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6 - Minuit cinq (Jules) & Dimanche de Léo (Pierre)
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 Article publié le 14 avril 2024.

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Jules parlePierre écrit

Minuit cinq

Jules

 

Raconte-toi, dit Mandale. Quelque chose comme ça. Un soir de demi l. Il avait déjà tourné. Et même monté. Mais pas de titre. Des essais à voir entre amis. J’avais jamais écrit comme ça. Je veux dire : pour moi. Pas dicté. Écrit. D’un côté, le Monde ; et de l’autre : l’enfant. Principe : l’enfant n’entre jamais dans le Monde. Il nous quitte avant. Suicide ou assassinat. Mais autant que je me souvienne, personne n’a jamais eu l’intention de me tuer. Reste : suicide. Mais ça c’est l’enfant du roman. L’enfant que j’ai été est aujourd’hui un homme. Rex. Peu de public. Mais Mandale est satisfait. Il est sorti de la cabine pour saluer les gens. Pas un pop corn par terre. Ni un mouchoir sur les accoudoirs. Ça sentait pas le foutre. Il reçoit les mercis et les louanges avec le même faciès affable. Puis il revient dans la cabine parce qu’une bobine s’est dévidée. Il ne jure pas. Il referme la porte sans bruit.

Dans la rue, j’arrête pas de m’angoisser. Cette histoire de cadavre devrait pourtant me procurer de la joie. Celle du divertissement qu’on n’attend plus. Mais j’angoisse tous les soirs à la même heure. J’y peux rien. Quoiqu’il arrive de joyeusement positif.

— T’as pas l’air d’avoir joui, me dit Myriam qui me tient le coude.

— Que j’ai joui ! Mon scénar ! Du tout moi !

— Mandale a raté quelque chose… ?

— Rien ! À la lettre qu’il a tourné. Mais…

— Mais ?

— Ces deux… ah ! Ces Asiatiques qui n’ont pas l’air de Mongols…

— J’ai ramené aucun Turc dans mes bagages…

— J’ai pas dit ça ! Folle angoisse. Qui est cette femme ? Qui était-elle ?

— Si ça se fait…

— Oui ? Quoi ?

— Non… Rien. Rentrons. J’ai hâte de me coucher. Je bosse demain.

Voilà. Vous en savez un peu plus. Je sais pas si ça vous est utile… On a fini par les croiser. Mais rien. Pas un mot n’est sorti de ma bouche. Ou alors Myriam avait la main dessus. Elle pressa le pas. On a atteint l’autre rive sans parole. On courait presque dans la dernière rue avant la nôtre. Entrée autorisée. Lit. Noir. Elle ronfle. J’ouvre la fenêtre. Feu rouge. Vert. Phare dans la gueule. J’ai vu ce que j’ai vu. J’irai voir les flics. Je savais pas pour le sas. Bat Bat briquait la moto. Un gosse que je connaissais pas s’intéressait à la mécanique, mais son père n’avait qu’un 50. Un cylindre poussif avec les lumières d’origine. Mais là : deux cylindres et quatre temps ! On peut aller au bout du monde avec ça. Au fait, j’en venais. Il me humait, le bestial ! Mais c’était lui qui sentait le bouc. Est-ce qu’on avait assez d’essence pour arriver là-haut sans pousser. Savais-je ce que c’était de pousser un 350 dans la pente ? Il avait aidé son père à ramener son engin tombé en panne de l’autre côté des montagnes. Et c’était qu’un 50 ! Comment tu fais de la littérature avec ça ?

— Jamais en panne, dit Bat Bat. Des années de service et pas un pépin.

— Ouais mais t’es pas allé au bout du monde.

— Tu sais même pas ce que c’est, le bout du monde. Et tu iras jamais. Moi (demande au monsieur) j’ai été à Paris. En plein mois de mai. À un an près.

— J’ai pas demandé à vous accompagner, dit le gosse qui comprenait pas tout et s’en grattait le cul.

— On aurait pourtant eu besoin d’un larbin dans ton genre, petit. J’ai de quoi payer. Mais j’ai plus le side.

— T’as eu un side !

— Que j’en ai eu !

— Et qu’est-ce qui est arrivé à ton side… ? (moi)

— Il est en Russie maintenant. Mais me demandez pas de vous raconter pourquoi ni comment. J’en ai marre de me répéter.

