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8 - Minuit sept (Jules) & Le morio (Pierre)
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 Article publié le 28 avril 2024.

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Jules parlePierre écrit

Minuit sept

Jules

 

Une balle dans le pied ? Comme en 17. J’avais pas vraiment envie de souffrir à ce point. Mais peut-être que je souffrirais encore plus sur la route. J’avais aucune idée de ce qui motivait Bat Bat à me filer un coup de main pour sortir ce cadavre de l’anonymat auquel A et B l’avaient condamné. Mandale s’est recouché sur ce conseil d’ami. Il connaissait pas lui non plus le degré de souffrance qu’on s’inflige dans le métatarse. Et avec quoi ? Du 7.62 ? J’avais rien d’autre sous la main. Un tir de kalash dans la nuit mongole ? Ça se concevait pas aussi facilement que ça s’écrit maintenant que c’est pas arrivé. Je me suis recouché à mon tour. Myriam aime pas que je fume dans le lit, mais elle dormait dans ses rêves. J’ai achevé le mégot dans une boîte de conserve que Tsetseg avait prévue pour mon usage, me connaissant peut-être mieux que Myriam me devinait. Le gosse ne dormait pas, trahi par une loupiote qui éclairait un numéro de Автомеханика (Avtomekhanika). Par contre sa petite copine ne se privait pas de ronfler comme une mouflette au top de sa vie sexuelle. Le poêle réchauffait le poil lourd d’un chat sibérien qui se sentait chez lui à cause de la langue. J’avais aucune envie de m’estropier pour échapper aux possibles manigances de Bat Bat. Myriam, si elle avait su au lieu de roupiller, m’aurait traité de parano. Et ça m’aurait pas blessé. Arrgh ! J’étais condamné à enfourcher la bécane de Bat Bat par derrière ! Et je ferais sans doute pas long feu si mon inconscient mi freudien mi catho avait raison. Voilà comment j’allais finir mes jours si j’étais pas aussi dingue que je m’espérais. Avec un fils à naître et une œuvre à oublier dans les humidités bactériennes de la BNF. Pour Myriam, j’avoue que je m’en foutais un peu. Et puis Tsetseg avait réveillé en moi des souvenirs pas désagréables. Encore un mobile mis au service de ce bon vieux Bat Bat dont le faciès avait le pouvoir de dissimuler ses intentions mieux que le musulman qui couvait en lui. Ma Rolex indiquait un compte à rebours de moins d’une heure. J’avais le temps de réfléchir, sans aller jusqu’à goûter aux bienfaits de la 7.62 en matière de désertion passive. Le poêle m’invitait à la brûlure, mais réforme-t-on le blessé qui s’est fait bobo à la menotte en allant pisser au pot ? Il y a toujours un poêle sur le chemin des pissotières, mais on est pas obligé d’y croire. J’y croyais pas. Dans moins d’une heure, je chevaucherais en amazone la Java de Bat Bat et les premières pierres du chemin s’en prendraient à mes fesses que j’aurais serrées comme le silence des agneaux. Mandale m’en avait mis des idées noires avec sa manie de rien faire sans caméra à l’épaule ! On aurait dit Ted Nelson en voyage en France sous couverture culturelle. Mais il n’aurait pas le temps d’assister à la rencontre primaire avec A et B. Il arriverait en retard. Et je serais déjà mort : en chemin si Bat Bat m’en voulait à ce point, sans que je sache pourquoi, ou dans la rue principale de K. où s’élevait la modeste barraque des frères A et B qui commerçaient dans l’omoplate et ce qu’il y a dedans. Quelle suée, là, dans la nuit !

