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Paradoxes de la confiance foncière : De fiance à formance dans l'œuvre de Samuel Beckett
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 Article publié le 5 septembre 2005.

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Résumé : À notre sens, le rapport au monde des héros beckettiens est fondé sur une série de paradoxes. Ils vivent un rapport de confiance foncière, ou de ‘fiance’, à notre espace terrestre tout en éprouvant fortement et parfois douloureusement les limites de leur possible investissement en ce monde. L’élément proprement humain qui leur permet de ‘se retourner’ et de ‘continuer’, en dépit de tout, est le langage, souvent réduit chez Beckett à un flux de ‘parlance’. Toutefois seule cette dernière garantit une potentielle incarnation qui, dans l’œuvre de Beckett, revêt l’allure d’une ‘forme se formant’, ce que nous appelons ‘formance’.

 

Nous sommes des terriens, des terrestres, et baissant la tête, nous quêtons à même le sol, traces, chemins, lignes d’erre ; nous ne cessons pourtant de lever les yeux au ciel, y cherchant peut-être d’autres voies. Nos convictions sensibles les plus originaires sont prises, entre terre et ciel, dans l’évidence du monde à laquelle Husserl accorde le statut d’une foncière confiance. Bien que le ton en soit souvent noir et l’accent désespéré, que la souffrance y soit patente et même pantelante, il nous semble que l’œuvre de Samuel Beckett accomplit, selon le vœu même du fondateur de la phénoménologie, en nombre de ses décours, une manière de ‘réduction’ sauvage et abrupte qui fait apparaître le ‘sol’ (Boden) ou le socle de notre présence au monde comme ‘croyance au monde’ (Weltglauben) et confiance (Vertrautheit ; Husserl, 1970). S’abandonner à la lourde glèbe d’un champ, à l’herbe drue d’un fossé ou à la boue grasse d’une excavation, tourner sa face vers le firmament étincelant pour en ruminer l’obscur comput, ce sont là des gestes naturels, vitaux, propres aux héros ou antihéros de cet univers. Et c’est sur ce mode foncier de la ‘fiance’ - vieux mot qui désigne d’abord le ‘serment de fidélité’ - au monde et à ses éléments que peut s’envisager, pour eux, toute tentative d’itinéraire sur la surface mal cadastrée des territoires à parcourir, que peuvent s’articuler des lignes et parcours insuffisamment balisés composant pourtant des trajets et même des voyages, que peut s’élaborer le calcul des chances et la mise en séries des possibles. La ‘fiance’, seule, garantit l’itinéraire et l’‘itinérance’ - terme qui souligne le fait d’aller selon un trajet, si improbable qu’il soit, et qui, devenant quasiment mot-valise, noue ainsi l’errance à l’allant. Associée à la confiance concomitante accordée au langage ou plutôt à la ‘parlance’, elle ménage, également, le jeu vertigineux des ‘séquences’ qui tiennent en elles le déroulé des possibles, moins exténués souvent qu’exacerbés et amplifiés par la spirale du verbe où ils sont concaténés. Car notre confiance en le monde, en son existence, en sa bénévole indifférence, la foi implicite (et même parfois explicite) que lui vouent les Murphy, Molloy, Watt, Mercier, Malone, Mahood ou Worm ne se séparent pas d’un investissement langagier et plus que tel : esthétique. Lequel vise à incarner dans le matériau même du vif en acte une ‘forme se formant’ ou une ‘formance’ dont l’évidence doit à son tour répondre à celle du monde, des êtres et des faits.

 

Fiance

Pour être première, voire primitive, la confiance ne se manifeste pas forcément d’abord sur un mode brut et comme natif : elle revêt une épaisseur historique et civilisationnelle qui sédimente des pensées, des mots et des attitudes. Et le premier Beckett place encore sa confiance en le ciel, météorologique, sous d’assez traditionnels auspices : dans la nouvelle qui porte le titre de « L’expulsé », le futur ‘expulsé’ se mettait parfois à la fenêtre :

