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3 actes
Personnages :
OMERO — berger et poète
OCHOA — idem
FABRICE DE VERMORT — touriste
GISÈLE DE VERMORT — son épouse, mariée depuis seize ans
ALIZ — leur fille, huit ans
NÉRON — leur fils, dix ans
LE CHEF — garde civil, sergent
RAMIREZ — idem, subalterne puis chef
PILAR — femme du village
ANGUSTIAS — idem
VIRGINIA, DOLORES, TROISIÈME JEUNE FILLE
L’ÉTRANGER, LA TOURISTE — promeneurs
LE JEUNE HOMME — comédien
GARDE CIVIL
LES ÉRINYES (trois)
L’AUTEUR
Hier
Scène unique
Gisèle, Omero, l’Auteur, Fabrice, Ochoa, Néron, Aliz
Premier temps
(La terrasse de la maison d’Ochoa, sous la vigne. Des tables comme dans un café. Au fond, la roche et côté jardin, le paysage montagneux. Côté cour, la maison, la cuisine.)
GISÈLE — Vous autres ! Mais si j’en crois l’évolution des sciences, ce sera vous ou nous. Nous ne pouvons pas perdre tout ce temps passé à reproduire. Le spectacle de vos compensations ! Le plaisir vous agresse à notre place, moment favorable aux disparitions. Je ne veux plus souffrir. Pas même une pensée. Nous avons beau aimer avec sincérité, vous n’allez jamais au bout de cette voie tracée entre la chair et sa durée. Jamais plus loin qu’un cri. Entre nous, l’enfance pourrait devenir l’unité véritable mais la trilogie fatale vous sert de roman et nous nous retrouvons seules avec ce qui reste de l’enfant conçu avec vous. Nous sommes l’avenir des peuples primitifs ! À quel moment devient-il inévitable de nous séparer en laissant toute trace d’histoire en marge de la nécessité ?
OMERO —
Hay un camino,
sin piedras
para decir
a los pies:
Yo existo
Hay un camino,
el horizonte
no es el futuro
el polvo
no es el pasado
De presente
quizás una mujer
quizás nada
El camino
de la espera
L’AUTEUR —
L’été
à Polopos
les oiseaux
produisent des cigales
sur les troncs
des eucalyptus
et des oliviers
Je dors
à l’abri
de ton feu
universel
sous les pentes
des toitures
où vivent
des oiseaux
Le matin
à Polopos
les oiseaux
réveillent les cigales
et les troncs
des eucalyptus
deviennent rouges
comme les turgescences
du printemps
Les oiseaux
se réveillent
au-dessus de moi
dans les branches
qui touchent
le toit
de ma maison.
Il y a un chemin
et pas de pierres
pour dire
J’existe
Horizon
Poussière
et Femme
sont les maîtres mots
de cette existence.
La guitare
d’Omero
remplace le pipeau
des bergers
Et les chants d’oiseaux
mes rêves
les plus récents
ceux qui ont encore
des ressemblances
avec la réalité.
Puis les oiseaux
s’identifient
un à un
puis par couple
par volées
géométriques
et faciles
hirondelles des fils
tourterelles des cimes
des poteaux
moineaux des feuilles
d’ombre
la chouette demeure
invisible
et le merle
croise les geais
bavards
Puis les insectes
me visitent
tous plus ou moins
menaçants
L’air change
la terre se peuple
en surface
et en profondeur
la terre aimée
comme la vie
et le ciel
et toute la matière
qui fonde
les théories
de l’infini
et du néant.
Ayant perdu
la place
qui me revenait
parmi les penseurs
de ce monde à genou
je tisse des toiles
au lieu de les peindre
j’enfile des mots
et je ne les dis pas
au passant
à la passante
qui peut être
un enfant
Perdu
le fil
et invisible
l’autre côté des carreaux,
cet intérieur
de bois
et de terre
ne m’appartient plus
comme il a reproduit
toutes les existences
qui m’expliquent
Écrivant
au lever
de ce corps
maintenant
moitié vivant
moitié mort
avec la poésie
qui me mord les lèvres
et les anecdotes
et les pensées
qui reviennent
avec leur charge d’enfance
et d’adolescence
je croîs
dans les statues
et leur présence
projette des ombres
de personnages
OMERO —
Il y a un rythme
et ici
je différencie
la prose
du vers
la prose est féminine
et le vers est l’homme
en proie
au vertige
Je reconnais
la femme
comme si elle était mienne
et l’homme je le crée
comme la boue
existe déjà
Je les ai perdus de vue après que les enfants eurent jeté les coquilles de grenades. Je suis allé jusqu’au barrage mais cette fois je ne suis pas monté pour contempler l’eau. Trop miroir, l’eau et le ciel pas assez reflet et moi comme une existence générique. Les bêtes ne m’ont pas suivi. Pas assez d’herbe ou trop de cailloux et de terre craquelée. En revenant, j’ai sucé les sucs des berges et mâché le cœur des chardons. Je faisais le chien avec les oiseaux et l’oiseau avec l’ombre. De quoi avions-nous parlé ? Qu’avions-nous évoqué qui impliquât une suite ? D’habitude, les touristes passent et nous les réduisons facilement à cet éphémère. Comment expliquer qu’un homme tombe amoureux d’une femme s’il n’est pas dans le besoin ? Voici l’auteur qui cueille des trouvailles comme dans le lit du Lot. Nous montons pour notre vin. Il ne boit pas le vin. Il en fait ce qu’il veut. Rien n’est perdu qui a été payé. Rien à regretter en cas de commerce. Il marche comme un soldat. Il marche sur les fleurs et trouve des objets du regard à fleur de la terre. Il me donne à observer des pertinences compliquées de géologie et de croissances superficielles. Ses mains caressent tout ce qu’elles trouvent. Avec des mains pareilles, ma chanson s’éterniserait. On n’écrit pas quand on possède des mains capables d’une telle exigence rétinienne. Et c’est moi qui joue ! Sous la tonnelle d’Ochoa, bien à l’ombre mais pas à l’abri des insectes, ils parlaient d’eux :
Deuxième temps
GISÈLE — Quelque chose ! Dis-le ! Dis ce que je veux entendre maintenant que la vie est définitivement changée par la persistance de tes obsessions. Ce temps perdu à observer. Qu’est-ce que j’attendais de ce silence ? J’étais presque obstinée ! Et j’attendais que tu me parles, attendant que ton corps me le dise puisque tu te taisais.
FABRICE — Il n’y avait que le silence et ta paresse.
GISÈLE — Le lit et la fenêtre ! La lumière du matin est si différente de celle qui nous abandonne la veille ! Je n’avais pas dormi.
FABRICE — C’est ce que prétendent tous les paresseux.
GISÈLE — Je n’avais pas dormi ! Et le rêve dans les gouttes de ta sueur. Je haïssais cette caresse mais je te la donnais. Le temps arrive à s’apaiser comme la rivière de mon enfance après les bois de nos contes.
FABRICE — Les vieilles racontent n’importe quoi.
GISÈLE — Ta facilité à revenir des plus longs voyages. Je n’attendais plus. Mon corps devenait envahissant. Nous ne parlions jamais de tes découvertes. J’imaginais ta patience et les dédales d’une ville inconnue. Parfois la forêt s’interposait et ses animaux s’avançaient. L’hiver, nous fermions les volets et l’attente s’ajoutait à la croissance. Je te suppliais de ne plus t’en aller aussi loin.
FABRICE — Tu aurais dû épouser un employé de la préfecture.
GISÈLE — Mais ne m’a-t-on pas donnée plutôt ? J’avais ce désir intense de choisir. Leur influence s’annulait dans mon désir. Le matin devenait transparent comme le carreau des fenêtres. J’agitais les rideaux pour noyer mon regard. Tu passais sur le chemin. Tu me désirais. Et j’interrogeais mon corps au lieu de le soumettre à tes exigences. Ils m’ont trahie !
FABRICE — Nous trahissons avec une telle facilité à l’heure de remettre de l’ordre dans le monde qui nous appartient ! Je ne me souviens pas de ton visage derrière le rideau. Je te voyais plutôt juchée sur une échelle pour cueillir les cerises de ces beaux mois de juillet qui promettaient tous les recommencements. Tu n’étais pas à la vitrine de tes pensées ! Tu agissais comme toutes les filles en âge d’être dépossédées. Tu te donnais en spectacle sur les échelles !
GISÈLE — Ne parlons plus !
