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Le terroriste

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 Article publié le 20 avril 2014.

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Maintenant il fallait se souvenir de cet instant crucial. Elle se tenait près de la fenêtre et regardait la pluie tomber. Il pleuvait enfin. La fenêtre était entrouverte. Il voyait l’effet de l’air sur ses cheveux. Hier, elle lui avait demandé de ne pas mourir. Il semblait que ce fût hier mais combien de jours avait passé depuis cette deuxième tentative d’assassinat ? Il retrouverait le temps s’il n’y pensait plus. C’était difficile d’être encore avec elle sans les repères des jours. Il possédait ceux des heures, parce qu’il faisait jour ou nuit. Aveugle et sourd. Elle ne savait pas qu’il avait toujours eu des problèmes avec les autres sens. Même sa peau s’en était mêlée. Quelqu’un venait de lui promettre une légère amélioration. Il s’efforçait de donner un sens à ce qui en effet pouvait être des sensations visuelles. Son corps était habitué aux vibrations. Il s’habituerait peut-être, à la longue, à la caresse de la lumière. Comment imaginer qu’on peut compter sur l’ombre dans ces conditions ? Ne s’était-il pas éloigné de la caresse de cette femme qui reconnaissait être la sienne ?

La pluie tombait avec insistance. Elle ferma la fenêtre, prenant le temps de la faire coulisser, n’allant pas jusqu’au claquement du pêne. Elle avait pris ces quelques minutes de réflexion sur son temps à lui. Il jalousait ses possibilités. Il en était là pour l’instant, médusé par la jalousie qui l’attachait à elle. La question était de savoir maintenant quand il rentrerait à la maison. Il posait une question dont la réponse appartenait à d’autres. Elle ne savait pas. Ce n’était pas le moment d’y penser. Il avait aussi cette sale blessure à la jambe. Il pensa aussitôt au léopard des neiges du Kilimandjaro. Il finirait ses jours dans de semblables circonstances. Un effort considérable de l’attention le prostra au pied de sa nudité probable. L’effort se continuait dans la douleur produite par l’attouchement. Il n’avait pas révélé cette souffrance. Un homme peut-il perdre la totalité de ses sens ? Que lui reste-t-il alors ? Que reste-t-il de la femme qu’on a aimée, possédée ? Les acidités de sa bouche le rassurèrent. Il n’était pas sûr de sa perception olfactive. La mémoire peut se substituer aux sensations, il le savait. Il avait souvent vécu des odeurs hallucinatoires. Elle en était toujours la source. La pluie avait amené la fraîcheur et l’âcreté de la terre mouillée.

Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il pour la deuxième fois. Il apprit que c’était le matin, qu’elle avait assisté à un curieux échange de consignes dans le couloir où elle passait à l’heure de la relève des services, que l’odeur du café lui avait filé le cafard, qu’elle s’était perdue sous la pluie dans le parc où une erreur d’orientation l’avait conduite. Elle acheva de fermer la fenêtre. Cette fois, le pêne claqua. Il fut rassuré. La pluie tombait-elle toujours ? Rien n’était pire que la cécité. Elle verrait pour lui. Il ne supporterait pas longtemps cette substitution. Il s’en prendrait à son odeur si elle le tenait à distance parce qu’il tentait d’inverser les caresses. Il avait eu cette idée dans un récit. Le personnage voulait agir à l’inverse. Tout devenait compliqué puis la complexité déchirait cette conscience de papier. D’elle, il n’avait pas réussi le personnage. Elle était trop critique. Il n’avait pas écouté ses conseils et il avait de nouveau sombré dans l’intrigue facile. Elle préférait le charme des suggestions, le glissement, la probabilité. Elle changeait la couleur de ses cheveux, portait des soutiens-gorge ou en révélait l’absence, elle s’assouplissait ou imposait des raideurs austères, ses jambes apparaissaient dans les moments d’abandon, d’un coup de pied précis elle était capable de modifier à son avantage les perspectives d’un miroir conçu exprès pour elle. Il ne disait rien de ce travail de patience. Pourtant, il s’acharnait à la vaincre par des artifices. Les mots seuls étaient condamnés à l’oubli. Nous pourrions peut-être voyager ? avait-elle proposé du temps de sa splendeur. Ils avaient voyagé. Il avait vu, entendu, senti. Elle n’avait pas prêté attention à ce jeu avec les facilités de soi. Il avait fallu le premier attentat, et la perte de l’audition, pour mettre fin à cet ennui. Jamais il ne s’était ennuyé d’elle comme dans ces parages lointains et différents. Il avait même espéré ne plus la haïr aussi facilement. Mais tout était facile et il ne pouvait rien pour l’empêcher de l’influencer encore quand il écrivait aux autres ce qu’il pensait d’eux. Tout commença avec la mort du vieux. Elle avait sans doute assisté à ce moment suprême, l’ayant aussi certainement provoqué. Maintenant il revoyait le jardinier debout sur le mur surplombant l’allée. Les enfants renseignaient la femme qu’il venait d’épouser. C’était simple maintenant. Elle prévoyait d’autres simplifications. Et ce n’était pas fini, cette servitude. Des facilités aux simplifications, il y eut des voyages. Un attentat mit fin à cette pratique. Soumis à l’attention crispée des orthophonistes, il perdit les derniers fragments du bruit. Ce silence faillit le rendre fou. On cessa de voyager pour habiter une maison. Elle aima la maison comme elle avait aimé les pays. Les saisons s’installèrent sur ces fondations d’une autre conception de la vie. Elle se prêta au jeu des conversations lentes qui construisent la vie des villages. La maison était à l’écart. On n’y accédait pas facilement. Le chemin était rendu boueux par des écoulements froids. Il reviendrait en aveugle. Mais en avait-elle vraiment l’intention ? Il eût donné cher pour revoir ce visage infini. Impossible. Des simplifications à l’impossible. L’idée lui plaisait. Il en tirerait sans doute des effets inattendus. Il commençait à réfléchir. La fenêtre à peine fermée, la température augmenta sensiblement. Il eut un petit accès de fièvre. Une goutte roula sur sa joue, sueur ou larme, il ne pouvait s’agir d’une goutte de pluie, il se mit à désirer cette pluie qui continuait de tomber selon ce qu’elle disait. Elle remarqua finalement les effets de la fièvre sur le visage. Elle chercha la sonnette derrière le dosseret. L’obscurité entra en vibration.