[...] Je me sentais mal à l’aise, au fond de tout cet air, et perdu au seuil de perspectives innombrables et confuses. Mais je savais encore agir, à cette époque, quand il le fallait absolument. Mais d’abord je levai les yeux au ciel, d’où nous vient le fameux secours, où les chemins ne sont pas marqués, où l’on erre librement, comme dans un désert, où rien n’arrête la vue, de quelque côté qu’on regarde, sinon les limites de la vue. C’est ce qui fait que je lève les yeux, quand tout va mal, c’en est même monotone mais je n’y peux rien, à ce ciel qui repose, même nuageux, même plombé, même voilé par la pluie, du fouillis et de l’aveuglement de la ville, de la campagne, de la terre. (1958, 18)

C’est l’un des passages où s’exprime la vision la plus classique du ciel comme ouverture au destin et à l’infini, ciel transcendant dont on attend secours et rédemption, ciel qui garde toute sa suprématie sur le terrestre. La confiance foncière endosse les convictions inculquées par l’éducation chrétienne et la rébellion contre celle-ci, après l’expulsion, se contente de substituer une image sobrement romantique à une image bien-pensante :

[...] L’aube poignait à peine. Je ne savais où j’étais. Je pris la direction du levant, au jugé, pour être éclairé au plus tôt. J’aurais voulu un horizon marin, ou désertique. Quand je suis dehors, le matin, je vais à la rencontre du soleil, et le soir, quand je suis dehors, je le suis, et jusque chez les morts. (37)

Mais Beckett comme son narrateur souhaitent laisser désormais « cette histoire » (37) qu’ils viennent de raconter et qu’ils tiennent déjà pour inauthentique et obsolète, afin de se tourner vers une appréhension plus concrète de l’espace comme sol :

[...] Mais ne voyant aucune animation se produire je m’apprêtais à m’en aller, à me détourner, tristement, de ce havre mort, car il est des scènes qui contraignent à d’étranges adieux. Je n’avais qu’à baisser la tête et à regarder à terre sous mes pieds, devant mes pieds, car c’est dans cette attitude que j’ai toujours puisé la force de, comment dire, je ne sais pas, et c’est de la terre plutôt que du ciel, pourtant mieux coté, que m’est venu le secours, dans les instants difficiles. (« Le calmant », 1958, 48-49)

Moderne Antée, le raconteur recouvre ses forces au contact, ici visuel, avec la terre-mère et en profite pour remettre en cause au passage la traditionnelle primauté céleste. Se fondant sur la terre comme ‘abri’ et recours, il va jusqu’à envisager parfois un rapport sidérant et cosmique à l’espace entier que peut embrasser la perception. Nous assistons ainsi à une incorporation brutale suivie d’une expansion quasi extatique pour le contemplateur-acteur de La fin qui a entamé une errance semblable à celle de Molloy, Watt, Mercier et Camier et qui place en point d’orgue à ce nouveau récit une réplique active à l’allégeance trop patente au cycle solaire. Assis dans le canot qui lui sert de refuge « et le dos bien calé contre le sac rembourré d’herbe qui [lui] servait de coussin », le narrateur avale son « calmant » (qui est peut-être la vraie cause de l’effet décrit), alors l’homme est au centre d’un spasme universel :

La mer, le ciel, la montagne, les îles, vinrent m’écraser dans une systole immense, puis s’écartèrent jusqu’aux limites de l’espace. (« La fin », 1958, 112)

Toutefois Beckett ne cessera de revenir, pour les détruire, sur les tentations mythiques ou trop délibérément allégoriques et il n’a d’autre souhait que de concrétiser au maximum les éléments évoqués afin de leur enlever toute puissance de suggestion vaguement idéalisante. La confiance revient vers la ‘fiance’ en l’élémentaire pour lui-même : Molloy se jette dans des fossés (comme Estragon) et le narrateur de Textes pour rien entame le cycle de la boue, lui qui s’installe en une excavation creusée à flanc de montagne, ressemblant vraiment à une tombe déjà. Molloy parle ainsi :

[...] Le soleil mettait à l’horizon ses couleurs de soufre et de phosphore, c’est vers elles que j’allais. Finalement je descendis de selle, gagnai en sautillant le fossé et m’y couchai, à côté de ma bicyclette. Je m’y couchai de tout mon long, les bras en croix. La blanche aubépine se penchait vers moi, malheureusement je n’aime pas l’odeur de l’aubépine. Dans le fossé l’herbe était épaisse et haute, j’enlevai mon chapeau et ramenai les longues tiges feuillues tout autour de mon visage. Alors je sentais la terre, l’odeur de la terre était dans l’herbe, que mes mains tressaient sur mon visage, de sorte que j’en fus aveuglé. J’en mangeai également un peu. (1951, 34)