FABRICE — Ils ne comprennent pas.
GISÈLE — Il comprend, lui.
FABRICE (à Ochoa) — Vous comprenez, vous ?
GISÈLE — Tu deviens inconvenant. (à Ochoa) Excusez-le s’il vous a offensé.
FABRICE (à Ochoa) — Excusez-la si elle vous a promis de vous revoir.
GISÈLE — Il n’est question que de ton obscénité !
FABRICE — Appelle cela comme tu voudras. Je suis détruit. Je ne recommencerai que dans mes rêves.
GISÈLE — C’est bien ce qu’ils en pensent : pas de regret. Ils condamnent cette absence de repentir.
FABRICE — Tu en sais des choses sur ce sujet !
GISÈLE — Il y a longtemps que je me renseigne.
FABRICE — Il y a longtemps que je souffre. Je ne sais même pas ce que je cherche dans cette pratique douloureuse.
GISÈLE — Et tu te plains ! Quelle honte sur nous !
FABRICE — Passage de la confidence aux reproches. Elle arrivera au seuil du tribunal avec ce qu’il faut pour exagérer la portée de mon geste.
GISÈLE — Nous n’en sommes pas là.
FABRICE — Tu ne lui as encore rien demandé ? On dirait qu’il attend. (à Ochoa) Nous ne sommes pas venus pour notre vin. Je veux dire que ce n’est plus la raison. Nous venons de changer nos habitudes pour cet instant qui ne se reproduira plus dans la prison à quoi elle veut me condamner. Oublions plutôt.
GISÈLE — Ils ne regrettent jamais. Jamais un regard, ce regard qu’on s’attend à rencontrer finalement comme s’il était encore possible sinon d’oublier du moins de... raisonner.
FABRICE — Elle parle comme si je ne souffrais pas moi-même. Je me défendrais. J’irai au bout de ma confession.
OMERO (jeu) — Nous arrivions. Moi avec ma gourde gonflée d’air et l’auteur avec sa petite poterie de vermeil qui ressemble à un objet du culte. Je n’ai jamais rien pu savoir de ce culte. Il ne boit pas le vin. Ochoa alourdissait l’ombre de son immobilité patiente. L’homme était assis au fond de la terrasse, contre la roche. La femme côtoyait la petite Aliz qui me souriait comme si rien ne venait de se passer. Nous avions rencontré Néron dans le chemin où il chassait des insectes plus rapides que sa lenteur de petit paresseux. Un jour, nous haïrons les enfants que nous n’avons pas été, prédisait l’auteur. Il parlait de Jephté et de sa fille, de Vigny qu’il relisait. Il avait une idée pour expliquer aux autres ce que c’est la poésie et pas seulement en commençant par montrer ce qu’elle n’est pas. Je suivais le fil de sa conversation et il me sembla que Gisèle s’apprêtait à le rompre. Ochoa parut soulagé par notre arrivée inattendue. L’auteur comme moi-même, pour des prémisses différentes et peut-être contradictoires, avions prévu cette visite pour le lendemain. Ochoa imposa sa carrure blanche aux sourdines qui le dérangeait depuis au moins une heure.
OCHOA — J’ai un Gálvez-Cintas de quatre ans d’âge. Ce matin ils me l’ont livré. Je ne l’attendais plus.
L’AUTEUR — Pas bon le vin qu’on vient de transvaser.
OMERO — Pas bon en France. Bon ici !
L’AUTEUR —
Je lui dois une hostie
o ma fille
et c’est vous !
OMERO —
Qui
ne voyant arriver
l’ombre d’une promesse
se soucie
du temps qui passe ?
GISÈLE — Je voudrais téléphoner. C’est possible ?
OCHOA — Je vais vous composer le numéro. Le cadran est un peu encrassé.
GISÈLE — Vous parlerez aussi. Je ne sais pas cette langue.
FABRICE — Elle veut dire qu’elle l’a oubliée.
GISÈLE — Il faudra leur expliquer...
OCHOA — Leur expliquer quoi ?
GISÈLE — C’est si difficile ! Je ne sais plus !
FABRICE — Elle sait depuis le début.
OMERO — Nous, on est toujours dans l’embarras quand le temps nous mêle à ses circonstances. Nous préférons les marges de l’attente. Nous évitons les impératifs des voix qui n’appartiennent pas à notre patience. Fais ceci ! Fais cela ! Cela finit par ressembler à une conversation mais nous ne sommes jamais sûrs d’en être les dépositaires attendus. Laisser Ochoa chez lui ! Il cracherait demain dans notre vin !
L’AUTEUR —
Les choses
les pays
l’infini
ce qu’on en pense
comment on résout
la division par zéro
pourquoi on ne part pas
et le plaisir
qu’on trouve
au gré
du temps
seul chemin
reconnaissable
Je ne suis plus seul
quand je suis seul
je suis infini
quand vous cessez d’exister
Ce que nous ajoutons
peut durer
comme durent
les choses
les nations
et cette idée
que nous avons
de la création
quelle que soit cette idée
ce que nous ajoutons
par division
infinitésimale
ou nulle
si la mort
devient obsédante
comme le pain
quand on a faim
et que personne
n’a ce désir
de sauver le corps
de sa détresse
Ce que nous ajoutons
a quelque chance
d’exister
si la langue conserve
ses adjectifs.
Troisième temps
FABRICE — Faites ce qu’elle vous dit.
OCHOA — Bonjour Omero.
OMERO — (Ode au vin — épure)
Le vin
n’a pas raison
mais il n’a pas tort non plus
Pas de verre
pour le boire
juste le soleil
et l’attente
sous un chêne
où la pierre
est le seuil
de moi-même
Pierre creusée
par dix générations
de bergers
Leurs fesses
ont modelé l’idéal
de la position assise
face à la distance
qui nous sépare
de la civilisation
Le vin attend lui aussi
le moment vient toujours
la nuit encercle le jour
qui ne meurt pas
sinon il renaîtrait
et nous aurions le temps
de tout recommencer
au lieu de remplacer l’attente
par le jeu
Le vin a ses raisons
Il n’explique rien
Ne donne rien
Ne remplace pas
ce qui manque
ce qui finit
dans l’oubli
La terre du vin est un chef-d’œuvre
des lieux consacrés
à l’attente
La vigne se répand
sur les mottes dures
et nous traversons l’invisible
sans trouver les mots
pour le dire
La terre
en pentes
douces
les ravinements
des pluies
l’herbe folle
et les chemins
calculés
dans la trajectoire
des pierres
qui descendent
des parois
de marbre
et de calcaire
Le vin revenait
au premier jour
à la première fermentation
à l’alchimie
de l’instant
que personne
n’a encore exprimé
Le vin et la terre
se croisaient
comme des oiseaux
dans le ciel
et je cherchais le sommeil
comme s’il n’existait pas
comme si je devais
l’inventer
Nous écrivons
sur les arbres
à la pointe du couteau
comme le couteau témoigne
des moments de désespoir
dans la chair des femmes
ou de l’homme
qui n’a pas attendu son heure
Le vin des garrots
a donné sa place de vainqueur
au vin des perpétuités
relatives
Ce n’est pas plus mal
On se sent moins haï
On tue plus facilement
que la maladie
Vin des enfants
nés du plaisir
si ce n’est pas mentir
de le croire
Une femme s’interpose
belle comme l’avoine des talus
ou mauvaise comme l’eau des agaves
une femme arrive à point nommé
pour achever
l’œuvre du vin
lui donner un sens
une raison
de plus
Le vin n’a pas raison
à la place de la femme
que le hasard a mise sur votre route
mais si ce n’est pas le hasard
et que la femme s’en est allée
sans vous
parce que vous ne partiez pas
aussi facilement
alors l’attente
est pire
que la rotation infâme
de l’étau
pire qu’un lit
refait chaque jour
par habitude
de l’ordre
Le vin sortait de ma bouche
comme les mots
de tes mains
sur ma chair
endormie
créature de ma facilité
à recréer les circonstances
prévues
par la communauté
créature née du croisement
de la transparence
et de l’invisible
plan sécant
des cassures
peut-être plis
de mes draps
Le vin
et la terre
La terre
et nos errances
Nos errances
et l’attente
de ceux qui voyagent
au lieu de tenir leurs promesses
Nos fenêtres sans carreaux
Nos chambres sans fenêtres
Les dalles de nos toitures
Le rayon oblique du matin
que répercute un miroir
placé avec justesse
Viendra l’automne
et sa coulée de marbre blanc
qui fit couler l’encre
des journaux locaux
L’hiver à point nommé
cristallisera infiniment
les surfaces
Puis le printemps
et ses calculs
de rentabilité
Au vin
il ne reste guère
que l’été
et encore
à condition
de le boire
et d’en attendre
ce qui lui revient
de droit
d’aînesse :
le rêve
et ses petits animaux
de peinture
et de murs
langage du désert
et langue de l’appui
au sol
Voici le vin
chanté par l’homme
qui le connaît
Vin des matins et des soirs
Fil d’Ariane des récits
Mémoire de nos chemins
et des ruelles
aux seuils inspirés
par les caprices de la roche
Mémoire et oubli partiel
des meilleurs moments
de cette croissance de l’homme
à la fois en marge et au cœur
de la civilisation
Vin des rideaux tirés
et des chaises des seuils
Vin de la sagacité
et du désespoir
Vin de l’entente
et des voyages
Les chats traversent l’air
comme des chauves-souris
et le chien
s’endort
sur la murette
désertée
Plus d’hommes pour jacasser
plus de femmes pour occuper les fenêtres
plus d’enfants pour la rapidité des seuils
et plus de vieux pour la patience des murs
Voilà où nous en sommes
ce que nous quittons
ce que rien ne remplacera
Il n’y a pas de vin sans raison
mais le vin n’a pas raison
et pour ce que je viens d’évoquer
on ne peut pas dire non plus
qu’il a tort
D’ailleurs
est-ce bien un personnage
si nous en sommes les buveurs ?