 

*

*  *

Dring ! Le réveil de Bat Bat. Il ne l’avait pas réveillé si j’en jugeais par le temps qu’il mit à l’interrompre. Tsetseg se plaignit aussitôt. Les cuirs se mirent à craquer. Bat Bat enfilait ses bottes. Il sortit, rentra presqu’aussitôt et sortit de nouveau. Un détail narratif sans doute sans importance, mais on sait jamais, des fois ça peut servir. Myriam me gratta le mollet avec son ongle. En même temps, elle gémit. Je compris que l’heure était venue. Aucune nouvelle de Mandale qui gisait sous n’importe laquelle des couettes. Dehors, Bat Bat s’affairait. Le gosse était déjà avec lui. J’avais pas eu le temps de le voir surgir de sa couche. Sa loupiote, qu’il avait oublié d’éteindre, faiblissait dans la transparence de la trame, ce qu’on appelle l’usure. Je me redressai, à l’équerre. Pourquoi que je tentais rien contre la mort ? Mandale aurait aimé ce détail visuel. Mais il ne s’en servirait pas. Il savait même pas que j’y avais pensé. Une question que tout le monde finit par se poser. Et juste au moment où la mort savoure d’avance le dernier mot. Tsetseg m’observait derrière un écran de fumée. Elle était au poêle. L’odeur du thé trouvait le moyen d’échapper au courant ascensionnel de la cheminée où le ciel avait disparu dans son trou noir. Je me levai. Elle me fit signe de sortir. On prendrait le petit déjeuner dehors, dans l’ombre et la froidure. Et Bat Bat était invité à actionner le kick à une distance calculée depuis longtemps. Je le vis pousser la moto vers le mur de pierres, suivi par le gosse qui fouettait la haie pour ne pas s’en prendre à lui-même. Tsetseg me retint par la manche. Elle avait posé le plateau sur l’aile d’une carcasse qui avait connu Staline. Le beurre fondait. Elle y trempa un morceau de pain et me l’offrit comme font les prêtres de Saints-Pierre-et-Paul qu’elle avait maintes fois observés sur une carte postale. Bat Bat revint vers nous, précédé par le gosse qui hoquetait parce que l’évidence venait de le condamner à demeurer avec les femmes, si on comptait pas Mandale qui leur ressemble. Mais on évoqua pas cette déconvenue digne de la pire des dérélictions. Bat Bat, pressé d’en finir avec ces prolégomènes, avala son thé d’un trait qui lui arracha un grognement. Il ne mangea pas. Pas le temps.

Vous aussi vous trouvez le temps long, n’est-ce pas ? Et bien c’est pas parce que je prétends vous reproduire par la lecture ce que je ressentais alors. Loin de moi cette littérature ! Si je prends le temps, le même temps, à une fraction de seconde près, c’est parce que j’ai l’espoir d’y trouver les signes précurseurs de ce qui m’attendait une fois irrémédiablement emporté par les gaz et le contrôle que Bat Bat allait exercer sur eux. Le gosse s’était renseigné : la moto n’était pas le produit de l’industrie soviétique, mais tchécoslovaque. Ça m’en bouchait un coin, hein ? J’avais visité Prague avec le club des Aînés qui a vu mourir mon papa. Mais je savais rien question moto. J’ai jamais eu d’moto. Ça m’a jamais traversé l’esprit d’en avoir une. Voilà ce que je lui disais, au gosse, pour qu’il arrête de m’angoisser avec son angoisse des lendemains qui promettent de ne pas chanter.

— Faut y aller, dit Bat Bat qui ressemblait de plus en plus à un exécuteur.

Ses yeux étaient mouillés, preuve qu’il craignait pour moi. Il avait peur de ma douleur. Mais une 7.62 en plein la gueule, c’est sans douleur. Si c’était lui qui en finissait avec ma triste existence. Et pour des raisons qu’il prendrait pas le temps de m’exposer comme dans un amphithéâtre. A et B avaient peut-être une autre idée de la douceur à infliger à un emmerdeur qui voulait savoir ce qu’ils n’avaient aucune envie, ni besoin, de discuter. Je me traînai jusqu’à la moto. Tsetseg retenait le gosse qui ne voyait plus aucune raison de pas chialer. Mais il faisait ça en silence, secoué de l’intérieur avec une telle violence que j’ai eu mal pour lui. Bat Bat prit le temps de vérifier l’arrimage de l’AK. L’avait-il chargée ou s’y emploierait-il pendant que j’attendrais de ne plus éprouver le besoin de m’expliquer. Mais expliquer quoi ? Le kick faillit lui emporter la jambe. Il jura. Puis le moteur, docile, trouva le ralenti.

— Je vais la chauffer un peu, dit-il comme s’il parlait d’une femme.