Ce passage nous fait vivre à nouveau la concurrence déjà instaurée entre ciel et terre mais le rapport aux deux dimensions est ici tout à fait désacralisé ou ‘déromantisé’ (malgré quelques traces équivoques comme « les bras en croix » et « la blanche aubépine », effleurant à peine l’allégorique pour mieux le dénier). Le vagabond céleste, qui retourne chez sa mère, semble soudain préférer la terre et se jeter sur son sein en une manière d’amour monstre et régressif et il sera déçu, ne pouvant s’y installer jusqu’à sa propre dilution, ne pouvant rien faire de cet amour dévorant, vivant une véritable répugnance. Et cette concurrence, cette tension entre deux élans, l’un vers le ciel qui fixe peut-être un but et appelle vers un plus haut calcul, l’autre vers le sol qui accueille le corps et lui offre un havre, se maintiendra tout au long de l’œuvre jusqu’aux derniers récits si elliptiques. La confiance est égale en ces deux polarités qui aimantent notre présence même au monde et le rapport du narrateur envers ces postulations demeurera toujours ambigu : il les convoque presque toujours successivement et elles l’accompagnent jusqu’au bout, de plus en plus dépouillées de signification seulement, réduites à leurs signes obscurs et à leurs agents matériels les plus concrets. Dès les premiers mots de Mal vu mal dit, le rapport quasi obsessionnel qu’entretient la vieille femme recluse en son cabanon avec les mouvements et manifestations de la planète Vénus (dite aussi étoile du Berger) est laissé hors sens. Mais il apparaît crucial et tout aussi important que l’attention minutieuse qu’elle accorde à l’espace de terre, d’herbe et de cailloux qui entoure sa demeure et qu’elle ne cesse d’arpenter, tentant de le penser autant que de l’épouser dans et par le déplacement de son corps. Dans Soubresauts, texte ultime, apparaît dès les premières lignes « le tabouret sur lequel jusqu’à ne plus le pouvoir ou le vouloir il montait voir le ciel » et la tentation est d’abord aussi, parce « qu’il ne savait que trop bien comment c’était en dessous [de la fenêtre] », de ne « désir[er] plus le voir » (1989, 7-8). Pourtant le vieil homme, le veuf esseulé continue à suivre des yeux le « semblant de lumière » qui descend du firmament et souhaite encore accomplir le mouvement de sortie vers le « même lieu que celui d’où chaque jour il s’en allait errer » (13). La double postulation entre une lueur qui, plus ou moins, appelle encore vers le haut et une errance vitale qui en appelle à l’espace horizontal du pays à parcourir et à éprouver se maintient jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement de la pensée et de la vie. Tel est aussi le paradoxe qui régit l’‘itinérance’ naissant de cette double ‘fiance’.

 

Itinérance

C’est un impératif catégorique qui met en chemin, qui exige commencement et départ, instauration et réitération de l’effort, pour la sortie inaugurale d’un prétendu lieu matriciel :

[...] Comment continuer ? Il ne fallait pas commencer, si, il le fallait. Quelqu’un dit, peut-être le même, Pourquoi êtes-vous venu ? J’aurais pu rester dans mon coin, au chaud, au sec, à l’abri, je ne pouvais pas. [...] Je dis au corps, Ouste, debout, et je sens l’effort qu’il fait, pour obéir, comme une vieille carne tombée dans la rue, qu’il ne fait plus, qu’il fait encore, avant de renoncer. (« Textes pour rien, I », 1958, 115-116)