La poésie aurait-elle un corps
si nous nous en nourrissions ?
Quatrième temps
FABRICE — Bravo !
GISÈLE – Il s’amuse !
OMERO — Ma gourde et un verre plein !
OCHOA (embêté) — Je ne sais pas trop, pour le téléphone... Vous devriez retourner à l’hôtel et en parler avec quelqu’un. C’est délicat.
GISÈLE — Vous ne me croyez pas ?
OCHOA — Si, je vous crois ! Je n’ai pas de raison de douter mais il me semble...
GISÈLE — ... que ce n’est pas votre affaire. Nous ne pouvons tout de même pas rentrer ensemble après ce qui s’est passé.
OCHOA — Il restera ici. Il a l’air... comment dire ?
GISÈLE — Ne dites rien si vous craignez de lui trouver des excuses.
OMERO — La gourde pas trop pleine à cause du bouchon qui ne visse plus à fond et le verre à ras bord pour je ne sais plus quelle raison. (à l’auteur) Allons nous asseoir à l’écart. Nous parlerons. Mes chiens savent attendre.
GISÈLE — Je vous laisse le garçon.
OCHOA — Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Il ne me connaît pas. Qui sait ce qui se passera si...
GISÈLE — Téléphonez, s’il vous plaît ! Vous leur expliquerez.
OCHOA — Ils ne comprendront peut-être pas aussi vite que vous croyez. Ce sont des hommes. Moi non plus je n’ai pas compris tout de suite. J’imaginais autre chose puis j’ai pensé...
GISÈLE — Je ne vous en veux pas. Téléphonez ou bien gardez le garçon, je vous en prie.
FABRICE — Tu devrais cesser d’ennuyer cet homme.
OCHOA — Je vais remplir la gourde et le verre servir.
OMERO —
Ce n’est pas que nous soyons discrets
ni indifférents
mais la femme
nous amène
l’orage
en pleine sécheresse
Nous préférons trouver de l’eau
plutôt que de la suivre
sur ces chemins
jamais empruntés
sauf pour retourner
chez soi
sous l’averse orange
qui nous a surpris
en plein sommeil
l’après-midi de son arrivée
parmi nous.
L’AUTEUR — De quoi parlez-vous ? Vous avez encore omis de me raconter le début.
OMERO —
Il n’y a pas
de commencement
à ce qui ne s’achève pas
La femme traverse
la vie
en ligne droite
La femme segmente
notre temps passé
à chercher le bonheur
Elle nous reproche
de perdre du temps
Qui la suivra demain
quand la nuit
nous aura inspiré
la chanson de la séparation ?
OCHOA (servant) — La gourde, pas trop pleine et le verre puisque monsieur ne boit pas. Quelque chose vous mangerez ?
L’AUTEUR (intervenant) — Je goûterai aux olives au fenouil.
FABRICE — Tu peux partir tranquille. Je ne m’enfuirai pas. D’ailleurs où irai-je ? Je ne veux pas renoncer avant d’être convaincu par leur jugement. Personne ne me convaincra avant que ce soit écrit. J’ai peur.
GISÈLE — Néron, mon amour, tu ne peux pas comprendre mais maman doit te laisser un moment ici. Tu comprends ?
NÉRON — Je peux jouer malgré ce qui s’est passé ? Aliz part avec toi ? Où l’emmènes-tu ?
GISÈLE — Ces hommes ne peuvent pas m’aider...
NÉRON — Ils me croiront. Je suis un homme.
FABRICE — Cesse, veux-tu, de harceler cet enfant !
NÉRON — Oui, c’est vrai : si je dois rester, donne-moi la raison.
GISÈLE (presque suppliante) — Je ne vous demande pas grand-chose. Vous parlerez à ma place sans donner tous les détails.
OCHOA — Mais je ne les connais pas, les détails, moi ! Dites-leur que c’est grave, que vous êtes menacée, qu’il est dangereux, que moi-même je ne peux rien tenter ! Ce n’est pas si difficile de téléphoner soi-même !
GISÈLE (à Aliz) — Tu comprends pourquoi tu ne peux pas rester ? Néron nous fera perdre du temps. C’est sa fragilité, là, quelque part je ne sais où dans sa poitrine, le cœur et autre chose.
ALIZ — Nous courrirons ?
NÉRON — Je ne parle jamais de vos fragilités devant les autres ! Au moins, quand je joue, les insectes me font oublier que j’ai toujours un peu mal et si je ne souffre pas plus, c’est grâce aux médicaments. Tu n’es pas obligée de comprendre, Aliz. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Maintenant elle veut mettre fin à tout ce que nous connaissons. Elle a décidé de tout casser avant que ça arrive encore. Elle savait peut-être que ça arriverait aujourd’hui, peut-être exactement comme c’est arrivé.
OCHOA (à l’auteur) — Elle ne semble pas affectée. Regardez son visage. Croyez-vous que la femme ment ?
OMERO — L’homme mentirait-il si elle mentait ?
L’AUTEUR — Téléphonez-leur. Qu’on en finisse !
FABRICE — J’ai peur. Peur de ne jamais rien regretter. Où trouverai-je un pareil moment de sincérité dans ce corps voué aux passions de l’instant ? Quelle peur pourra leur inspirer des circonstances atténuantes ? Je ne serai même pas jugé dans mon pays mais j’y purgerai ma peine. Ma peine ! Comme le mot est inexact ! Je voudrais du vin moi aussi !
OCHOA — Oui mais alors pas trop parce que je ne sais pas moi !
OMERO — Donne-lui tout le vin qu’il veut ! Ou bien téléphone et laisse cette femme écouter par-dessus ton épaule ! Le moment est venu de choisir. (à Gisèle) Voulez-vous que je téléphone ? Je promets de ne pas avoir l’impression de trahir un homme. Je serai votre interprète.
OCHOA — De ce qui ne te regarde pas tu te mêles !
FABRICE — Le vin, demi-verre et quelques olives comme monsieur.
GISÈLE (heureuse et désespérée) — C’est gentil à vous. Dites-leur que je n’en peux plus.
FABRICE (imitant Ochoa) — Peur elle n’a pas.
OCHOA — Le téléphone est dans la cuisine.
L’AUTEUR — Il faut bien faire quelque chose sans trop chercher à comprendre.
FABRICE — Mieux vaut téléphoner. Elle se perdrait en chemin, trouvant le temps d’injecter son venin dans le cerveau de cette enfant.
L’AUTEUR — Elle raconte des histoires ?
FABRICE — Non. J’ai caressé cette enfant. Ce n’est pas la première fois. Cette fois...
GISÈLE — Cesse, veux-tu ! Ce n’est pas le moment !
FABRICE — Maintenant ou dans les circonstances que tu suggères déjà ?
OMERO — Il y a la tonalité ! Qu’est-ce que je dois faire ?
OCHOA — Composer le numéro.