— J’ai le temps, répliquai-je.

Que trahissait ma voix ? Mandale m’aurait mis en scène et tout le monde aurait compris sans avoir besoin de se farcir les cinquante pages que je ressens le besoin de ne pas vous épargner. Coupez.

 

 

Le morio

Jules

 

Il se souvenait d’un morio. Mais où l’avait-il oublié ? Et surtout pourquoi l’avait-il oublié ? Cela ne lui arrivait jamais d’oublier des papillons. Que savaient-elles de cet oubli ? Une semaine avait passé. La dernière semaine de vie de Léopoldine. Elle l’avait vécue sans lui. Ils se croisaient un peu avant sa disparition, le même jour, quelques heures avant sa disparition. Elle se moquait de lui à cause du papillon trouvé sur la vitre. Dehors, sous la treille, les trois couples bavardaient. Les trois enfants étaient dans la cuisine. L’aïeule était sous la lampe du perron, le nez en l’air pour observer le nuage d’insectes. Le papillon était sur la vitre. Ce n’est qu’un morio, avait dit Léo. Il en possédait trois exemplaires exceptionnels. Cesse de le regarder, conseilla Léo. Luciole attendait. Que verras-tu cette fois ? avait-elle demandé avant que Léo ne lui conseillât de ne plus regarder le papillon avec cette « insistance ». Cette immobilité, cette durée qui étaient les signes annonciateurs d’une nouvelle crise.

— Que se passe-t-il ? avait dit le docteur sans bouger de sa chaise.

— Rien ! dit Luciole.

Elle mentait et Léo choisit de mentir avec elle plutôt que de la trahir. Rien, dit-elle. Pierre ne dit rien.

— Et toi, Pierre ? dit le docteur.

Pierre sentit la brûlure d’un pincement sur son ventre. Ce n’est pas un insecte, pensa-t-il en même temps. Mais il ne dit rien. Sa pensée n’avait même pas effleuré la présence des filles et surtout celle de Luciole qui grimaçait en le pinçant du bout des ongles sous le regard inquiet de sa sœur au moment où celle-ci disait : rien.

— Et toi, Pierre ?

Le docteur se leva. Malgré l’ombre et les lueurs dansantes de la lampe, il reconnut les premiers signes de la paralysie par quoi commençait la transe qui se finirait en convulsion. Premièrement, la paralysie, pensa-t-il, cette sacrée paralysie qu’il doit à son regard. Supprimer l’objet ne servait à rien. Il le savait par expérience. Il ne vit pas le morio sur la vitre.