Ces quelques phrases résument l’entièreté du mouvement entrepris, de son essor à son abolition, et en situent nettement l’implication physique. Il faut donc commencer, sortir et puis continuer, il n’y a pas de cesse possible : aller toujours plus loin vers les feux du ciel, pour accompagner le cycle solaire, pour déchiffrer le visage du firmament, avancer pour cerner son territoire, pour en toucher physiquement l’horizon. L’humain est tourmenté par le violent désir de partir pour mieux explorer son royaume, pour enraciner, définir et délimiter sa ‘fiance’. Il veut aller voir ‘le même’ mais ailleurs et, pour ce faire, il se fixe des buts plus ou moins ancrés dans la géographie. Molloy est parti pour retrouver sa mère (apparemment, lui, il a réussi, on ne sait comment ; sa longue hibernation commence quand il est arrivé ou revenu chez elle - elle est morte cependant - mais son errance se poursuit par l’écrire et le dire) ; Mercier et Camier comme Moran et les divers poursuivants de Murphy voyagent censément pour faire une enquête, pour (re)trouver quelqu’un sur qui ils n’ont par ailleurs guère d’indices. Et tous les vagabonds de l’univers beckettien perdent vite le fil du trajet qu’ils avaient envisagé : ils ont laissé un refuge - maison, nid ou cocon, combe, cercueil ou tombe - mais ils en découvrent en chemin de nombreux substituts (cabanes, ruines, fossés) et ils sont tentés d’y réinscrire tout de suite leur corps, leur entente et leur attente. Le voyage devient ainsi vagabondage et errance désorientée, les repères se brouillent et le premier constat est celui de la désillusion infligée par la terre comme par le ciel, par le territoire propre, vainement arpenté, comme par ce qui devrait faire échapper aux limites du terroir :

[...] Mais aussi loin que je sois allé dans un sens comme dans un autre, cela a toujours été le même ciel, et la même terre, exactement, jour après jour, et nuit après nuit. D’autre part, si les régions se fondent insensiblement les unes dans les autres, ce qui reste à prouver, il est possible que je sois maintes fois sorti de la mienne, en croyant y être toujours. Mais je préférais m’en tenir à ma simple croyance, celle qui me disait, Molloy, ta région est d’une grande étendue, tu n’en es jamais sorti et tu n’en sortiras jamais. Et où que tu erres, entre ses lointaines limites, ce sera toujours la même chose, très précisément. (1951, 86)

La multiplicité des connecteurs logiques oppositifs trouble ici tout raisonnement suivi pour lui substituer crûment un acte de foi, le renouvellement d’une croyance, d’une confiance qui n’empêche toutefois pas l’exténuation de l’espoir. L’expérience physiquement menée ne certifie pas la valeur de l’itinéraire engagé et ne cautionne nul résultat. Et, à un moment plus ou moins lointain par rapport à celui du départ, moment généralement advenu quand le dire-écrire beckettien commence, l’effort s’interrompt, brusquement ou non, que le but envisagé ou son substitut soit atteint ou pas. L’impression dominante, en un tel instant, est celle d’un milieu atone et inerte : « Terre ciel confondus infini sans relief petit corps seul debout » (« Sans », 1972, 77) (ou couché), « Gris cendre ciel reflet de la terre reflet du ciel » (69). Mais sur le fond désespérant de cet indifférencié se poursuit l’errance, sur place désormais :

[...] Mais à présent je n’erre plus, nulle part, et même je ne bouge presque pas, et pourtant rien n’est changé. Et les confins de ma chambre, de mon lit, de mon corps, sont aussi loin de moi que ceux de ma région, du temps de ma splendeur. Et le cycle continue, cahotant, des fuites et des bivouacs dans une Egypte sans bornes, sans enfant et sans mère. (1951, 86)

