poutine en tête, lesquels profitent largement de la disparition des empires portugais, espagnols, néerlandais, britanniques et français à laquelle ils ont contribué, ne sont pas en reste en la matière.

L’état du monde, ou mieux peut-être son devenir chaotique - la fameuse remise en cause d’un ordre mondial injuste imposé par les USA à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, pour faire simple, ah vaste question ! - « tout cela » a de quoi inspirer un roman picaresque de plusieurs milliers de pages !

Mais qu’on se rassure : il ne verra jamais le jour !

Les propagandes gouvernementales, en particulier la plus agressive de toutes, la plus éhontée aussi, la russe, mais aussi tout ce qui s’écrit dans la presse, tout ce qui se dit quotidiennement à la radio, à la télévision, et aussi sur les « réseaux sociaux » partout dans le monde, a de quoi alimenter une gigantesque fable que tout un chacun peut triturer à sa guise en fonction de sa curiosité et de son niveau d’instruction.

C’est que l’heure, plus que jamais, est à « la cuisine personnelle ». Une bien jolie fable que cette « cuisine interne » qui n’a en fait rien de personnel, rien d’heuristique, et surtout rien d’artistique, et qui relève bien plutôt de la connerie pure et simple.

L’état du monde, le chatoiement des enjeux qui s’y dessinent autant qu’il s’y effacent, se heurtant, se combattant, s’éclipsant mutuellement, ce clignotement de signaux contradictoires en nombre toujours croissant, voilà qui donne le vertige et pose, en fin de compte, pour nous, hommes et femmes qui écrivons d’arrache-pied, la question de l’art et de la littérature au sein d’un monde qui s’en passe allégrement, lui préférant les joies du sport-spectacle, les facilités de la littérature au ras des pâquerettes, les mièvres ou tonitruantes bluettes de la chanson rappée ou non, les passions politiques délirantes, les complots, les théories ésotériques farfelues, etc… bref le fatras post-moderne qui fait désirer à un nombre apparemment croissant de « gens » le retour à un ordre moral et politique rassurant.

Ah la liberté ! Toujours elle ! Qui désire encore l’exercer de nos jours ? A n’en pas douter, la connerie humaine a de beaux jours devant elle.

En attendant, reste à se réjouir encore et le plus longtemps possible de ce que « ..l’écriture est un merveilleux moyen d’aller au bout de ce qui nous a été donné.  », comme nous le rappelle Patrick Cintas.

Et ce dans toutes les directions esthétiques - toutes passées, mais certaines plus que d’autres - qu’il vous plaira d’emprunter.

 

Jean-Michel Guyot

14 mars 2024

 

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