— Mais c’est que j’ai pas entendu, moi !

— Même que si t’as pas entendu, ce serait répéter. Et j’ai pas envie.

— Un autre jour… ?

— Qui sait ?

Le gosse a l’air satisfait par cette perspective incertaine. Il doit pas avoir grand-chose d’autre à se mettre sur la langue. Il s’approche de la moto et la touche, ce qui provoque un frémissement à la surface de la nuque de Bat Bat. Tsetseg sort à ce moment-là de la yourte. Myriam est enceinte. Ai-je bien compris ?

— C’est une bonne nouvelle, dit Bat Bat sans émotion excessive.

Ça va compliquer les choses, oui. Ils ont un droit du sol les Mongols ? Bat Bat n’en sait rien. La moto est prête. Dommage pour le side. Faute d’un larbin, on aurait pu amener une chèvre. Du lait pour le voyage. Et de quoi négocier avec A et B si jamais…

— Mais vous n’avez plus le side, dit le gosse que ça fait marrer.

Bat Bat rate exprès le coup de pied au cul. Il a jamais fait de mal à un gosse. Ni effrayé. En moto, il ralentit s’il en croise sur le chemin de l’école.

— C’est vrai, dit le gosse.

Et il ralentit pour illustrer. La larme à l’œil. Il aurait bien aimé ce voyage. Et il aurait trouvé le moyen de faire de la place à la chèvre. Il s’y connaît en chèvre.

— Il ne connaît que ça, rumine Bat Bat en modifiant légèrement la position du rétro. Il écrira jamais des bouquins.

— Les bouquins, je les mange ! Comme les chèvres !

Rieur, ce gosse. Et malheureux au fond, mais ça se voit pas. Faut ressembler à un homme si on veut en devenir un. Les filles ont bien des poupées. Ça les retarde pas.

— On partira demain matin à l’aube, dit Bat Bat. On y sera en fin d’après-midi, si on crève pas.

— Mais t’es jamais en panne…

— J’ai dit panne, pas crevé.

Myriam est enceinte. De mes œuvres. Tsetseg en est toute joyeuse. Elle a fait fumer le poêle. Bat Bat tousse. Ça l’amuse pas, les conneries. Il en oublie de féliciter Myriam. Le gosse rejoint la fillette dans un coin ludique de la yourte.

— J’écris des bouquins sérieux sur mon enfance que j’ai vécue à la campagne. Mais pas une campagne mongole. On avait une rivière et même un château. Et des arbres à foison. De la vigne et du pain ! Comme si c’était hier que je m’en rappelle. Mais cette histoire m’interrompt en plein chantier. Je veux savoir. Qui était cette femme et pourquoi ils l’ont tuée. Je n’invente rien. Pourquoi auraient-ils quitté Paris sinon ? C’est quoi cette histoire d’omoplate ? J’ai jamais vu des Mongols fourguer des omoplates aux touristes ! C’est de quoi ces omoplates ? De chameau comme dans le Coran ? Qu’est-ce qui ya d’écrit dessus ?

Là, Bat Bat peut pas répondre. Il a jamais rien vu d’écrit dessus. On en trouve dans tous les abattoirs. Ça se blanchit à l’eau bouillante. Ya un marché à Paris.

— Mais je peux pas en dire plus…

— Dis plutôt que tu veux pas en dire plus !

— Si je savais, je te dirais, mec…

— Qu’est-ce que t’es venu foutre à Paris quand on s’est connu ? Et d’abord pourquoi on s’est connu ? (criant) Qu’est-ce que je fous ici ?

Ça paralyse les gosses au milieu de leurs jouets. Pourquoi j’ai crié. J’ai pas le sens du bonheur. Pas même de la joie. Le ventre de Myriam me rend fou. Ah ! Et puis merde ! J’écris pour être lu par des écrivains. Pas par des cons qui n’écrivent pas. Et encore que pas tous les écrivains : pas ceux qui s’arrangent pour pas crever de faim en se mettant au service des rois et des cons. Je limite mon lectorat. Par passion pour l’écriture.

— Il dit ça pour rigoler, dit Myriam. Il le dit tout le temps. (imitant) Qu’est-ce que je fous ici ? Et qu’est-ce que j’y fous pas ? C’est des questions métaphysiques de haut niveau. De celles qu’on ne comprend pas si on n’a pas les bases. Ça les rend marrantes. (mains sur les hanches, jouant) Et on se marre !