Un lieu matriciel a été quitté sous injonction, un autre lieu de même type, réel ou imaginaire, temporaire ou définitif, a été trouvé, retrouvé ou élu, mais rien n’y fait. La ‘fiance’, échappant à toute image biblique, à tout référent culturel, les défaisant au contraire, n’en exige pas moins encore ‘sortance’ et errance, reprise du cheminement que le corps-et-âme parfaitement exténué refuse désormais. En effet, le mouvement qui, sous l’égide des « Terre ciel confondus », devrait ménager une possible fusion avec les éléments est extrêmement rare et tout à fait ponctuel. Dans ces moments, la vie de Molloy, « que faisait sienne ce jardin chevauchant la terre des abîmes et des déserts », arrivait à lui faire « oublier non seulement qui [il] étai[t], mais qu’[il] étai[t], oublier d’être » pour qu’il s’ouvrît au monde, terrestre et terrien, dudit jardin et se « rempliss[e] de racines et de tiges bien sages par exemple, de tuteurs depuis longtemps morts et que bientôt on brûlerait » (1951, 63-64). La métamorphose n’est d’ailleurs pas valorisée puisque le sujet aliéné et chosifié rejoindrait immédiatement la mort même des choses et serait voué à l’holocauste. Mais Molloy-Beckett, s’il semble avoir renoncé à l’effort physique d’arrachement et à cet acharnement qui surmène le corps pour le promener sur la face du monde et du ciel, souhaite pourtant ne pas « perdre le fil du songe » (64) ou plutôt ‘le fil de la conscience du songe’, multipliant les questions sur qui, quoi, comment, où, combien et quand, sur la durée et les mutations de l’être... Questions qu’il confie aux diverses instances énonciatives ou énonciatrices propres à son discours. Car l’errance et l’‘itinérance’, la ‘fiance’ se mettant à l’épreuve du monde suivent leur cours en s’instaurant désormais par le verbe, par la bigarrure, la césure et la mixture des voix et par l’infini propre à la ‘parlance’, capable de concurrencer « l’infini sans relief » d’un monde où « le ciel » serait « reflet de la terre reflet du ciel » (1972, 77 et 69).

 

Parlance

Un autre impératif catégorique s’est, en effet, depuis le début imposé qui atteint, avec L’innommable, un degré superlatif de conscience et d’exigence :

Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller, appeler ça de l’avant. Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où, au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n’était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. [...] Le fait semble être, si dans la situation où je suis on peut parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de choses dont je ne peux parler, mais encore, ce qui est encore plus intéressant, que je, ce qui est encore plus intéressant, que je, je ne sais plus, ça ne fait rien. Cependant je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais. Jamais. (1953, 7-8)

Le doute ne porte pas seulement sur le lieu et le moment, sur l’opportunité, mais sur le sujet même qui devrait assumer l’énonciation en personne. Le pas est sauté et l’individu (si l’on peut encore employer ce terme !) s’est arrêté en un lieu indéterminé qu’il peut toutefois légitimement considérer comme ‘chez lui’ et il ne le quittera plus : ce faisant, il s’est annulé lui-même. Et à ce ‘je’ vide se substitue la nécessité de parler et de dire, hors question, hors réflexion - fonction devenant autonome -, et le ‘je’ s’en trouve paradoxalement revitalisé mais comme ‘disant’ seulement, ou moins encore comme l’agent docile, ductile de la ‘parlance’. Ce n’est plus ici le fil d’un trajet qui guide et démène à la fois, et le « fil du songe » devient le fil même du verbe qui dévide la pelote des mots, sons et sens. Celui qui dit : « Seuls les mots rompent le silence, tout le reste s’est tu. Si je me taisais je n’entendrais plus rien. » (« Textes pour rien, VIII », 1958, 167), celui-là voue une confiance originaire au langage si générale et si exclusive qu’elle semble accorder aux mots la capacité ontologique de faire accéder le monde même à la sonorité et au sens qu’elle confère. Le même ajoute aussitôt : « Mais si je me taisais les autres bruits reprendraient, ceux auxquels les mots m’ont rendu sourd, ou qui ont réellement cessé. » Et l’on comprend en même temps que la confiance générale et indéterminée ainsi placée dans le verbe n’ignore ni le mensonge ni l’illusion ni l’irréductibilité du réel à toute emprise (et entreprise) seulement verbale. C’est que le langage oblitère (aliène, oublie, évacue) le réel en tant qu’il est ! Toutefois, et le paradoxe referme ses pinces sur notre parleur et sur son lecteur-auditeur, il ne saurait se taire, celui qui a commencé à parler, car nous ne pouvons faire autrement que de tenter de dire le réel - cet indicible -, le bruit muet du monde, de le faire advenir en dépit de tout, ne fût-ce que de biais, par un ricochet audacieux et dérisoire à la fois, peut-être désespéré : « Mais je me tais, cela arrive, non, jamais, pas une seconde. » La ‘parlance’ ininterrompue devient l’ultime garante de la sonorité dite sens et de l’apparition devenant présence ; elle en entretient par la voix la ‘fiance’, à l’infini.