— Filez ! dit-il aux filles. L’une d’elle sentait comme Luciole. Il se retourna et les vit passer ensemble le seuil de la porte. Les doigts de l’aïeule formaient une croix dans l’air saturé d’insectes. Il souleva le corps de Pierre en le prenant sous les aisselles. Il lui parla dans l’oreille bien qu’il sût que c’était en vain. Il reconnaissait cette chaleur. Il ne s’était trompé qu’une fois ou il avait été trompé. Pierre adorait se soumettre aux caprices des filles. Revenu de son innocence, il s’était contenté d’embroussailler les cheveux de Pierre qui riait et de sermonner gentiment les filles qui ne riaient plus. Une seule fois avait réussi à lui imposer ce temps de retard qu’il prenait pour poser une question qu’il adressait toujours à Pierre. Puis il pressait le temps du silence de Pierre et si rien ne le rompait, il intervenait, se souvenant de l’expérience, se nourrissant de ses fruits, sachant d’avance qu’il aurait raison du mal et que les simagrées de l’aïeule n’avaient aucun pouvoir sur cette inexplicable présence. Il était conscient de ne pas tout savoir de cet être. Il savait le vaincre et il était prêt à la défaite. Le corps de Pierre n’était pas le champ de bataille. Cela se passait ailleurs, presque hors du temps, à un endroit précis de sa propre mémoire mais il était incapable de dire quand et il n’en avait jamais parlé à personne. D’ailleurs, il n’en avait jamais véritablement souffert. Il se souvenait assez précisément des sentiments que lui inspiraient ces voyages dans l’au-delà de soi, chez l’autre, comme disait l’aïeule. Il n’avait pas abordé le sujet avec Pierre. Comment dire à un enfant que le mal dont il souffre (ou dont il ne souffre pas dans le cas de Pierre) a préexisté dans l’esprit de son propre père ? Pierre eût aimé cette confession mais l’aurait-elle sauvé ou au contraire lui aurait-elle servi d’argument définitif ? Le docteur redoutait ces prétextes et il luttait tous les jours pour les anéantir. Pierre assistait en spectateur à ces combats grotesques. Le docteur y perdait son latin et s’en rendait peut-être compte quand il vantait les mérites d’une cohérence capable de donner un sens à la vie contre les raisons de ne plus lui trouver aucun charme, tendance qui s’accentuait chez Pierre et le rendait tour à tour mélancolique ou pervers. Il traversait des paysages où il était plus souvent seul qu’accompagné de la réplique, futuriste d’ailleurs, des personnages de son aventure avec les autres, par exemple les filles qui papillonnaient à distance, ou l’aïeule quarante ans plus jeune et suivie des amants auxquels elle prétendait encore ne s’être jamais donnée, non pas par fidélité, mais parce que le désir laissait encore à désirer. La vision pouvait commencer dans les ailes d’un papillon. La carapace d’un insecte paraissait plus hermétique. Une araignée, faux insecte et parfaite imitation, trahie seulement par le nombre de ses pattes, lui inspirait les traversées du mal où les autres perdaient pied, rendus à leur mutisme ou à leur façon de se débarrasser de la parole au moment qu’il exigeait d’eux une explication ou au moins une excuse. Le morio était apparu tout de suite plus grand que nature. Le carreau reflétait la queue de cheval de Léopoldine et les boucles de Luciole.

— Hé ! fit Léo. Reviens !

Luciole semblait désirer aller plus loin. Pourquoi pas avec elle, ce voyage insensé ? Sa beauté était un formidable prétexte. Il ne se souvenait pas d’avoir prononcé le mot beauté en sa présence. Il parlait souvent de la perfection. Un papillon ne pouvait être, ne devait être que l’imitation de l’autre. Luciole resplendissait. Elle ne ressemblait à personne. Comment agissait-elle sur son corps maintenant qu’elle lui ressemblait aussi parfaitement que c’était possible ? Léo avouait sa jalousie en rougissant et elle ajoutait pour mettre fin à sa mise en spectacle : mais je préfère les garçons. Elle se donnerait à eux le moment venu, c’était tout. Pierre pouvait comprendre la différence. Le voyage avec Luciole commençait par cet abandon à sa maîtrise du temps passé à la regarder. Elle le devançait. Un jour il lui poserait la question de savoir si elle était atteinte du même mal et comment elle parvenait à tromper la vigilance des autres. Mais Pierre avait le sentiment de pécher par excès de prudence. Je ne l’aime pas, je la veux. Elle me haïra si je lui dis que je sais tout d’elle. Un spasme sembla le réveiller.

— Zut ! fit Léo.

Elle jeta un regard désespéré vers la table où ils bavardaient.

— Laisse, dit Luciole, ce n’est qu’un sale morio. Que veux-tu qu’il arrive maintenant ?

Pierre entendit ce dialogue. Léopoldine entrait toute nue dans la rivière dans le seul souci de s’y cacher. Luciole, redevenue Lucile une bonne fois pour toutes, se promenait sous les saules, retenant le chapeau à cause du vent, lente et inabordable.

— Tu es folle ! avait-elle dit à sa sœur pendant que celle-ci jetait ses vêtements dans une broussaille où ils sont restés accrochés comme des éclats de verre. Je les voyais. Léopoldine en habit de rivière et Lucile en robe d’été, chapeau et ombrelle, passante légère du bord de l’eau qui descend. Il ne les surprenait pas.

— Non, dit Lucile, nous t’attendions, vois-tu ?

Les deux ailes du papillon, de chaque côté de ce corps que je ne maîtrise pas. C’était exactement ce qui arriverait toujours. Léo-rivière et Lucile-rivage. Maintenant le docteur lui conseillait de fermer les yeux et de ne plus penser à rien. Il le souleva.

— Ce n’est rien, dit-il en passant devant les autres.