Du coup les gosses savent plus s’ils doivent rire ou aller voir ailleurs. De pleurer sont bien incapables. On ne pleure pas à cet âge pour des raisons métaphysiques. Ya plein d’autres raisons de pleurer. Manquent pas. N’allez donc pas imaginer que mon Pierre est un métaphysicien avant l’âge requis. C’est un gosse comme les autres. Mettez-lui un jouet entre les mains et il joue. La poupée de la petite voisine, qu’il encule (la poupée, rarement la voisine) ou sa propre queue infatigable à force d’exercice. Mais ah ! ce don de l’observation. Il prend le temps. Si j’étais Mongol, je leur enseignerais le temps à ces deux petits qui finiront peut-être par s’aimer et se reproduire. Vous aimez pas les gosses ? N’en faites pas. Et si vous en avez déjà, sortez de la maison pour aller aux champignons. Bat Bat est d’accord avec moi. Tsetseg moins. Myriam me récompensera pas ce soir.

 

 

Dimanche de Léo

Pierre

 

Un dimanche, il se sentit malade avant la messe et vomit ce qu’il venait de manger, violant le jeûne. Sa mère trouva une pièce de monnaie dans le vomi. Son père l’examina et déclara que le vomi était tombé sur la pièce. Elle appartenait à quelqu’un. Il fouilla dans ses poches et en sortit toutes les pièces de monnaie qui s’y trouvaient. Il les compta sur la table. L’enfant avait encore envie de vomir. Il le dit. On le pencha sur l’évier. Sa mère peut-être. Non, elle n’était pas assez forte. Ses pieds ne touchaient pas le sol. Il voyait le docteur qui mettait de l’ordre dans ses poches. Il n’était pas heureux d’être un enfant. C’était peut-être le cousin Jean qui le soulevait à la hauteur de l’évier. Vomir n’était pas plus facile dans ces conditions. On lui versa un broc d’eau sur la tête pour lui remettre les idées en place. Peut-être sa mère.

— C’est l’heure, dit son père.

L’eau et la brillantine dans ses cheveux. Il avait une serviette sur la tête. Il pouvait voir les pieds de sa mère, les bottines pointues, blanches, ajourées sur le côté interne, le bas de soie blanche et plissée en pointe vers la plante. La serviette disparut. Son père était debout près de la table, une main jouait avec les pièces dans la poche, l’autre avec la canne, il caressait le pommeau à tête d’androgyne. La pièce était sur le potager, propre et presque sèche. Sa mère n’était plus là.

Lucille s’était habillée ce matin. Jean tenait sa main. Ils attendaient sur le perron, en plein soleil, le perron de derrière, qui donne dans la cour aux acacias, et non pas sous la treille. La voiture pétaradait sous l’appentis en face. Le vomi avait laissé une trace sombre sur le carrelage. Son père lui expliqua brièvement que c’était à cause de l’acide, ou à cause de ce qu’il avait mangé, la couleur ou l’acide, l’un ou l’autre, ou les deux. Sa mère descendit l’escalier. Elle était coiffée maintenant, presque belle, la mantille était fixée à ses cheveux par un peigne d’ivoire. D’habitude, le peigne était de corne. Il s’étonna qu’elle eût changé cette habitude. Il se promit de la surveiller.

— C’est l’heure passée, dit son père.

Ils n’allaient pas la messe. C’était l’après-midi. Quatre heures peut-être en été. Une brise humide arrivait des sapins, étourdissante aussi, nécessaire.

— Il a mangé comme nous, dit sa mère.

Son père passa entre Jean, peau blanche habillée de noir, et Lucille, peau noire enveloppée de blanc. Peut-être pas, dit son père et l’enfant ne se souvenait pas en effet d’avoir mangé autre chose que ce qui était sur la table et d’en avoir mangé modérément comme d’habitude, il avait mangé de tout et n’avait pas exagéré. Lucille avait mangé à côté de lui. La chair est une caresse, pensa-t-il, sinon je vendrai mon âme au diable. L’expression lui avait plu. Elle était apparue plusieurs fois dans la conversation. Le docteur prétendait que le diable n’existait pas.