Appliquée à la vie de celui qui parle et au récit qu’il lui en faudrait établir, que devient cette équation paradoxale ? L’irréductible s’impose d’abord :

Ce qui compte c’est d’être au monde, peu importe la posture, du moment qu’on est sur terre. Respirer, on n’exige pas davantage, errer n’est pas une obligation, recevoir non plus, on peut même se croire mort à condition de le faire remarquer, peut-on rêver régime plus tolérant, je ne sais pas, je ne rêve pas. (« Textes pour rien, IV », 1958, 143)

Trouvant (ou retrouvant) une expression : « être au monde », utilisée aussi dans la pensée phénoménologique (heideggérienne plutôt, cette fois), le narrateur remet brutalement au jour cette impression commune, quasi ordinaire, qui nous fait éprouver la vie, hors tout phénomène de langage, comme l’évidence même, saisissante et plénière, elle qui n’a pas à être justifiée et demeure sans pourquoi : que ce soit extase et plénitude ou incomplétude, déréliction, souffrance, c’est tout comme ! Il n’y a pas besoin de mots pour ça, d’histoire encore moins (un certain tour ou quant-à-soi de la conscience peut suffire !) : « [...] pas besoin d’histoire, une histoire n’est pas de rigueur, rien qu’une vie, voilà le tort que j’ai eu, un des torts, m’être voulu une histoire, alors que la vie seule suffit. » (142) Toutefois, sans les mots, sans le récit, y a-t-il exactement ‘vie’ ? Ne faut-il pas toujours, d’une manière ou d’une autre, répondre à cette injonction sévère et sans trêve réitérée : « Mais racontez-moi votre vie, après nous aviserons. » (« Le calmant », 1958, 61) Ainsi interpellé, sait-on encore ce que peut être la vie qu’il faut dire ? « Ma vie ! m’écriai-je. Mais oui, dit-il, vous savez, cette sorte de - comment dirai-je ? Il réfléchit longuement, cherchant sans doute ce dont la vie pouvait bien être une sorte. » D’une part, « la vie seule suffit » et elle ne se laisse ni dire ni lire car le langage toujours trahit ; d’autre part, sans le verbe et un acte d’énonciation complet, volontaire ou involontaire, elle n’existe pas comme telle. Impossibilité de dire, obligation de dire ; il va falloir parler sa vie en dépit de tout quitte à ‘mal dire’, liant le temps de la vie et le temps du récit dans un « pêle-mêle », durée de vie et endurance du dire presque confondues, et nous sommes bien ici hors rêve en effet, dans un effet bien réel :

Des mots, des mots, la mienne [de vie] ne fut jamais que ça, que pêle-mêle le babel des silences et des mots, la mienne de vie, que je dis finie, ou à venir, ou toujours en cours, selon les mots, selon les heures, pourvu que ça dure encore de cette étrange façon. (« Textes pour rien, VI », 1958, 158)

