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DU MIRACLE
à propos du Miracle du fruit éclaté,
Quelques stèles pour Paul Cézanne
J’ai encore sous la main l’affiche d’une exposition
à Innsbruck (Autriche), consacrée du 10 juillet au 2 août 1970, au Tiroler
Kunstpavillon du Kleiner Hofgarten, au peintre Joshy Stieber. Elle propose la
reproduction d’un tableau dans des tons vifs, jaune-orangé, qui montre une demi-sphère
ajourée, comme maillée, laissant émerger c’est-à-dire naître de son sein
une sphère de même nature mais plus petite et entière, violine cernée d’un
jaune solaire, et qui monte en induisant d’autres émanations du même type
rouges et violettes. Ce tableau s’appelait : Das Wunder der zerstörten
Frucht, que j’ai immédiatement traduit, pour moi, en "le miracle du
fruit éclaté". Je me rends bien compte avec le recul que ce n’était
vraiment pas là une œuvre capitale. Je me rappelle aussi que mon goût m’écartait
déjà des tableaux symboliques dont le symbole se résume en peu de mots ou
d’idées et qui ne sont alors que des illustrations non des créations. Mais ce
titre (avec l’inflexion personnelle que ma traduction lui apportait, zerstört
c’est plutôt "détruit, anéanti" qu’"éclaté" stricto
sensu...) m’a tout de suite dit quelque chose de fort.
Quand est né en moi le désir d’écrire des poèmes qui s’inspireraient des
tableaux de Cézanne, ce titre m’est revenu, s’imposant sans partage, bien qu’il
n’y ait pas le moindre rapport d’esprit ni de cœur entre les tableaux de
Stieber et ceux du maître de la Sainte-Victoire. Trouvant, en contrebas de
l’Orangerie des Tuileries, un piédestal de stèle vacant pourtant dédié à Cézanne,
j’ai eu envie de le compléter et c’est dans la suite de la grande exposition
"Cézanne, les dernières années (1895-1906)" qui eut lieu au Grand
Palais du 20 avril au 23 juillet 1978 (mon exemplaire du catalogue est daté du
28 avril) que mûrit le projet. Je ne ferai pas ici la bibliographie de mes
lectures documentaires : je dirai seulement qu’une courte étude de Jacques Rivière
m’inspira plus que certains traités, que le catalogue de l’exposition susdite
fut ma bible, que je lus avec minutie et passion les lettres et les propos
rapportés de Cézanne lui-même.
Je résolus de mettre la forme poétique utilisée au service de la manière
picturale, de distinguer par le verbe les différentes époques du peintre et
ses divers degrés de réussite par rapport à un idéal qui, à mon sens, méritait
bien le nom de "miracle du fruit éclaté"... Il faut seulement se
dire que le fruit c’est l’espace et qu’il ne peut qu’éclater, se projeter au
loin sur ses entours, se mouvoir en couleurs-air-lumière : le
"miracle" serait qu’il pût éclater (ce qu’il doit faire) sans
qu’aucun des morceaux mis en mouvement ne se perdît. Tel fut, je crois, le
dessein central du peintre à l’aune duquel il envisageait l’échec comme la réussite.
L’on sait qu’il crut ne jamais aboutir... Nous sommes libres de penser et de
sentir autrement que lui à ce propos.
* * *
*
En une première période, que Cézanne dénomme crûment
"couillarde", le peintre amarre les plans dans un jeu résolument
centré, concentrique, bloqué. Rien ne bouge ni ne s’égare en effet mais rien
ne respire : l’espace est plein comme un œuf, il sature comme image et comme
sens. Le poème joue sur l’allitération et la circularité : évoquant des
formes arrondies, il tourne en rond comme un serpent se mord la queue et le
mouvement comme le symbole s’épuisent sur place en un avortement.
À Auvers-sur-Oise où il a rejoint les Pissarro et autres impressionnistes, Cézanne
s’essaie plus résolument au paysage et tente de lier les plans sans user des
moyens strictement utilitaires (des trucs) de la perspective classique. Sa réussite
est mitigée (la lumière défait souvent ce que la couleur et la ligne
voudraient asseoir) et ce moment plus impressionniste que les autres ne le
satisfait pas. Le poème mime cette déhiscence, se scindant en lui-même entre
vision et leçon. Le peintre apprend tout de même, sur le motif, l’absence
d’arrière-monde et l’absolu respect que l’on doit à ce qui est là devant soi
et nulle part ailleurs.