Pierre avait fermé les yeux et en effet le papillon avait disparu. Il ne retrouva l’usage de la parole que dans le lit et seulement pour dire qu’il n’arrivait pas à ne plus penser à rien. L’aiguille entrait en lui. Il se sentait mieux. Il avait conservé l’étiquette d’une de ces ampoules de verre. Le docteur n’y avait pas vu d’inconvénient. Un jour, il discutait fermement avec les autres et il l’avait entendu dire qu’il fallait lutter contre la douleur, qu’on n’y pensait pas assez et que ce serait un jour la plaie de l’humanité. Quelqu’un avait parlé de partir en douceur, sans se rendre compte, par exemple en dormant, ou comme un oiseau, sans même savoir pourquoi. L’idée de la mort le hanta pendant toute cette semaine, c’est-à-dire le temps écoulé entre l’hallucination provoquée par le morio et le retour sur les lieux même de cette hallucination. Il n’avait jamais vraiment pensé à la mort, même en regardant l’aïeule qui l’inspirait à tout le monde, même en écrasant l’insecte ou en assistant à l’agonie d’un loir dans une tapette. Et il commença à s’en faire une idée dès qu’ils furent sur le chemin de retour. Il était capable de la plus grande cohérence au moment de donner un sens à des choses aussi complexes et aussi inévitables que l’était la mort. Il réussissait même à dénicher les mots de ces parfaites définitions. Les chercher lui procurait un plaisir si intense qu’il croyait à des trouvailles nécessaires sans quoi son esprit n’avait plus qu’à aller se coucher avec les autres, ce qui l’eût déconcerté pour longtemps. Combien de temps met-on à se faire à l’idée d’une parfaite ressemblance ? S’agit-il de coïncidence ou ne doit-on cette fatalité qu’à la paresse et aux approximations qu’elle inspire toujours aux promeneurs en quête de double ? Pour qu’il y eût hallucination, il fallait que l’objet fût parfaitement immobile et situé à une distance qui rendait impossible les attouchements et incertaines les nuances de forme. Un temps d’observation était nécessaire, il trouva le mot fascination pour définir cet écoulement peut-être long, en tout cas impossible à mesurer, ne dépassant pas les limites du raisonnable à quoi finissait toujours par se réduire le jour qu’il était en train de vivre éveillé ou la nuit qui l’empêchait de dormir. Il n’en avait pas dit plus à son père et son père l’avait écouté plongé dans un silence qui en disait long sur son désir d’élucider ce qu’il considérait comme le partage du mystère d’exister à fleur l’un de l’autre sans jamais être ni l’un ni l’autre exactement, mais toujours l’un et l’autre à peu près, n’en doutant pas, admettant sans y réfléchir cette évidence que l’autre, halluciné l’instant d’un cri, érotisait vaguement à la surface de l’existence. Que lui ai-je confié ? pensa Pierre.

Le docteur revenait de cette profondeur. Pierre avait pris en exemple le morio.

— Soit, dit le docteur, les papillons sont le premier spectacle de l’abstraction qu’on veut réduire à l’objet.

Et il nota cette pensée dans son carnet.

— Je me couche, dit la femme du docteur en passant. Femme à la chandelle, passante des escaliers du clair-obscur, ils cessèrent de parler en la regardant monter. Puis le docteur dit :

— Je ne te demande pas d’être sincère. Tu aurais tort de croire que j’exige de toi ce que tu sais de la vérité.

Il tentait de mettre fin au tremblement que sa présence même imposait au corps disloqué de l’enfant.

— Ne veillez pas trop tard, dit la femme du docteur en haut de l’escalier.

Mais le docteur ne l’écoutait pas. Il était avec Pierre. Il était si proche de son enfant qu’il avait l’impression de lui prouver quelque chose d’important. Pierre l’avait vu un jour plonger ses mains dans le ventre d’un ouvrier qu’on ramenait des champs.

 

LA CHEMISE

 

L’ouvrier assurait ne pas souffrir.

— Tu as bu ? demanda le docteur.

Quelqu’un répondit oui à la place de l’ouvrier. Ils avaient bu parce que c’était la fin des moissons. L’année dernière, à la même époque, l’un d’eux s’était noyé dans la rivière après avoir fait étalage de sa science de l’eau. Ses prouesses les avaient ébouriffés. Et puis il avait coulé comme un caillou et on avait cru à une plaisanterie.