Récit de vie, selon Beckett, c’est donc Babel et babil, instauration malgré tout d’une histoire mais sur un mode délibérément non aristotélicien (si l’on veut bien admettre que le canon du récit traditionnel a été fixé par la Poétique dudit Aristote). L’histoire (puisqu’il en faut une ou les bribes d’une) n’aura plus ni début, ni milieu, ni fin comme cela est exigé de toute intrigue droitement composée. Le temps de la narration ne sera plus un présent synthétique tenant en lui-même, selon la flèche d’une temporalité bien orientée et dans une ordonnance claire, le passé, l’actuel, le futur. Le narrateur ne sera plus ce sujet autocentré, volontiers omniscient, qui délivre une vérité narrative qu’on accueille avec confiance. Les voix narratrices vont se multiplier et s’entrecroiser, récit et discours se confondre et mutuellement s’empêtrer. Dans Watt, par exemple, le héros rapporte son histoire à Sam qui s’en fait le narrateur principal, mais il arrive à Watt de composer son récit de tout ce que lui a dit Arsène qui le tient lui-même en partie de son prédécesseur. Se constitue ainsi une chaîne quasiment anonyme qui produit le récit-type du serviteur de M. Knott tel que l’a forgé le régime singulier imposé par ce patron tyrannique et monolithique. Compagnie nous invite à imaginer « une voix [qui] parvient à quelqu’un sur le dos dans le noir » (1985, 7). Cette voix qui le tutoie apporte à ce gisant une vérité qui le saisit de l’extérieur mais comme sa vérité intime alors que l’être ainsi mis en évidence parle, lui, à la troisième personne et ne cesse de se distancier ; le ‘je’ est escamoté pour permettre « la fable de toi fabulant d’un autre avec toi dans le noir » (88). Il s’agit sans doute plus de se tenir compagnie en effet, comme le suggère le titre, que de révéler une unité de vie propre à synthétiser un destin. D’ailleurs la fin du récit ne coïncide avec nulle fin factuelle mais se donne pour ce qu’elle est, la pure nécessité de clore le récit : elle n’apporte avec le tout dernier mot : « Seul » qu’un indice supplémentaire de ce que l’on a déjà cru comprendre. C’est Mal vu mal dit, avant Cap au pire, qui disjoint au maximum la cohérence temporelle de la narration, ne cessant de briser le présent synthétique - apparemment historique - du récit par des intrusions non préparées du présent propre au récit lui-même. Le narrateur montre ainsi fréquemment le sujet évoqué dans l’activité ou la posture qui est la sienne au moment-même où il en parle comme s’il voulait réduire à néant la distance nécessaire entre temps du récit et temps des faits rapportés : « Pendant qu’elle gît la tête incluse sous la couverture une petite échappée à travers champ. » (1981, 51) ; « À la reprise la tête est sous la couverture. » (49) S’étire un indécidable présent d’éternité qui place tous les faits sur le même plan sans plus laisser la capacité d’une évolution dans le temps selon l’axe ordinaire : cette vieille est la vieillesse éternelle communiquant parfois au temps des apôtres ; le récit qui est fait de ses faits et gestes l’accompagne dans les heures comme dans les siècles. De la sorte, il y a dans ces récits un risque permanent d’obscurcissement et de blocage, de dérapage vers l’indistinct ou l’indécidable, de régression vers le chaos originel qui serait le bruit muet du monde laissé à son propre essor, un risque de confusion des voix (sinon des langues, voir l’allusion à Babel), de bavardage également (de babil). Ce type d’histoire, se reniant comme telle, pousse à sa limite la possibilité même de raconter et met en péril toute possibilité de sens (à la fois signification et direction). En fait, nous allons l’analyser maintenant pour conclure, c’est un double jeu de séquences potentielles qui réintroduit dans ce monde parlé, ordre et succession, faculté de différenciation et de progression, évolution vers une forme distincte, active et porteuse de sens, vers ce que nous appellons ‘formance’ c’est-à-dire ‘forme se formant’ en vue du sens.

 

Séquences & formance

Étymologiquement, le terme de ‘séquence’ évoque une suite liée et réellement successive de faits, d’éléments, de qualités qui induisent en leur sein une progression sensible et analysable évoluant vers un dénouement partiel ou un dépassement global. Mais il est possible de distinguer entre des séquences fermées (ou géométriques) qui tendent à la circularité voire à la pure et simple reprise et des séquences ouvertes procédant plutôt par un jeu de thèmes et variations qui incite, par des leitmotive et des échos, à une convergence des motifs et des suggestions.

L’une des séquences fermées les plus célèbres dans l’œuvre de Beckett est celle des pierres sucées dans Molloy. Comment sucer successivement chacune des seize pierres dont dispose le personnage sans en oublier une seule ni sucer deux fois la même ? Par un jeu complexe de répartition des pierres entre les poches du pantalon et du manteau et par l’établissement d’une série maîtrisée ! L’esprit se livre ici à une combinatoire à la fois inutile et ludique mais elle induit une jubilation certaine. Un tel jeu des possibles mené à son terme entretient la confiance en la puissance de l’esprit associée à l’habileté des doigts. Toutefois la circularité sans autre but que l’accomplissement du cycle peut conduire à une manière d’épuisement destructeur comme on le voit dans Watt avec de multiples séries plus absurdes les unes que les autres (qu’elles concernent les généalogies de serviteurs ou d’animaux, le reliquat quotidien des repas de M. Knott qu’il faut impérativement faire manger à un chien, la litanie de noms propres dont on ne cesse de changer l’ordre d’apparition, la pulvérisation dans la phrase des signifiants et signifiés). L’on court ici au jeu de massacre. Pourtant le Beckett tardif usera volontiers, dans des essais scéniques ou télévisuels, de la plus pure série géométrique : l’ordonnance des pas de May dans Pas, le mouvement de la berceuse dans Berceuse, le jeu des apartés et le croisement des mains dans Va-et-vient, le tourniquet des Bam, Bem, Bim et Bom dans Quoi où, le ballet des interprètes dans Quad ... Mais ce qui sauve ici de la monotonie ou de l’exténuation pure et simple c’est l’introduction d’un rythme (usant volontiers de la lumière et de la musique) qui s’assoit sur le corps et la voix et qui tient la forme même de ce qui se meut selon un équilibre conquis qui n’ignore pas du tout renversement, déhiscence et rupture. Ici la ‘formance’ est rythmique et elle préserve, malgré tout, suffisamment de sens et de confiance pour éviter l’atonie.