— C’est un personnage, avait-il dit pour scandaliser son épouse, mais elle n’avait pas bronché, Lucille avait à peine tiqué et la pensée de l’enfant se modifia encore au contact de cette réalité à laquelle il s’efforçait d’appartenir : la chair de la femme est une caresse si le diable existe.

Ce fut peut-être à ce moment-là qu’il avala la pièce. Il n’avait pas demandé à qui elle appartenait. Il l’avait cachée sous la langue. Ainsi s’expliquait à la fois l’acide et la couleur.

— Tout s’explique, avait convenu son père.

L’heure était passée d’une bonne heure.

— Ce n’est rien, avait dit le cousin Jean.

Rien, qu’est-ce que c’était ? La voiture s’éloigna sur le chemin, soulevant la poussière sinon elle aurait semblé flotter sur la terre jaune et il aurait imaginé un voyage sans retour. L’aïeule était sous la treille, le chien lui léchait le coup de pied, elle sommeillait. En traversant la cuisine, il vérifia que la pièce était toujours sur le potager.

— On ne vomit pas une pièce, avait expliqué son père, on la... il ne dit pas le mot et tout le monde sourit.

Ils étaient sur le point de partir.

— Où allons-nous ? demanda l’aïeule.

On venait de l’installer sous la treille.

— Mais toi tu ne viens pas, Maman !

C’était tout. Elle restait avec l’enfant, il promettait de ne pas s’éloigner, il chassera les mouches et les guêpes qui agaçaient l’aïeule, comment ! je ne viens pas ! Il n’en avait jamais été question.

— Elle comprend ce qu’elle veut, ou elle se fout de nous, confiait le docteur au cousin. Promis ? demanda-t-il d’une voix forte.

Pierre secoua la tête, mais ne dit rien.

— Il y a des mots qu’on ne lui arrache pas !

Lucille faillit mettre la main dans ses cheveux, il empêcha la main de s’empêtrer dans ce mélange de soie, d’eau et de glycérine, de parfums aussi, violettes et poivres, de couleurs enfin, elle ne savait pas qu’il y avait du bleu, ni pourquoi.

— La lumière, expliqua le docteur, il y a de l’ombre dans la lumière, et inversement.

L’aïeule était entrée dans ce silence obstiné qui est en réalité un moment de réflexion consacré à la recherche de la cruauté exacte. Ils n’attendirent pas qu’elle en fût sortie.

— Pour une fois ! dit la femme du docteur à Lucille.

— Promis ? répéta le docteur, ou simplement : promis !

La voiture disparut, la terre retomba, les animaux étaient revenus à la clôture et broutaient l’herbe des fossés.

— Tu n’iras pas plus loin que le puits de ce côté-ci, et que le pommier de ce côté-là, dit l’aïeule.

Il avait promis. Il tenait toujours ses promesses. Il n’y avait jamais aucune raison de ne pas les tenir. Peut-être la peur, mais il s’agissait alors de renoncement et il pouvait toujours s’expliquer.

— Qu’est-ce que j’ai entendu ? dit l’aïeule, cette pièce ?

Il ne répondit pas. Il alla jusqu’au puits et menaça de s’y jeter. Ensuite il courut jusqu’au pommier et il y grimpa.

— Tu es fou ! dit l’aïeule en riant.

Il n’était pas fou.

— On ne peut pas traiter de fou quelqu’un qui délire, avait professé son père à table. Le délire est une mauvaise explication, c’est tout. Je veux dire qu’il la contient et qu’on n’a pas le droit de le dénoncer. Tout est à recommencer. Mais en recommençant par quoi ? Vous vous souvenez ? demanda-t-il à son épouse.

Silence. Lucille enseignait aux filles à se cambrer. Mains posées sur les hanches, elles caquetaient avec elle. Jean avait trop bu pour répliquer. Il s’en tenait à des signes d’approbation que le docteur lui demandait d’éclairer, mais il n’insista pas, l’objet de la leçon portait sur la mère, ou l’épouse. Verticale de l’homme, horizontale de la femme, une croix pour l’humanité. Le haïku était imparfait, il le reconnaissait, mais il n’était pas le poète du respect dû à la prosodie, il préférait se laisser violer par elle, jusqu’à satiété. Il ne dit pas : silence. Pierre avait pensé silence juste avant le mot satiété dont le sens pouvait être approximatif sinon inexact. Silence au viol voulait dire quelque chose. Satiété de la prosodie, rien. Lucille avait une mélodie en tête. Le docteur la trouva charmante. La mélodie. Lucille. Ses caresses. Sa discrétion.