OMERO — Dire !
OCHOA — Ah ?
FABRICE — Dites-leur, pour commencer, que je suis tranquille comme si rien ne s’était passé. Quelquefois rien ne se passe et c’est la femme qui devient l’auteur des circonstances. Rappelez-lui que ce sont les faits qu’on juge et non pas l’homme. L’homme est déclaré responsable si les faits le démontrent ou innocent si sa responsabilité n’apparaît pas aussi clairement que la haine compréhensible des victimes collatérales. Demandez à Aliz ce qu’elle pense.
NÉRON — Nous ferions mieux d’aller jouer.
ALIZ — Plus loin ? On n’entendrait que nous...
GISÈLE — Aliz je vous interdis d’aller jouer maintenant !
OMERO — « Vous » ?
OCHOA — Oui, « vous ».
OMERO — Plus de tonalité.
OCHOA — Attendons.
OMERO (troubadour) —
Comme qui s’en irait
à la guerre
sur un palefroi
ou un roussin
OCHOA — Chut !
Cinquième temps
L’AUTEUR (Ode au bonheur — improvisation) —
Quel poète,
qui ne serait pas
le reflet exact
de son semblable,
est lu
ici-bas ?
Quel poète,
à défaut
de bonheur
proposant la langue,
est apprécié
ici-bas ?
Quel poète
ici-bas
trouve
le terrain
du partage
équitable
entre l’écriture
et la lecture ?
Quel poète
renonce
aux métiers
de l’Anankè ?
Et pourquoi
ne serais-je pas heureux
au contact de la nature
qui s’en va
aussi bien qu’à la surface
impénétrable
des zones industrielles ?
La question
douloureuse
de la littérature
à quoi on appartient
ou pas
selon la chance
ou le désir
se pose
en marge
des lieux
où le bonheur
est celui
du contact
du glissement
de la pénétration
du moi agissant
à la surface
du visible
de l’audible
du compréhensible
et de tout ce que l’errance
autour de soi
décrit
raconte
raisonne
Je serais simple
comme un bonjour
aux éléments
ou complexe
comme l’insomnie
Ai-je le choix ?
Entre la nuit
qui lutte
contre le sommeil
et le jour
qui se donne au soleil
est-ce le bonheur
ou la tentation de l’ivresse
ou pire de l’oubli
qui m’inspire
un instant
de lucidité
élémentaire ?
Simple ou complexe
tout ou rien
beaucoup ou pas assez
les choix sont comme la pluie
— nécessaires —
Nous qui avons le génie
des déséquilibres
et l’infinie patience
de la cohérence
sommes-nous à ce point
solitaires
que le bonheur
devienne une fin ?
Le bonheur
est une goutte
parmi les autres gouttes
de bonheur
occasion d’écrire
pour être lu
par n’importe qui
mais la langue n’est pas
aussi légère
reconnaissons-le !
La langue
façonne
elle n’explique pas —
Nous étions mille
un seul a survécu
à ce qui n’est
ni usure
ni complot
ni paresse
C’était quelque chose
de mesurable
mais nous avons pensé
à des institutions
à des idées appliquées
à la nécessité du repos
à l’angoisse
aux morts qui témoignent
sans arrêt
de la mort
Nous avons pensé
au lieu de pratiquer
ce qui donne une existence
commune
à la langue
Nous étions loin
de toute appréciation
tranquille
loin d’un simple bonjour
peut-être même
de l’autre côté
des lieux de réunion
J’achèterais une maison
si le temps m’était aussi précieux
que la langue
Les chemins reconnaîtraient mon pas
et les arbres ma présence immobile
La toiture métallique
des anciens ateliers de sculpture
me donnerait l’idée
d’un espace
à conquérir
Nous étions quelquefois
sur le point
de nous toucher
mais le vent ou l’averse
intervenait
et nous nous quittions sur un adieu
Nous n’étions pas
importants
à ce point
J’imagine qu’autrement
ni le vent
ni la pluie
n’eussent imposé
ces petites fuites parallèles
qui rejoignent les maisons
louées grâce à des revenus annexes
ou achetées avec une part d’héritage
Sinon nous n’avons pas vu
ceux qui dorment dehors
et tiennent l’éveil
à bout de bras
comme une lampe
au-dessus de l’écritoire
Qui sont-ils
ceux que nous ne voyons pas
mais qui résistent à nos effacements ?
Sixième temps
OMERO — Tonalité !
GISÈLE — J’arrive.
OMERO — Je compose [...] J’espère que vous avez de bonnes raisons [...] Oui ? [...] Omero [...] de Polopos [...] le berger oui [...] Je vous salue [...] Non, ce n’est pas pour vous saluer que je téléphone [...] Il semble que ce soit, disons, sérieux [...] sérieux, grave peut-être, vous en jugerez vous-même (à Gisèle, bouchant le combiné avec sa joue) Je ne suis pas en bons termes avec eux à cause des lièvres (la voix d’Ochoa : ce n’est pas le moment, les lièvres !) [...] Alors voilà [...] elle aurait [...] non, c’est moi qui dit elle aurait [...] je dis elle aurait parce que [...] elle dit qu’il l’a fait [...] Qu’est-ce que j’en sais, moi ! On vient crier au secours dans ma maison et [...] non, dans la maison d’Ochoa [...] Nous sommes chez Ochoa [...] le vin ? [...] nous sommes à peine entrés et [...] l’auteur [...] il ne boit pas, non [...] mais je n’ai pas bu moi non plus (à Gisèle) Je ne sais pas si j’ai bien fait, il y a tellement d’histoires entre eux et moi ! [...] une petite fille [...] il l’a [...] je n’y étais pas [...] des détails ? Elle vous parlera [...] Elle ne connaît pas notre langue [...] l’auteur traduira [...] par signes ! [...] quels signes ? (la voix d’Ochoa : au grain !) [...] Ochoa [...] Il disait au grain, nous y voilà [...] elle dit qu’il aurait [...] oui la fillette [...] parenté ? degré ? [...] elle le dit et moi je dis elle aurait, c’est cohérent non ? [...] Mais c’est vous qui manquez de jugeotte ! Je vous téléphone parce que (grognement d’Ochoa)
L’AUTEUR — Vous n’en finirez jamais !
GISÈLE — Dites que vous êtes témoin.
OMERO (qui a oublié de boucher le combiné) — Mais je n’ai rien vu ! [...] Si j’avais vu [...] on intervient, oui, même si on n’est qu’un berger crasseux [...] je n’ai pas dit que vous étiez [...] Je parlais de moi [...] Ne raccrochez pas !
GISÈLE — Mais que faites-vous donc !
OMERO — On parle de nouveau [...] oui, Omero [...] non, je ne suis pas aveugle [...] je n’ai rien vu, c’est elle qui [...] elle aurait [...] il aurait si vous préférez ! je ne suis pas responsable de [...] de rien, chef [...] il aurait, d’après elle, mais je n’étais pas là pour vous le confirmer maintenant [...] oui, c’est mieux (à Gisèle) Il vaut toujours mieux parler à un chef (la voix d’Ochoa : tu ne l’as pas fait exprès !) Je sais bien que c’est grave [...] Mais je n’accuse personne ! [...] Venez lui expliquer [...] Comment voulez-vous que j’explique à une femme que [...] Son état ? (à Gisèle) il me demande si vous vous sentez bien [...] Comment se sent à votre avis une mère qui surprend son homme en train de caresser leur fille ? [...] sa fille à elle en tout cas [...] Vous devinez [...] je ne vous donne pas d’ordre (la voix d’Ochoa : Il n’y a pas de chef au-dessus de celui-là) [...] elle joue [...] avec son frère [...] plus jeune, je crois [...] ils jouent sous les eucalyptus [...] oui, le cimetière [...] nous aimions nous poursuivre [...] je franchissais les murs [...] si j’étais resté, je serais devenu facteur [...] place promise, oui [...] si vous avez du temps [...] peut-être pas autant qu’elle voudrait [...] difficile ! difficile ! [...] Personne, nous vous attendons (à Gisèle) Ils arrivent.
OCHOA — Caltons !
OMERO — Pas question ! Il veut nous voir tous.
OCHOA — Tu es flic à présent ?
OMERO — À qui abandonnerais-tu ta maison ?
OCHOA — Tu as oublié de raccrocher.