On le manipulait. Il sentit le glissement sur les draps. Peut-être l’odeur de son parfum. Il y eut une consistance d’éponge. Il pensa à une hémorragie mais sans s’inquiéter. Les hémorragies sont précédées d’une période de bien-être. Il devait y avoir des exceptions à la règle. L’autre règle consistait en ceci : ne te raconte pas d’histoire. Il prononçait son nom. Il entendait très bien ses monologues. Rarement une voix l’interrompait. Il prenait de la vitesse. Les trépidations du lit s’accéléraient. Il ressentait les courbes, les croisements, les changements de niveaux. Aucune douleur pour donner un sens au mouvement. Son parfum persistait. Elle les suivait. Le lit heurta des portes, traversa des zones, franchit des limites. Un objet commença à pénétrer en lui, lentement, appelant une douleur oscillante, tangente. Il songea alors à mettre de l’ordre dans son esprit. Cette occupation le tranquilliserait un moment, le temps pour la douleur de le vaincre définitivement. Il n’en était pas à son premier attentat. Il connaissait la procédure. Tout recommençait.

Il fallait maintenant se souvenir de ce qui avait été important la première fois. Les sollicitations de la douleur présente lui assuraient une résistance à l’oubli. Sur une ardoise d’écolier, elle avait écrit les premiers mots. Il y avait de la poussière de craie sur ses doigts. Il avait lu le diagnostic sans y croire d’abord. La perspective de ne plus entendre lui apparaissait encore improbable. Sur l’ardoise, il écrivit : Qu’est-ce que je n’entendrai plus ? Ta voix ? Elle avait souri, comme s’il venait de détendre le ressort qui l’animait. Ce fut peut-être ce jour-là qu’il commença à la considérer comme une marionnette. Il eut une crispation, sans douleur, provoquée par il ne savait quelle autre douleur. Tout ceci deviendrait cohérent. Il n’avait jamais vraiment joui de sa peau. Maintenant ses oreilles se fermaient au bruit mais demeuraient à l’écoute. L’oisiveté le sauverait peut-être de l’angoisse. La nature du temps devait être changée par la perte d’un sens aussi évident que l’ouïe. Il devait s’en rendre compte au fur et à mesure des rapports médicaux. On l’enferma dans une cage face à des haut-parleurs. Il se servait de ses doigts pour désigner la source des sons qu’on lui envoyait depuis un pupitre devant lequel était assise une orthophoniste distinguée. Il pouvait la voir aussi. Elle souriait pour l’encourager. Mais en quoi devait consister son effort sur le silence. Personne ne l’avait renseigné sur cette démarche. Il s’abandonna au hasard. On ne le crut pas. On avait ensuite habité une maison sur le bord d’une rivière. Finis les voyages ! Elle ne sembla pas regretter cette époque d’errance et de recherche. Elle s’installa dans des meubles. Il y eut une abondance de meubles. Il allait se promener avec le chien sur le bord de la rivière. Il rencontrait des pêcheurs gesticulants. Il préférait les animaux, leur fixité inquiète ou l’instantanéité des fuites. L’eau révélait des secrets de surface. Il découvrit des mondes de lenteurs dans les trous d’ombres. C’était absurde, cette surdité. Qu’un musicien devienne sourd, cela se comprend. Il ne risque rien à perdre l’audition. Mais les mots exigent le bruit. Comment l’inventer ?