— C’est absurde ! s’écria la femme du docteur.

— Ce qui est absurde, dit le docteur, c’est que vous mettiez toujours tant de temps à vous rendre à l’évidence. Nous tuerons ce que nous n’aimons pas et ce qui nous aime nous tue.

Le cousin Jean fredonnait maintenant.

— Qu’est-ce que c’est que cette chanson ? demandait l’aïeule à travers le rideau.

Pierre n’avait pas encore vomi. Sous sa langue, la pièce provoquait une intense salivation.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda l’une des filles.

— C’est curieux que nous portions le même prénom, dit l’autre à Lucille.

— C’est le prénom qui est curieux, dit le cousin.

— Personne ne répond à ma question ? demandait l’aïeule.

Non, personne.

— Si vous revenez, dit-elle mais elle ne continua pas.

Si vous revenez, quand ? Avant l’heure ? Après l’heure ? À quelle heure si c’est une heure ? pensa Pierre avant de vomir. Maintenant l’aïeule dort tranquillement. Les insectes ont fini de l’agacer. Pierre s’est aventuré au-delà du puits. Il a atteint le bois. Il n’est pas entré. Il aime la lumière du bois. Toutes les lumières devraient posséder ce charme. Mais il y a la lumière du ciel, violente et blanche. La lumière de la lampe. Celle de l’ampoule l’intrigue. Elle éclaire le bureau du docteur. Il y a une autre ampoule dans le salon, mais on ne s’en sert pas. On dit qu’elle est grillée. La bulle de verre est un mystère moins convaincant toutefois que le quinquet qui est une luciole arrachée à la nuit. On promène la lumière. On la suit. Elle ne laisse pas de trace. Elle ne meurt pas. Il y a toujours un moyen de la faire renaître.

— Joli nom du feu, a dit son père.

L’eau est le joli nom des miroirs. Ou l’inverse. Le nom de l’infini est dans l’air. Que reste-t-il ? Les pieds sur terre. La terre en boule. Boule de feu qui devient terre dans l’air doublé d’eau. C’était facile de jouer avec les éléments de l’antiquité. C’est autre chose de penser avec ce que nous savons maintenant des éléments. D’ailleurs on ne joue plus. La vie n’a pas changé, certes. Le même coût, la même durée, le même pouvoir d’appropriation, la même cruauté, le même futur. Ne plus jouer. Donc : travailler. Et rechercher l’ivresse à l’heure de l’ivresse. Le docteur parlait de l’ivresse en connaisseur. Pierre regardait à travers la bouteille, à travers la distance du verre et de l’alcool, le riquiqui : il avait goûté au canard et l’avait trouvé agréable.

— Tu ne sais pas dire autre chose ? lui avait demandé Léopoldine (la sœur de Lucille qui porte le même nom que la femme impure que Jean amenait à la maison en prétendant qu’il en était amoureux) ou bien ce n’était plus une question, elle lui disait ce qu’elle pensait de lui et ce qu’elle ne pensait pas de l’agréable.

Il aimait ses yeux. Évidemment, c’est facile de s’en souvenir puisqu’elle ne vit plus maintenant. L’aïeule dormait sous la treille. Il revenait du bois. Il avait pensé à un tas de choses et n’en avait retiré que de l’amertume. Il appelait ce sentiment de l’amertume parce qu’il était le contraire de l’agréable. Ce n’était pas une explication, mais il n’avait parlé à personne, il ne devait aucune explication sauf à Léo qui avait eu envie de vomir à cause de lui. La vision du bois l’avait d’abord tranquillisé. Il se sentait aussi tranquille que l’aïeule endormie le paraissait. Il s’était assis à califourchon sur un tronc couché en travers du ruisseau. Il écoutait le ruisseau et sentait l’odeur de la terre sans cesse renouvelée. Il savait qu’il aimait la nature plus que tout, à condition que la nature fût un jardin et que ses limites ne lui inspirassent pas la peur des lendemains. Il aimait la ville à cause de ses rues et de ses appartements, il aimait les boutiques des rues et le grand fleuve couteau où naissait une île ou une citadelle, c’était trop loin maintenant pour s’en souvenir. Il aimait aussi les prés, les chemins, le village toujours inachevé et parfaitement à sa place dans le paysage, il aimait le froid et le champ, l’immobilité, les glissements, les petites douleurs et les grandes peines provoquées par le rêve.