Le jeu des séquences ouvertes s’appuie aussi sur la reprise (comme dans En attendant Godot, Ô les beaux jours et la plupart des derniers récits) mais cette dernière n’a rien de géométrique et elle utilise plutôt la variation ou la variance. Qu’il s’agisse de variations que l’on pourrait dire ‘scalaires’ car elles nous font brusquement changer d’ordre de grandeur, d’échelle, comme le passage du stellaire au grabataire, du clou rouillé au Golgotha, du Purgatoire de Dante à une scène de torture narrative. Que l’on dirait ‘éidétiques’ (terme phénoménologique husserlien) en ce qu’elles nous font éprouver dans une succession d’esquisses qui sont autant de points de vue différents et parfois divergents, la forme essentielle et/ou matérielle d’un être ou d’un objet : ce crâne, cet œil, ce corps couché seul dans le noir, ces mains entrelacées, ce cabanon ou cette « maigre champagne ». Que l’on dirait ‘contrapuntiques’ quand il s’agit de renversements tout à fait improbables sur l’axe du temps ou de l’espace - voire du verbe - mais toujours quasi symétriques, à l’image du changement de ‘situation’ entre les deux actes d’En attendant Godot. De ces écarts, bouleversements et renversements sont coutumières toutes les ‘histoires’ rapportées, émiettées apparemment, rendues absurdes et vaines mais tenues en sourdine par un écho, frêle souvent, une résonance, une ‘formance’ qui est alors forme se faisant. Triomphe de la forme (sur tout ce que l’on veut traiter en contenu) en effet parce que celle-ci n’a pas de sens mais qu’elle est sens. À ce prix, nous ne perdons donc jamais le sens mais celui-ci nous ouvre un milieu qui reste mouvance ouverte bien qu’orientée : en tant que lecteur, nous devons y faire notre chemin, gardant confiance, traçant l’itinéraire, assumant l’errance et la ‘parlance’, comprenant surtout - prenant avec nous - ce monde même comme l’histoire d’une incarnation, seule susceptible de lier les extrêmes voire les incompatibles et de les mouvoir ensemble. En dépit de tout, la chair du monde est chair de l’homme et réciproquement : tel est notre sort (notre destin ?) de terriens, de terrestres. Entre ciel et terre, lieux où s’attache la ‘fiance’, c’est le corps humain (chair-âme-esprit donc aussi langage) qui donne forme - sa forme - à l’étant et à l’allant. Corollaire ou réciproque, épilogue également : à niveau d’homme, malgré la tentation négatrice et toutes les tentatives négatives, - effet paradoxal de la confiance foncière même déniée - cette forme s’avère proprement indestructible : « [...] Dévore tout l’envie d’être néant. Néant jamais ne se peut être. » (Cap au pire, 1991, 61)


Ouvrages cités

Beckett, Samuel, Molloy (Paris : Minuit, 1951).

 -, L’innommable (Paris : Minuit, 1953).

 -,« L’expulsé », « Le calmant », « La fin », « Textes pour rien » dans Nouvelles et textes pour rien (Paris : Minuit, 1958).

 -,« Sans » dans Têtes-mortes (Paris : Minuit, 1972).

 -, Mal vu mal dit (Paris : Minuit, 1981).

 -, Compagnie (Paris : Minuit, 1985).

 -, Soubresauts (Paris : Minuit, 1989).

 -, Cap au pire (Paris : Minuit, 1991).

Husserl, Edmund, Expérience et jugement, trad. Souche (Paris : P. U. F., 1970), § 7 à 10.

 

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