Son éditeur lui réclamait une dénonciation de l’action violente. Il comprenait le terrorisme. Il l’avait défendu. Cela se saurait un jour. Il n’écrivit pas le livre commandé par l’éditeur. Il écrivit sur les animaux et sur les grottes. Il n’y avait plus de personnages. Il détruisit les bruits du texte. Restait le cri comparable à celui des animaux dont les traces hantaient les surfaces ruisselantes des grottes où il imaginait l’humanité. Finalement un blockhaus du mur de l’Atlantique lui inspira un drame bourgeois qui eut du succès. Pourquoi parlait-il d’autre chose ? Elle encourageait son silence, toujours plus douce et plus proche. Il l’avait déjà haïe au cours de leurs périples mais par intermittence, sans y croire vraiment, en passant. Maintenant il reconnaissait l’importance de ce sentiment. La maison engendrait d’autres déformations. Par exemple sa beauté qu’il remettait en question. Nous n’aurons plus d’enfant, gémissait-elle. Le premier était mort au cours du premier voyage. Le second n’avait eu qu’une existence de papillon. Il sembla à partir de ce moment qu’ils ne reviendraient plus à la maison. Ils n’avaient pas de maison et ils n’habitaient plus la résidence familiale où elle se sentait étrangère. Ils achèteraient une maison dans la campagne française. Elle connaissait les arbres et la rivière. L’horizon était peuplé de collines boisées. On incinéra le corps de l’enfant et on répandit ses cendres sur une plage lointaine. Il n’y avait rien d’autre à faire. Le premier, on l’avait recouvert de terre dans le cimetière familial. Il était devenu important. Sa tombe fleurissait au printemps et on entretenait cette floraison pendant tout l’été. Le voyage s’acheva sur une formidable explosion. On acheta la maison.

Il y écrivit des livres différents. Il eut du succès. On appréciait son silence. Cela aurait pu durer une éternité. Mais ses amis lui en voulaient encore. Ils le poursuivraient jusqu’à le détruire. Il avait l’habitude du frisson. Il s’attendait tous les jours à voir surgir son assassin. Un coup de revolver mettrait fin à cet étirement d’un temps pris pour trahir. Pourquoi trahit-on ? Il n’éprouvait aucun plaisir à interrompre les petits bonheurs de l’entente. Il ressentait la profondeur de la blessure, souvent mortelle, qu’il infligeait à ses amis. Les voyages n’avaient rien changé à cette pratique. La sédentarité nourrissait le même terreau. Il y aurait une autre tentative de l’éliminer. Peut-être au cours d’une de ces promenades sur le bord de la rivière. Quand il partait, le matin de bonne heure, il était prêt à rencontrer le feu qui en finirait avec sa souffrance de doublure. Le second attentat eut lieu dans un restaurant. Ce fut encore une bombe. De même qu’il n’entendit pas l’explosion de la première, il ne vit pas la lumière provoqué par celle-ci. Chaque fois, en retrouvant une conscience trouble, il s’était inquiété de l’existence de sa compagne. Cette fois encore, elle n’avait pas été blessée. Il en avait conçu un bonheur presque enfantin mais il ne lui avait rien confessé de l’intensité de ce soulagement. Il avait sagement attendu qu’on le secourût. Son sang coulait le long d’un bras. Le silence était atroce. Il pouvait encore penser que sa cécité était momentanée. S’étant blottie contre lui, elle le réconfortait. L’air devait être saturé de poussière, sa langue en témoignait. Tout vibrait. Impossible de reconnaître une cohérence à cette pénétration. Il sentait le jet de sang quelque part au niveau de l’épaule, croyait-il. Comment imaginer que ce n’était pas lui qui saignait ? D’ailleurs elle déchirait ses vêtements. Il perdit connaissance et ne la retrouva que plusieurs jours après.

Il allait mourir. Cette deuxième hémorragie ne l’épargnerait pas. Un masque se posa sur son visage. Il lutta. Il ne voulait pas mourir sous un masque. Sa voix exigeait peut-être qu’on le laissât mourir à la surface de ce qui lui restait de sens. Il entendait vaguement cette voix. Quelque chose pénétra dans son abdomen. La peau venait de s’ouvrir. Ils ne lui laissaient pas le temps de lutter contre la mort, mobilisant par leur action sur son corps toutes les forces qu’il était encore en mesure d’opposer à la dernière maîtresse de soi. Toute sensation disparut. Il était conscient, c’était tout. Ne plus posséder que l’infime partie de ce monde, division infinie de ce que l’esprit peut imaginer ou découvrir. Il concevait encore de la matière verbale, soignant peut-être la syntaxe. Sans futur désormais, le présent occupait toute la place, ayant balayé les traces du passé, ce que la mémoire savait de ces preuves d’existence. Qu’est-ce que le temps réduit au présent ? Du mouvement sans doute. Il n’y a pas moyen de le vérifier.

Extrait de Les baigneurs de Cézanne

 

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