Le bois descendait avec le ruisseau. On entendait la cascade, on devinait un plan d’eau, une autre cascade et puis tout devenait noir ou indescriptible. Il aimait cette condamnation au silence. Il aimait se taire au bon moment. Seuls les insectes paraissaient indifférents à son attente. Même les fleurs lui semblaient rebelles. Il finissait par s’en aller. Léopoldine n’était pas très belle. Elle était gentille et il avait envie de se faire aimer d’elle. Il redoutait son corps solide et un peu lent. Lucille était affectée d’une lenteur différente. Il revint dans le soleil. Il était au milieu du pré. Il voyait le puits et même le pommier de l’autre côté de la cour. La treille lutinait l’ombre, mais il ne voyait plus l’aïeule. Il pouvait voir le guéridon blanc et même distinguer la cruche et le verre. Il y avait un torchon plié en quatre sur le dessus de la cruche. C’était une belle nature morte et Lucille leur avait promis de la peindre. Elle possédait une boîte de couleurs que le docteur lui avait offerte pour fêter la fin ou l’achèvement d’une enfance à laquelle elle tenait encore, la preuve était qu’elle ne peignait jamais ce qu’elle avait promis de peindre — pourtant, elle savait regarder, et même composer.

— C’est dommage, avait déclaré le docteur en lui caressant la joue.

Il voulait dire : pourquoi es-tu si belle ? Ce qui ne voulait rien dire de précis et tout si on se laissait aller à ne plus penser à cette histoire. Pierre avait à peine regardé la nature morte proposée par Lucille.

— C’est vrai, avait dit le docteur et il avait rapproché le verre de la ligne d’horizon.

L’œil de Lucille était d’une profondeur fascinante.

— N’oublie pas de peindre les mouches ! avait lancé l’aïeule que Jean et son père amenaient dans le fauteuil.

— Des roues, ce ne serait pas un luxe, avait dit le docteur.

— Tuez les mouches d’abord ! avait dit l’aïeule.

Pierre se sentait exclu de ces conversations. Non pas étranger, ou réduit au mutisme par la force des rites ou des habitudes. Exclu, en arpenteur des marges de la vie réelle ou tranquille qui se passait de lui.

— Si je meurs maintenant, avait dit Léopoldine, le monde s’écroulera sur mon cadavre.

Elle avait raison. D’autant qu’elle lui démontrait que sa mort à lui resterait sans influence sur l’existence des autres. Elle mourrait, tandis qu’il disparaîtrait. Le docteur l’aimait comme sa propre fille.

— Et tu es jaloux, dit-elle, ce qu’il refusait de reconnaître devant elle, si jamais il était affecté de cet horrible sentiment, ce dont il pouvait, rétorquait-il, douter en toute conscience. La conscience de quoi ? demanda-t-elle.

Le docteur aimait cette gentille laideur et Pierre comprenait le désir que lui inspirait en même temps l’étourdissante beauté de Lucille et de son double. Il traversa le pré du coté du soleil. À l’ombre, l’herbe était réduite en cendres. Il haïssait l’odeur du feu éteint. L’expression ne convenait pas à sa pensée, mais il n’en connaissait pas d’autre. Le feu s’éteint et continue d’exister dans sa trace grise et blanche. Il enjamba facilement le portail de planche qui était presque couché dans la broussaille. Maintenant il y avait la Lucille de Jean, noire et intransigeante, sévère même, inévitable. Luciole s’émerveillait.

— Luciole ? dit Léo, oui ! pourquoi pas Luciole !

Cette idée la ravissait et Lucille elle-même en était enchantée. Pierre avait souvent pensé aux lucioles de Lucille. Ce pouvait être ses yeux. À l’origine ce furent sans doute ses yeux. Puis les seins aperçus par hasard, hasard d’une chemise dont Léo portait la pareille, mais les seins étaient grotesques et le sexe évident comme celui d’un garçon, mais qu’en savait-il ? Luciole remplit le verre d’une eau qui changea l’horizon. Le rouge eût donné trop de réalité à ce qui n’en est pas. Elle écarta la pomme proposée par quelqu’un qui pouvait être Pierre lui-même. Personne n’avait touché au tableau. Il était peut-être d’ailleurs le seul à y penser maintenant. Peut-être parce qu’il était seul pour le regarder. L’aïeule penchait une tête de mort. Ses mains frémissaient sur les accoudoirs. La brise était tombée. Il faisait bon maintenant sous la treille. Les insectes s’agglutinaient sur les fruits.