OMERO — J’espère que je vous ai rendu service. (en aparté) J’ai presque envie de m’excuser auprès de cet homme. Comment peut-on souhaiter qu’elle mente ? (à Ochoa) Mieux vaut débarrasser les tables. Quelques gouttes de vin suffiront. Et les noyaux d’olives avant que le chat s’en accapare. Vraisemblable. (en aparté) Quelle angoisse, ces situations qu’on n’attendait pas et qui ne vous concernent que de loin !
FABRICE — Laissez mon verre. Ils ne verront pas d’inconvénient à ce que je boive un peu de vin après ce que j’ai fait.
GISÈLE — Combien de temps ?...
OMERO — S’ils ne s’arrêtent pas chez Ovidio pour jeter un œil par la fenêtre du salon, une heure.
FABRICE — Une heure à tuer le temps.
OMERO — Il n’a tué personne, juste caressée. Un instant qu’elle a trouvé long pour la première fois. Elle l’a dit. Ce n’était pas la première fois. Et là, aujourd’hui, avec cette chaleur et ce manque de conversation, elle atteint le point de non-retour. Je ne comprends pas.
L’AUTEUR — Vous étiez le personnage de la situation.
OCHOA — Vrai il dit.
OMERO — Qu’est-ce que tu sais, toi, des situations où la femme est maîtresse du jeu ? T’es-tu jamais marié avec l’une d’entre elles ?
OCHOA — Chez Ovidio, oui, une fois par semaine, l’argent que je me gagne en sept jours.
L’AUTEUR — Triste comptabilité !
OMERO (à Gisèle) — Nous verrons leur 4x4 quand ils atteindront l’Hermitage.
GISÈLE (aux enfants) — Ne jouez plus ! Ce n’est pas le moment. Néron ! Tu...
NÉRON — Je ?
OMERO — La dernière tempête a emporté nos offrandes. C’est ce jour-là que nous sommes tombés sur la dalle. Même le curé n’en connaissait pas l’existence. Nous nous sommes dit : reliques ou trésor. Et nous avons creusé.
L’AUTEUR — Je ne connaissais pas cette anecdote. Qu’avez-vous trouvé ?
OMERO — Une autre dalle, avec des inscriptions et sous cette autre dalle, encore une dalle !
L’AUTEUR — C’était un escalier !
OMERO — Personne n’est descendu. Après tout, l’Enfer n’est pas si loin. Nous avons les pieds sur une poudrière et nous appelons cela l’Enfer. La dernière dalle était...
OCHOA (en riant) — ... brûlante !
OMERO — ... la dernière. En tout cas, nous n’en avons pas trouvé d’autres. Le tas de terre...
L’AUTEUR — Je vois le tas de terre.
OMERO — Et l’état de nos mains pourtant habituées à creuser.
OCHOA — Qui t’accompagnait ?
L’AUTEUR — Vous n’y étiez pas ?
OCHOA — Je ne vais jamais à l’Hermitage depuis...
L’AUTEUR — Ne me dites rien si vous craigniez...
OCHOA — Je ne crains rien.
OMERO — Il n’est pas le bienvenu.
L’AUTEUR — Si ça ne me regarde pas...
OCHOA — Je n’ai pas dit ça !
OMERO — Les enfants ne jouent plus.
L’AUTEUR — Je ne les vois pas.
OMERO — Ils parlent et elle les écoute.
L’AUTEUR — Et lui, que fait-il ?
OMERO — Il se regarde dans le verre. Il aura un besoin intense de miroir maintenant.
OCHOA — Qu’est-ce que tu en sais ? Par-là tu es passé ?
OMERO — Au Diable si j’ai jamais !...
OCHOA — Non, autre chose... je ne sais pas... tu étais si loin, si indifférent. Tes lettres disaient que tu allais bien mais que tu manquais d’argent. Nous disions : Pourvu qu’il ne se mette pas à voler !
OMERO — Non. Le miroir...
L’AUTEUR — Chut ! C’est la voix d’Aliz qui...
OCHOA — Vous l’entendez ? Comment...
OMERO — Comme s’il savait ce qu’elle était en train de dire. Miroir.
OCHOA (en même temps que la sonnerie) — Téléphone !
OMERO (fasciné par l’immobilité d’Ochoa) — Peut-être rien à voir avec nous. Décroche !
OCHOA — [...] Oui ? [...] Je confirme [...] Qu’est-ce que je confirme ? [...] Et bien, c’est ce qu’elle dit [...] Il le dit aussi mais [...] Mais quoi ? [...] ce n’est pas la même chose [...] Et bien ce que peut en dire une femme blessée et ce qu’un homme confie à un autre homme [...] Trois hommes [...] pas de femme [...] je n’y avais pas pensé (à Omero) pourquoi je n’ai pas appelé moi-même ? [...] Omero a voulu aider cette femme [...] moi aussi mais [...] mais quoi ? [...] je ne suis pas qualifié [...] Omero non plus [...] personne ici n’est qualifié, c’est la raison pour laquelle [...] oui, c’est Ochoa [...] ma voix [...] quelles inversions ? [...] chez moi je suis ! Où voulez-vous ? [...] de quelques jours, pas plus.
GISÈLE (souffle) — Nous venons depuis dix ans. Elle n’était pas née quand...
OCHOA — La voix de la femme [...] Si vous faites votre métier comme elle parle notre langue, alors nous sommes jolis ! [...] Mais non je n’offense personne ! [...] On se fait bien assez d’offenses soi-même [...] pas vous ? [...] Il a raccroché, le chef.
GISÈLE — Une heure...
OMERO — Peut-être moins.
OCHOA — La maison d’Ovidio.
L’AUTEUR — Chut ! Les enfants...
Septième temps
NÉRON —
La grenouille connaissait
Un coin de terre et de gazon
Mais le soleil l’envahissait
Elle perdait la raison
L’AUTEUR — Ce n’est pas tout à fait ça.
OMERO — Chut ! Le refrain.
ALIZ —
Grenouille ! Grenouille !
Pourquoi deviens-tu folle ?
Les fous c’est la nuit
Pom pom
Qu’on les rencontre.
NÉRON —
La grenouille pataugeait
Dans un carré de verdure.
Le soleil n’écoutait mais
La grenouille à l’aventure
De l’ombre et de ses secrets.
Ne franchis pas la clôture !
Le soleil interdit les
Les visites importunes.
ALIZ —
Grenouille ! Grenouille !
Pourquoi n’écoutes-tu pas
Ce qu’on te dit,
Pom pom
Petite folle !
L’AUTEUR —
Le soleil a mis le feu
Au jardin, aux herbes folles.
Toutes les fleurs caracolent
(charme de la cheville dans la chanson)
Dans la cendre chaude.
La grenouille s’abandonne
Sans un cri, sans un reproche.
Le ciel devient couleur d’automne.
Il fait froid dans la chaleur.
C’est la mort
Qui s’approche
Pour annoncer l’hiver.
OCHOA — Pas mal !
OMERO —
Grenouille ! Grenouille !
Tu vas trop vite avec l’été.
Ne sais-tu pas
Que l’été appartient au soleil ?
Que l’automne n’est pas une saison
Et que l’hiver est la fin de tout ?
C’est le printemps qui te le dit
Et le printemps ne ment jamais
Aux grenouilles.
OCHOA —
Grenouille ! Grenouille !
N’oublie pas tes amants...
Huitième temps
GISÈLE — Ça suffit !
OMERO — Dommage.
OCHOA — Pom-pom-pom pom-pom-pom...
FABRICE — On ne joue pas avec les mots comme on s’inspire des petits corps qui s’accrochent à notre imagination comme les gouttes de pluie aux carreaux de nos fenêtres.
OMERO — Il travaille sa défense.
OCHOA — Indéfendable.
FABRICE —
On ne joue pas
avec les mots
comme on s’inspire
des petits corps
qui s’accrochent
à notre imagination
comme les gouttes
de pluie
aux carreaux
de nos fenêtres.
OMERO — Facile !
GISÈLE — Tu...
FABRICE — Continue, mon amour. Qui sont ces gens ? Je leur ressemble, d’après toi ? Je t’ai toujours trouvée un peu masculine. Dans l’acte d’amour et dans son expression verbale réduite à l’onomatopée et aux mots convenus d’avance par je ne sais quelle autorité.
GISÈLE — Promets-moi de ne pas te défendre, de demeurer...
FABRICE — Digne ?
GISÈLE — Tu n’as jamais eu...
FABRICE — De dignité ? N’as-tu pas manqué toi-même d’imagination ?