— Celui-là est monté à un arbre, dit le narrateur qui parlait sans regarder ce que faisaient les mains du docteur dans le ventre de l’ouvrier.

— Je ne suis pas encore mort, dit l’ouvrier.

Il tentait de sourire. Le docteur venait de lui expliquer qu’il était impossible qu’il ne souffrît pas au moins un peu.

— Un peu, dit l’ouvrier, c’est possible. Je n’étais pas là l’année dernière et il se mit à grimacer.

Le narrateur crut que l’ouvrier l’invitait à raconter la suite de son histoire et il la reprit au moment où le nageur s’était enfoncé d’un coup, ne laissant à la surface de l’eau qu’une superposition d’ondes qui se croisaient encore dans tous les sens à l’endroit où il n’existait plus mais qui, à l’approche des berges tranquilles, avaient retrouvé ce parallélisme impeccable qui fascine l’esprit sans lui donner l’explication exacte de cette perfection. Ils avaient beaucoup bu et ils ne pensaient pas à une mort aussi inattendue. Dans ces conditions d’extrême bavardage, la mort pouvait paraître grotesque tout au plus, à l’image de ce qu’il venait tout juste de devenir parce qu’ils avaient bu plus que de raison. L’ouvrier, qui venait d’accepter l’idée que ce qu’il ressentait était peut-être de la douleur, dit simplement que la mort-masque est un jeu stupide et qu’il n’y jouait jamais. Il n’était pas monté dans l’arbre pour mourir mais seulement pour atteindre les plus hautes branches, de même que le nageur avait voulu nager et épater un peu les filles qui évoluaient en marge de ce qui n’était pas encore une tragédie.

— Je n’y étais pas, dit-il.

— Il n’y avait pas de filles, dit l’autre, mais ce n’était pas la conclusion de son histoire. Il se souvenait de l’angoisse qui avait été la leur quand ils s’étaient rendu compte que le nageur s’était noyé. Ils longèrent en silence la berge et atteignirent le chemin de halage où ils se regroupèrent. Ils voyaient l’écluse à l’entrée du méandre suivant. La rivière s’enfonçait alors dans le bois et le canal descendait la pente en plein soleil, divisé en trois segments qui étincelaient comme de l’acier.

— J’avais jamais vu un mort, dit le narrateur que tout le monde écoutait et l’ouvrier essayait de rire.

— Vous n’auriez pas dû boire, dit le docteur qui le vouvoyait maintenant.

L’ouvrier se voyait vaguement dans le vernis d’un buffet. Si son image n’avait pas été aussi vague, il aurait fermé les yeux pour empêcher sa mémoire de se remplir d’un aussi désagréable souvenir. Sa mémoire ne lui servirait plus longtemps, peut-être, mais il ne souhaitait pas qu’elle envenimât sa raison juste à deux doigts de la mort. S’il avait su qu’il allait tomber de cet arbre et se déchirer le ventre sur une souche, il aurait évité de boire, du moins autant que l’avait inspiré la fin des moissons. Et s’il n’avait pas bu, il ne serait pas monté à l’arbre pour montrer son agilité d’écureuil. Il était roux comme un écureuil et hirsute comme un poulain. Il y avait des filles cette fois mais il avait beau s’efforcer de se souvenir de leurs images ou au moins de l’une d’entre elles, rien ne revenait pour lui mettre un peu de baume au cœur. Il ne connaissait pas les filles. Une seule lui aurait évité le ridicule de la chute et la douleur de l’éventration. Maintenant le docteur lui disait que l’alcool continuait de lui jouer des tours. Dans le vernis du buffet, le docteur paraissait immobile. L’ouvrier luttait contre un cri. Cri de douleur ou cri de désespoir, il ne voulait pas prendre le temps d’y penser. Il chercha le regard d’une fille mais il n’y en avait pas une seule. Ceux qui le regardaient s’en aller étaient des hommes. Il les connaissait depuis le début des moissons, un temps suffisant pour savoir l’essentiel et se donner les moyens de lutter contre l’oubli. Depuis des années il travaillait dans ce sens et il avait l’impression qu’à cette allure il deviendrait vite intarissable. Il avait rêvé à ce genre de reconnaissance. Mais plus rien d’autre n’arrivait maintenant que la mort. Le docteur avait des doutes quant à l’efficacité de la morphine en présence d’alcool.