— Ce sont les meilleurs pièges, avait expliqué le docteur à l’aïeule.

Il lui promettait une après-midi tranquille. Personne ne pensait plus à la promesse de Luciole. Pierre revenait sur les lieux pour tenter d’en mettre à jour la secrète intermittence. Il s’assit sur une chaise qui n’était pas la sienne. L’aïeule ne devait dormir que d’un œil. Elle ouvrit l’autre pour lui ordonner d’aller chercher son « paillasson ». C’était ainsi qu’elle appelait la chaise sale, autre nom de la chaise sur laquelle il était condamné à s’asseoir. Il voulait se montrer docile avec elle. Il y réussissait parfaitement. Ces sautes d’humeur étaient de courte durée. Du moins celles qu’elle lui destinait. Sinon, elle était capable de cruauté. Et on finissait toujours par lui demander poliment de fermer son caquet. Le caquet, la gueule, le four. Il revint avec le paillasson en question. Il se sentit sortir de l’ombre de la cuisine. Il sentit l’effort nécessaire pour sortir de l’ombre. Ce n’était pas le poids de la chaise. C’était la matière de l’ombre à la surface de son être où elle prenait une existence lente, comme si son esprit reconnaissait les lieux et qu’il lui en montrait le chemin. Cela lui arrivait de plus en plus souvent, presque tous les jours maintenant qu’il était en âge d’ouvrir un livre, son père en possédait de fort documentés sur le mal, appelons cela un mal parce que ce n’est pas un bien qu’on se targue de posséder à l’insu des autres ou contre les autres soyons sincères et ne lésinons pas sur le pouvoir réducteur des mots — sur le mal qui (il possédait des livres) lui promettait une fragilité (le docteur) contre laquelle il aurait toujours tort de se rebeller.

Les livres se trouvaient dans l’antichambre du cabinet de consultation où le docteur exerçait ses talents depuis toujours. La pièce était éclairée par un bec de gaz en applique sur le mur tapissé de fleurs et de plantes arabesques. Motifs repoussoirs d’un paysage idyllique où le bonheur était un personnage et la femme une idée à trouver dans la perspective des chemins. Les ailes d’un moulin indiquaient le sens du vent auquel le regard devait se soumettre sous peine d’incohérence. Il s’asseyait sur le fauteuil d’ami. Son père ne l’utilisait pas. Quand il venait lire dans cette intranquille retraite, il amenait le fauteuil de son bureau. Les roulettes d’acier avaient imprimé leurs traces dans les chevrons du plancher et sur le tapis, elles s’enfonçaient dans cette moquette approximative pour en marquer le territoire, le fauteuil d’ami avait probablement marqué le sien, mais il était si lourd qu’on n’avait sans doute jamais songé à le déplacer, même pour balayer la poussière qui s’accumulait dessous depuis... mais depuis toujours. Le coussin appartenait en titre à Pierre qui avait le droit de le ranger dans le placard d’un bahut dont les autres portes ne s’ouvraient pas parce qu’elles contenaient des souvenirs de famille dont l’interprétation pouvait se révéler difficile. Le docteur avait promis de lui en parler plus tard, à l’aurore de sa maturité, et Pierre avait pris aussi ce mal en patience, mais en cela il n’avait point de mérite puisque c’était un mal parfaitement indolore. Sa curiosité seule souffrait de cette mise sous clé d’un trésor qui eût peut-être nourri avantageusement son imagination vadrouilleuse des chemins que la vie avait mystérieusement ou absurdement (l’histoire, celle des Sciences et des Lettres, déciderait pour lui) empruntés pour produire finalement ce qu’il était, ou ce qu’il n’était pas. Le lignage avait son importance, comme l’héritage.