GISÈLE — La vie n’est pas...
FABRICE — ... ce que tu voudrais qu’elle soit...
GISÈLE — ... aussi...
FABRICE — ... simple...
GISÈLE — ... les enfants...
FABRICE — ... vivront avec cette mémoire : deux leçons si différentes qu’ils en perdront leur chemin. Nous aurions dû nous mettre d’accord avec la même fermeté que l’acte authentique qui nous unit. On ne fait pas des enfants...
GISÈLE — Vous ne faites pas les enfants !
FABRICE — Nous participons tout de même un peu !
OMERO — Vaste débat !
OCHOA — Chut !
FABRICE — Je regrette pour vous, messieurs, que nous ne sachions nous exprimer en vers. Nous ne savons pas non plus improviser. Nous répétons depuis quinze ans.
GISÈLE — Seize.
FABRICE — Le premier est mort-né.
GISÈLE — Que veux-tu que ça leur fasse ?
FABRICE — Il faut bien que j’explique les six années qui précèdent la naissance de Néron. Les attentes, les déceptions. On a l’impression de faire son jardin dans une mauvaise terre.
GISÈLE — Mauvaise graine !
FABRICE — La poésie naît plus facilement du vin, messieurs. Sur ce point, vous serez d’accord avec moi.
OMERO — Un vin à peine bu. Il faut préciser.
OCHOA — La chair chez Ovidio. Un peu aussi avec tous ces cuirs et ces miroirs qui donnent le tournis.
L’AUTEUR — Ne vous mêlez pas d’une conversation dont vous ne connaissez pas les hypothèses.
FABRICE — Nous parlons poésie !
NÉRON — N’oublie pas tes amants...
GISÈLE — Néron ! Je vous interdis...
OCHOA — « Vous » ?
OMERO — « Vous ». Dans ces familles... je voussoyais ma mère. Le père supportait le tutoiement. Comment expliquer ces petites différences qui finissent par vous obséder à un âge où on ferait mieux de penser à l’avenir ? Je franchissais les murs. Le chef s’en souvient comme si c’était hier. Ma facilité, due à un poids négligeable, à sauter les reliefs de notre architecture rurale. Se souvenir d’Omero en plein saut au-dessus de ce qui pouvait bien représenter la limite à ne pas dépasser sous peine de ne plus revenir. Il voulait le poste de facteur. Évidemment, comme tous ceux qui ne l’obtiennent pas, il est devenu gendarme. C’est une femme qui occupe le poste aujourd’hui, la fille de...
OCHOA — La fille de... le fils de... voilà à quoi nous en sommes réduits à notre âge. Quant à l’avenir qui ne te brûle pas les lèvres...
OMERO —
Le lendemain
est si proche
que j’ai l’impression
de toucher
son duvet
de petit oiseau
tombé du nid
— Demain
en commençant par le matin —
Le lendemain est si probable
que ma chair
le connaît
par surprise
Le lendemain est une mesure
de contenu
et de distance
cube et unité
Que me dirais-tu
si je risquais
une allégorie
qui donnerait la surface
à la nuit
qui nous sépare
du lendemain ?
Cherchons encore
oiseaux en moi
cherchons le mot
qui convient
à tant d’insomnie
et à si peu
de repos
Cherchons le moyen
de ne pas nécessiter
le repos exigé
par ce qui n’est plus
et qui deviendra
hier
Rideau
Demain
Scène première
Ochoa
La terrasse de la maison d’Ochoa
OCHOA (au téléphone) — [...] Je comprends [...] hier en fin d’après-midi [...] un malheureux accident... du diable si je m’attendais [...] pauvre enfant [...] oui, oui, nous les plaignons tous [...] elle a passé la nuit ici [...] nous ne savions plus quoi dire [...] pas une larme mais pas cette dureté de la veuve qui attend ce moment depuis [...] comme ma mère, oui [...] [...] sauf que ce n’est pas une veuve [...] autre affaire [...] le bouchon ? dans... [...] nécessaire ? nous n’y avons pas pensé. Les femmes savent ce genre de choses [...] fermer les fenêtres [...] détails atroces [...] des chandelles ? Nous n’y avons pas pensé non plus [...] oui, oui, je comprends la raison [...] tout se nourrit de l’air que nous respirons [...] du diable si j’avais pensé que la journée [...] celle d’hier, oui [...] l’auteur, Omero, les enfants et elle, sans compter avec ce [...] comme vous dites [...] le bouchon... je voulais vous demander [...] du coton [...] celui qui me sert pour les oreilles [...] toutes les chandelles de la maison [...] une lampe-tempête [...] j’allumerai la cheminée [...] il faudra monter sur le toit pour remettre le bardeau en place [...] pas trop chaud jusqu’à midi [...] vous en aurez terminé avec cette tâche [...] nous descendrons [...] Omero conduira [...] pas de vin, promis [...] ce n’est pas l’envie qui [...] tous les orifices, j’ai compris [...] la putréfaction a commencé à quel moment ? [...] je ne me fais pas de souci [...] dommage pour cette vie [...] elle a dit : malade, et elle a posé le doigt sur le sein gauche [...] le cœur je suppose [...] l’enquête le dira [...] nous désirons tellement cette connaissance des faits [...] seul pour l’instant [...] je vais descendre jusqu’au cimetière et récupérer tous les cierges de la chapelle [...] je prierai, oui [...] les orifices et l’air environnant, j’ai compris [...] l’obscurité, la lumière des flammes, c’est autre chose [...] pourtant [...] ne vous inquiétez pas, j’ai compris [...] nous vous attendons avant midi [...] la brise jusqu’à midi, ensuite l’air s’arrête et on ne trouve plus le repos [...] Elle a raccroché.
(à voix basse, presque faux)
Grenouille ! Grenouille !
N’oublie pas tes amants,
Les beaux jours de l’enfance
Et le sourire des aïeux.
La mort est entrée par la bouche,
Par la peau ou pire encore,
Elle est entrée par effraction
Sans trace de clé,
Sans bonjour ni bonsoir,
Sans même le bruit des pas
Qui m’éloigne de la veillée.
Tes amants ne sont plus
Qu’un peu de cendre,
Un peu de vin
Répandu comme offrande
Avec les poignées de main
Et les jets de sel.
N’oublie pas qu’ils ont vécu
Un instant de toi-même
Surprise en flagrant délit
De bonheur et de richesse.
N’oublie pas, petite amoureuse,
Que les jardins appartiennent
Toujours à quelqu’un.
N’oublie pas de remettre
En place
Le fil de fer.
On ne quitte pas le jardin
Sans se souvenir
Que c’est ici,
Entre amandiers
Et asphodèles,
Que les amants obéissaient
À tes caprices.
Il n’y aura plus
De rendez-vous
Comme si le jardin
Avait existé
Pour que tu t’en souviennes
Et que je ne me lasse pas
De te le rappeler.
Scène II
Ochoa, Omero
OMERO (qui entre) — Tu chantes faux ! Je me réveille pour entendre ta voix de fausset... A-t-elle dormi ?
OCHOA — Comment veux-tu que je le sache ? L’œil j’ai fermé moi aussi. Les femmes seront là avant midi. D’ici là, il faut que tu me prêtes main-forte.
OMERO — Je suis ton homme ! Ordonne et je franchis tous les Enfers que la sagesse universelle a semés sous nos pieds.
OCHOA — Ne blasphème pas ! Il ne s’agit pas d’un travail d’homme. D’habitude, ce sont les femmes qui...
OMERO (s’assombrit) — Je vois. Mais je te préviens tout de suite que je n’y connais rien.
OCHOA — Je vais d’abord récupérer les cierges de la chapelle, une brassée de ces cierges qui me donnent le vertige rien que d’y penser.
OMERO — Des cierges ? Qu’avons-nous besoin de cierges en ces circonstances ?
OCHOA — Tu n’y connais rien. Tu trouveras le coton dans mon coffre, sous les mouchoirs. Pour les oreilles je m’en sers.
OMERO — Du diable si je comprends quelque chose !
OCHOA — Laisse le diable où il est et fais ce que je te dis !
OMERO — Tu ne te prives pas, toi, de l’invoquer quand les choses ne tournent pas comme le temps. Coton ! Cierges ! Et le vin ?
OCHOA — Pas de vin. Pas avant midi.