— Un mélange détonnant, dit le narrateur au nageur et il secoua amicalement l’épaule de l’ouvrier qui se demandait ingénument s’il n’eût pas mieux fait de commencer par la morphine et de finir avec l’alcool. Mais sa question ne franchit pas ses lèvres bleues. Il avait voulu rire une dernière fois et provoquer le rire des autres. On l’avait traité de singe sans avoir jamais vu un singe de sa vie. Les écureuils appartenaient à cette vie et il n’y eut pas une fille pour le lui dire et inspirer les autres par la même occasion.

— C’est fini, dit simplement le docteur.

Son reflet n’avait pas bougé dans le vernis du buffet. Pierre souhaita dormir et au lieu de ce sommeil emprunté, il tourna de l’œil et ne rencontra que des raisons de ne plus se réveiller. Il se réveilla cependant au moment où le corps de l’ouvrier entra dans la petite salle sans fenêtre où le docteur opérait des amygdales, des fractures, des coupures, des entorses, torsions, arrachements, pincements, étirements, disparitions, inclusions, Pierre tentait de dresser la liste des maux qu’il avait bel et bien vu traiter dans cette chambre verte à l’éclairage artificiel et instable. Un linge était noué en papillon autour de l’abdomen de l’ouvrier, un linge rouge et noir qui était peut-être sa chemise, il vit aussitôt la chemise en question sur le dossier d’une chaise, parfaitement blanche, quelqu’un l’avait amenée en expliquant que l’ouvrier était monté dans l’arbre torse nu et quelqu’un d’autre, le docteur peut-être, lui avait dit de la poser sur la chaise et maintenant elle pendait sur le dossier, propre, en pleine lumière de la lampe, comme si elle n’avait pas servi, comme s’il ne l’avait pas enlevé avant de monter dans l’arbre, comme si elle ne lui appartenait pas. La chaise s’isolait dans un rectangle de lumière. La femme du docteur arriva avec un seau et elle en répandit l’eau sur le plancher. Il n’y avait plus personne qu’elle dans la salle d’attente. Le docteur était dans l’antichambre avec l’ouvrier mort, les ouvriers étaient sortis et le contremaître les attendait assis sur l’essieu d’un triqueballe, un patient se renseignait auprès de la femme du docteur en lui parlant de la rue à travers la fenêtre. Pierre assistait en amateur à cet exemple d’une vie lente et fidèle à l’expérience des autres. Il était maintenant juché sur le socle d’une potiche dont il ne restait même plus le témoignage. Le point de vue était idéal. Il voyait les gens de la rue, y compris le patient qui demandait si son pansement pouvait attendre demain. La femme du docteur n’avait pas touché à la chemise. Le parquet avait absorbé toute l’eau. Pierre songea soudain qu’il n’avait pas un ami pour partager ses impressions. Il n’avait d’ailleurs parlé à personne depuis que les moissonneurs avaient fait irruption dans la salle d’attente. Tout le monde s’était levé, on avait fait de la place sur le sofa qui était encombré de vieux vêtements pour la charpie. L’ouvrier blessé voulait marcher. Il n’était peut-être pas conscient d’avoir le ventre ouvert. Ses entrailles avaient gonflé comme les mouchoirs de soie du magicien. Ils eurent beaucoup de mal à le convaincre de conserver une position qu’on qualifiait ensemble d’horizontale en s’interrogeant du regard. On demanda ce que faisait le docteur. L’ouvrier blessé regarda Pierre et lui adressa un sourire. Il était déjà mort et il le savait. Il fanfaronnait parce qu’il n’avait plus l’illusion de vivre. Pierre descendit l’escalier. Il vit la chemise soigneusement pliée sur l’avant-bras nu d’un moissonneur plongé dans un profond silence. Le docteur lui caressa la tête en passant. Il était toujours tranquille dans les situations difficiles.

 

 

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