Ces idées, inévitables par la force du droit, avaient été puisées à la source ou au moins devait-on leur inspiration à des phénomènes de surface capables de transformer la vie en enfer. Mais le docteur portait peu d’intérêt au droit. La chair était son seul jeu avec les autres et il avait assez de science pour remédier efficacement aux atermoiements de la mécanique existentielle. Il en parlait en pédagogue parce qu’il espérait encore que son rejeton ne jetterait pas finalement son dévolu sur les chevaux comme cela arrivait à leur famille depuis tant de générations qu’on ne se souvenait plus avoir exercé un autre métier. Pierre avait d’abord aimé le vocabulaire des chevaux. Puis les chevaux l’avaient séduit. Ce qu’ils représentaient maintenant qu’il n’était plus question de se passer de leur compagnie. Ce qu’ils limitaient, ce qu’ils exagéraient. Il courait avec eux dans le pré. Il les avait vus naître. Il avait aidé aux mises bas. Il avait caressé les joues tremblantes des juments, absorbé entièrement par le profil du regard qui semblait se lamenter et en même temps promettre beaucoup. Le docteur accouchait les femmes dans le plus grand secret et toujours dans leur maison. Les juments étaient entourées de tous. Elles mettaient bas dans la foule des visiteurs venus pour s’émerveiller encore. Une fois il avait vu l’enfant dans un torchon maculé de sang et il l’avait cru mort. Ou bien le docteur l’avait-il réveillé d’une torpeur qui n’était pas encore la vie et qui pouvait être la mort. Il n’avait pas entendu le claquement de la main sur les fesses. On le lui avait expliqué et l’enfant était à l’endroit quand il rouvrit les yeux sous l’effet d’une bourrade. Une espèce de folie marquait visiblement le visage de l’enfant nouveau-né. Il aurait pu penser à une douleur plus explicable, mais il n’y avait plus rien à faire pour le raisonner maintenant que sa décision était prise. Il avait jeté son dévolu sur les chevaux de son oncle qui était le fermier de la propriété familiale. L’oncle ne l’aimait pas et le taquinait méchamment. Il avait un fils et deux filles. Le fils était devenu proxénète et l’une des filles était morte dans la rivière. L’autre n’avait épousé personne. Le docteur s’était retrouvé seul au moment de franchir la vieillesse promise depuis si longtemps. La devanture de la boucherie de Pierre, qu’il voyait de la fenêtre où il passait son temps, un livre sur les genoux et les mains sous le plaid, lui procurait de quoi se désespérer jusqu’à épuisement. Il ne mourut jamais en effet. Pierre eût plutôt la sensation d’une disparition.

Léo était-elle morte ? Luciole mourut certainement. Lucille finit par ne plus faire parler d’elle et le cousin Jean, qui l’avait épousée, élevait les chevaux que Pierre conduisait à l’abattoir. Il avait été une fois sur le point de deviner cet avenir. Son père lui avait interdit les exercices de divination, mais sa mère les pratiquait encore. Elle n’avait pas le choix d’ailleurs. Un coin de sa chambre révélait un savant mélange de piété et d’hérésie. Une niche était aménagée dans le mur. Une moulure de stuc doré en formait l’embrasure. Le regard entrait par ce rectangle parfait. Une cheminée assurait l’évacuation des fumées. Son conduit courait sous la tapisserie et regagnait celui de la cheminée au rideau toujours tombé parce qu’elle n’y allumait jamais le feu dont la chambre manquait cruellement en hiver. Il y pénétrait rarement en dehors des leçons qu’elle lui prodiguait. Des brandons d’encens procuraient une abondance de volutes dont les caprices géométriques l’étourdissaient pour commencer. Agnès était agenouillée près du lit et semblait prier. Le docteur était absent pour quelques jours qu’il passerait soit à l’hôpital où il avait ses œuvres, soit dans le lit d’une maîtresse qu’on ne nommait jamais, mais dont il parlait beaucoup. Agnès avait amené le couteau symbolique destiné à lui couper cette langue. Pierre ne savait rien de ces propos et il aurait donné beaucoup pour s’informer au moins de leur teneur. Il tenait moins à leur saveur ou redoutait d’avoir à y goûter. Le couteau était posé sur un coussin que sa mère avait confectionné en deux ou trois veillées. Le docteur l’avait observé d’abord d’un œil amusé puis avait demandé à quoi diable pouvait bien servir un coussin aussi petit. Les broderies du lendemain le renseignèrent peut-être, car il se tut et demeura renfrogné pendant toute la soirée. Pierre savait. On attendait le départ du docteur. Cette impatience le ravissait. Il passa la dernière soirée à classer les papiers d’un séminaire.

 

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