OMERO — Nous avons le temps d’avoir chaud. J’aurai plus vite fait de trouver le coton que toi de ramener les cierges. (Ochoa s’éloigne) Vas-tu t’expliquer enfin, fils de...
Scène III
Omero, l’Auteur
L’AUTEUR (qui entre) — Chut ! Elle dort.
OMERO — Voilà au moins une bonne nouvelle.
L’AUTEUR — La porte de sa chambre était entrouverte...
OMERO — Je l’ai fermée moi-même hier soir.
L’AUTEUR — Il fait si chaud !
OMERO — Il faut que je trouve du coton. Dans son coffre, a-t-il dit... pas de vin... on aura tout dit sur ce sujet !
L’AUTEUR — Oui, le coton, et les cierges qui brûlent. Les fenêtres qu’on ferme. Si la nature en avait décidé autrement, non... si la nature n’était pas ce qu’elle était, et que l’air fût nécessaire en abondance et que la chair, au lieu de...
OMERO — De quoi parle-t-il ?
L’AUTEUR — La lumière eût été le symbole de la mort et nous serions à la recherche de l’ombre pour nous reposer du malheur.
OMERO — Vous verrez à quelle heure on va commencer à la rechercher, l’ombre... et ce vin qui me turlupine !
L’AUTEUR — Les Turlupins...
OMERO — Silence ! Elle se réveille.
L’AUTEUR — Ouïe fine des existences solitaires. Je n’entends rien.
OMERO — Elle n’entre pas dans la chambre funèbre.
L’AUTEUR — Les cierges et le coton ! Nous avons perdu un temps précieux ! Dans le coffre, le coton ? (se hausse sur la pointe des pieds) D’ici, je le vois tourner la clé dans la grille du cimetière. Que de temps perdu ! Une nuit entière. Et la chair qui n’attend pas ! (il sort)
Scène IV
Omero
OMERO (seul) — Elle... pourvu qu’elle ait réellement dormi ! Moi je n’ai pas fermé l’œil comme j’ai dit à ce bourrin pour ne pas avoir à m’expliquer. (se hausse sur la pointe des pieds) En effet, il est entré dans la chapelle et il défonce un carton à coups de couteau. Quelle finesse ! Quelle brute ! Quelle éducation ! On se précipite quand le moment est venu de s’apaiser comme le métal qu’on vient de tremper. Mes pieds dans le sable ! J’ai besoin d’une goutte de vin et non pas d’une de ces gouttes de rosée qu’on recueille du bout du doigt sur les toiles d’araignée ! Ou sur les carreaux si le matin vient de surprendre notre attente.
Scène V
Omero, Gisèle
GISÈLE (qui entre) —
Gouttes de rosée
qu’on recueille
du bout du doigt
sur les toiles d’araignée
de nos murs
et de nos charpentes
ou pire sur les carreaux
de la fenêtre
où l’on attend
depuis si longtemps
que plus rien ne nous surprend
pas même le premier rayon
du soleil
qui revient
où nous en étions
avant d’avoir tenté
de n’être plus
au moins un instant
arraché à la nuit
comme un moment
de notre disparition
et de cette possibilité infime
de revoir le jour
sous un angle différent.
Vous souvenez-vous ?
OMERO (après un silence) — Vous ne le dites pas bien (il répète l’ode et aussitôt terminée :) Si nous n’avions pas ce goût pour le commerce, si nous étions plus proche du désir, si...
GISÈLE — Je ne veux plus rêver ! Vous m’avez fait rêver. Combien sont-elles, celles qui ont rêvé que c’était facile, qu’il suffisait de ne rien perdre, de recommencer jusqu’à ce que l’oubli devienne l’attente ?
OMERO — Ce n’est pas de moi, ça. Je me contente de rechanter les conversations et de repasser dans les lieux. Vous avez bien dormi ? J’ai tellement envie de vous poser cette question...
GISÈLE — Je n’ai pas dormi. Je n’ai pas lutté non plus, si c’est ce que vous voulez savoir, ni dans un sens, ni dans l’autre. Ce n’était pas vraiment de l’insomnie et si j’avais dormi, ce ne serait pas le sommeil.
OMERO — Voilà ce qui se passe quand le rêve prend le dessus. Comment ne pas rêver dans ces circonstances ?
GISÈLE — Appelez ça comme vous voulez. Je n’ai pas dormi, c’est tout.
OMERO — Je vais faire chauffer un peu de lait.
GISÈLE — À la manière d’Ochoa, s’il vous plaît. Cette pierre me fascine. Il l’a ramenée d’Iraty, je crois. Elle doit être sous la cendre. Plongez-la dans ce lait du matin, qu’il bouille !
OMERO (entrant dans la cuisine) — Du feu en plein été, il faut être fou ! Pas de vin !
GISÈLE — Je n’ai jamais vraiment souffert, pas vraiment perdu non plus. Je ne renais pas, je ne suis pas détruite, on dit que je suis mélancolique mais c’est pour flatter ma tendance aux confessions. Vous ne m’avez rien dit, vous.
OMERO — Je ne vous connais pas. Je ne suis jamais entré dans une femme.
GISÈLE — Je croyais.
OMERO — Pas comme vous croyez. (il sort de la cuisine) Enfin, je veux dire...
GISÈLE (amusée) — Les amants ont quinze ans eux aussi.
OMERO — Que voulez-vous dire ?
GISÈLE — Il y a bien un moment plus favorable que les autres, cet instant qui contraint toute la vie à la circularité. Je n’ai rien vécu de tel et quand je leur demande leur âge, ils ont quinze ans. Quel âge ont-elles ?
OMERO — Ce ne serait pas convenable. Les filles de quinze ans sont prometteuses, tout au plus.
GISÈLE — Et les femmes de quarante ans n’ont pas tenu leur promesse.
OMERO — Quelle promesse une femme peut-elle tenir ?
GISÈLE — Jamais malheureuse, un peu triste quelquefois, des larmes de crocodile et d’imperceptibles pincements au cœur. Je n’ai pas été sensible à tous les évènements de ma vie. Il m’a manqué la contradiction d’un bonheur prêt au partage.
OMERO — Nous vivons comme nous mourrons.
GISÈLE — Je ne suis pas seule, ni abandonnée.
OMERO — Pas de chance alors.
GISÈLE — Par quel hasard, en effet, devient-on ce qu’on peut être ?
OMERO — Voilà le lait qui bout ! Il monte !
GISÈLE — Quelle bonne odeur, le matin ! Dire que nous ne préparons rien parce que nous ne sommes pas des travailleurs mais des mondains.
OMERO — Je travaille, moi. Librement, mais je travaille. (apparaissant avec un bol fumant) Voici le lait.
GISÈLE — Vous êtes adorable.
OMERO — Maintenant, le pain.
GISÈLE (brusquement) — Les taluak de mon enfance !
OMERO (interloqué) — Vous avez...
GISÈLE — J’ai...
OMERO — Crié.
GISÈLE — Et cela ne se fait pas devant un bol de lait ?
OMERO (de plus en plus intrigué et prudent) — Vous êtes si...
GISÈLE — Compliquée ? Ou seulement difficile ? La douleur ne crèvera pas ma carapace, si c’est ce que vous craignez. Je ne me suis jamais donnée en spectacle. Pas même dans un lit avec...
OMERO — Les amants de quinze...
GISÈLE — Chut ! On entend des pas.
OMERO — L’auteur tourne en rond sur l’autre terrasse chaque fois que vous occupez le devant de la scène.
GISÈLE — Timidité ?
OMERO — Prudence. D’ailleurs moi-même...
GISÈLE — Ne vous éloignez pas trop !
OMERO — Ce qu’on entend, ce sont les recherches d’Ochoa. Si vous saviez...
GISÈLE — Je ne veux rien savoir ! Ochoa se dévoue avec une telle lenteur !
OMERO — Jamais aucune femme n’a songé à aller plus vite que lui. Elles le suivent ou le quittent.
GISÈLE (s’effondre) — Quel destin ! Et moi qui ai donné trois enfants, dont un mort-né et celui-là, mort... si absurdement... en un moment de conflit... nous atteignions la limite de notre patience... mort si inattendue... j’aurais tellement voulu qu’elle s’annonçât, même pour me punir...
OMERO — Moi avec ma lourdeur je ne sais jamais ce qu’il faut dire ! Buvez votre lait avant qu’il ne refroidisse. Je ne recommencerai pas...