Les natures mortes accueillent la vie silencieuse des choses et s’efforcent
d’exactement la "placer". Ni trop haut, ni trop bas. De ne pas
excessivement anthropomorphiser et symboliser, de ne pas ravaler l’objet à
l’ustensile. Ces choses, non, elles ne servent pas, elles montrent par leur présence
ce que c’est que d’être-là comme ce qui est et le poème se fait à son
tour miroir et horloge sans aiguilles. Il décrit avec minutie non pour le
pittoresque ou la joliesse des formes et tournures mais pour situer par le mot
la vibration de la plus exacte touche qui a son exact répons en l’émotion du
spectateur.
Une autre roue tourne à perdre haleine c’est celle du cycle naturel et génésique
(génésiaque) qui s’actualise au mieux en plein air dans la liberté des corps
nus, ceux des baigneurs et baigneuses. La circularité qui tente à nouveau
autant le poète que le peintre est celle du centaure ou du faune, chasseur,
voyeur, violeur... Seule solution : soumettre la chair happée par le désir de
diffusion, d’expansion et de fusion dans l’élément, à l’architecture d’un
clair monument qui découpe (et découple au lieu d’accoupler) et impose sa loi
à la lumière comme à l’image trop chargée de chair et de désir.
Le paysage s’impose alors comme le motif plénier, premier, essentiel, comme la
structure même du monde et de l’entier. Il implique toutefois une multiple expérience
de l’être passant toujours par le sensible et que le tableau doit restituer et
que le poème, se spatialisant parfois selon l’orientation même de la page
blanche, nommant ses lieux propres, accompagne et actualise à sa manière.
"Aller au motif" disait le peintre, devenir "lieu et moment"
à son tour par le tableau, par le poème. Mais le tableau fait éclore l’être
dans et par nos yeux, le poème en est l’ellipse ou l’à-côté qui n’agit que
par raréfaction et suspens. Le poème ressemble ici au poème chinois
calligraphié avec un modeste pinceau sur le grand rouleau, en marge de la vaste
contrée balayée par la brosse.
Y a-t-il une poésie théorique ? Oui, si l’on réfère "théorie" à
sa racine qui est voir donc "faire voir". Certaines formulations
montrent littéralement ce qu’elles théorisent. Les poèmes qui procèdent par
collage enchâssent en leur dire des citations diverses : propos du peintre
rapportés par Joachim Gasquet, phrases trouvées en ses lettres, jusqu’à la
tournure fraternelle d’un autre solitaire pris dans un tout autre exil, Paul
Celan : "Nul te témoigne pour le témoin". Nul ne témoigne non plus
pour notre joie et la lumière qu’elle nous ouvre.
Vermeer traitait les visages comme des meubles destinés à s’intégrer à son
univers hollandais et à éviter ainsi d’en rien distraire par quelque
psychologie mal venue, dissonante ; Cézanne ne commence à vraiment honorer la
face humaine que lorsqu’il la traite en paysage. Il applique assez tôt la leçon
à son propre visage puis ose avec beaucoup d’autres et nous convie au spectacle
d’une singularité atone, aphone, inaudible qui se subsume en type.
Paradoxalement cette indifférence sans à-coup, cette patiente lassitude
nourrissent mieux le sentiment prégnant de la présence qu’un débordement
ou même qu’une simple allusion seulement expressifs. Le sommet (et la
merveille) est atteint avec le jardinier Vallier qui permet à Cézanne de
"réaliser" enfin l’autoportrait de sa vie comme de sa propre mort,
dans la lumière de la paix terrestre.
* * *
*
Bref, une tentative poétique de restitution, de traduction par le verbe
et uniquement par lui du vrai miracle peint, du fruit éclatant-éclaté et sauvé ;
une tentative qui a essayé de résister à quelques tentations et qu’il ne
faudrait pas, je crois, accompagner terme à terme de la reproduction des
tableaux. Il vaut mieux appréhender les poèmes tels qu’en eux-mêmes d’abord
en leur regard imaginé et les confronter à la mémoire que l’on garde des œuvres
avant que d’aller vérifier, c’est-à-dire d’aller y voir vrai à
nouveau avec des yeux à nouveau étonnés.
Serge MEITINGER