GISÈLE — Je ne souffrirai pas, vous le savez. Vous le savez depuis le premier instant, quand ils ont ramené le corps et que nous ne pouvions pas le reconnaître à cause des algues et des coulures jaunes.
OMERO — Voici les taluak fourrés de confiture d’orange. Ochoa pense à tout quand les choses se compliquent. Il jette un regard distant sur les choses et il sait ce qu’il va faire le lendemain. Entendez-vous comme il s’acharne sur les cartons ? Tous ne contiennent pas des cierges.
GISÈLE — Si vous saviez à quoi servent les cierges en pareilles circonstances !
OMERO — Il donne des coups comme si la lutte était inégale. Nous finissons par perdre notre courage et nous nous jetons au taureau comme s’il n’était plus question de spectacle.
GISÈLE — Vous avez peut-être raison pour le spectacle, pour le courage aussi, pour le taureau, pour l’après-midi, pour...
OMERO — Il se bat comme l’hidalgo. (aparté) À quel moment reviendra-t-il pour me sauver de cette femme ?
GISÈLE — Vous avez fermé ma porte mais qui l’a ouverte ce matin ?
OMERO — Le vent. C’est la seule chambre avec porte. Les autres ont un rideau mangé par les mouches. Le vent ouvre cette porte chaque matin. Nous ignorons pourquoi. (elle rit)
GISÈLE — Quelle belle vie au fond que la vôtre ! Vous possédez un peu, donnez un peu moins et vendez avec parcimonie.
OMERO — Jamais on a fait entrer toute ma vie dans si peu de mots et autant de promesses ! J’y réfléchirai. Je crois même qu’il ne manque rien à la description, sinon les détails et particulièrement celui qui revient au refrain.
GISÈLE — Le vin ?
OMERO — Non. Le vin est un élément. D’ailleurs le mien est moins élémentaire depuis que j’en abuse. Pas le vin, non...
GISÈLE — La fille de quinze ans ?
OMERO — Ni elle ni ses compagnes ! Mais elles sont exemplaires, oui.
GISÈLE — Laissez-moi deviner ! Une vieille femme qui savait tout.
OMERO — Je confondais toutes les vieilles. Je les confondais aussi avec les vieux et j’avais tellement peur que les autres s’en prennent à mes petits écarts de conduite que je ne les approchais jamais.
GISÈLE — Personne ? Vraiment personne ?
OMERO — Personne.
GISÈLE — Maintenant c’est moi qui ne sais pas quoi dire. Personne, pas même un personnage ?
OMERO — J’exagère peut-être. Il faudrait donner une âme à ce qui n’en a pas.
GISÈLE — Ce fut à ce point difficile ?
OMERO — Je n’en sais plus rien à vrai dire. Je me raconte peut-être des histoires. Entre mon enfance et moi, il y a des voyages.
GISÈLE — Et vous n’en disiez rien ! Il manquait l’essentiel à ma description. Des voyages ! Ce que cela suppose de lieux et de personnages. Rien que les lieux et les personnages. Pas d’aventure sinon le temps limite...
OMERO — Limite quoi ?
GISÈLE — Ce qu’on possède d’impossible à donner en héritage : l’écriture, le bonheur, l’exactitude, la pertinence, le partage, aidez-moi !
OMERO — En tout cas me voilà de retour et je n’ai pas écrit un seul livre là-dessus. Je me demande...
GISÈLE — Demandez-le-moi !
OMERO — Ce qui vous arrivera maintenant.
GISÈLE — Vous ne pensez donc plus seulement à vous-même !
OMERO — Ah ! Mais va-t-il cesser de donner des coups sur ces maudits cartons ! Vous ne l’entendez pas ? Voilà ce qui revient au refrain : les bruits qu’ils font en existant ! Ce kaskarote !
GISÈLE (en même temps que la sonnerie) — Téléphone !
OMERO (surpris) — Qui ? À cette heure ?
GISÈLE — Décrochez !
OMERO (téléphone) — [...] Oui [...] Qui ? [...] Je vais me renseigner [...] Non, pas un hôtel. La maison d’Ochoa à P... (à Gisèle) Quelqu’un qui se renseigne...
GISÈLE — Mais qui ?
OMERO — Qui est à l’appareil ?
GISÈLE — Et sur quoi se renseigne-t-il ?
OMERO — ... beaucoup de questions [...] Il vous demande...
GISÈLE (agacée) — Vous pourriez... (téléphone) Oui ? [...] Ah ! C’est vous...
OMERO — Elle le connaît. Elle ne paraît pas tracassée d’avoir à lui parler. Qui est-ce ? Les nouvelles vont vite. Où en est Ochoa ? Parti il y a une heure ! J’exagère. (il monte sur la murette) Toujours à l’œuvre. Quelle lenteur ! Il en deviendrait précis. On ne peut pas être plus lent qu’une horloge. Ni plus rapide. On est à l’heure ou... ou quoi ? (il fait un signe en direction de l’horizon) Encore en conversation avec ses laminak ! (criant) Ce n’est pas le moment. Je jurerais qu’il est avec un de ces lutins androgynes qui ne tiennent pas leurs promesses. Pas de vin ! Il ne parlait pas pour lui.
GISÈLE — Chut ! [...] Non, c’est quelqu’un [...] quelqu’un qui habite ici [...] la nuit seulement [...] je veux dire que j’étais si fatiguée et puis ils se sont proposés si gentiment [...] le corps [...] je vous raconterai [...] oui, il le faudra bien [...] Qu’est-ce qu’il fait ? (Omero gesticule toujours à l’adresse d’Ochoa dont on entend l’irintzina) [...] ne venez pas, nous nous retrouverons à l’hôtel [...] (à Omero) Chut !
OMERO — Elle ne me dit pas qui est-ce ni n’a l’intention de me le dire. Elle paraît tellement étrangère à tout ce qui arrive. (à Ochoa qui ne peut pas entendre) Je m’occupe du coton !
GISÈLE — Chut ! Ils sont bruyants !
Scène VI
Omero, Gisèle, l’Auteur
L’AUTEUR (qui entre) — Je m’en suis occupé.
OMERO — Vous avez...
L’AUTEUR — Non, je n’ai pas... les femmes...
OMERO — Nous devons le faire. Avez-vous une idée de ce que...
L’AUTEUR — Nous dérangeons cette dame. Éloignons-nous. (ils sortent)
Scène VII
Gisèle
GISÈLE — Ils sont partis [...] oui, deux, trois avec celui qui [...] la gravité de mes [...] déclarations [...] je mesure, oui [...] en finir avec cette [...] je ne sais plus si vous ne m’aidez pas [...] non, je ne comprends pas ! [...] secondaire, oui [...] ce n’est plus la mort, c’est le [...] cadavre [...] pauvre enfant ! [...] et au moment où Fabrice et moi [...] ce soir, à l’hôtel, pas avant, il faut que je réfléchisse [...] Et bien ça ne lui fait pas de mal à lui ! (elle laisse tomber le combiné) La prison ! Est-ce que je sais ce qu’est une prison ni ce qu’on y endure ! (elle sort)
Scène VIII
L’Étranger
UN ÉTRANGER (qui entre) — Il y a des choses qui... personne ! Le téléphone est décroché. [...] Oui, quelqu’un ? [...] Personne non plus... (il raccroche et monte sur la murette) Ochoa n’est pas seul. Un lutin ! L’illusion comique. (il fait le lutin entre les tables) Ils sont fourbes et exigeants. Ne soyons pas leurs dupes. Ils ne peuvent se passer de nous, les lutins ! Je n’ai pas assez dormi. Cette paillasse m’a brisé les reins. L’homme en proie à l’alcool rencontre les bêtes qui témoignent de sa capacité à imaginer sans le recours aux autres. Celui qui n’a pas trouvé le sommeil comme on trouve son chemin ne rencontre que des panneaux indicateurs. Hier, à cette heure-ci, nous ne pensions guère à de pareilles circonstances. Lutin, ne me demande pas d’intercéder auprès du Roi de la Forêt. Je sais bien que tu sais où se trouve son château, ce qui est un secret bien gardé. Il a fallu lui raconter une histoire, puis une autre, et encore une autre. Je tombais de sommeil mais une fois dans ma paillasse, je n’ai rien trouvé ! Les lutins d’Ochoa tournoyaient encore. Et cette forêt infinie ! Avons-nous réussi à l’endormir ? (on entend un bruit de voiture) Je ferais mieux de m’occuper de ma santé. Chérie, tu es prête ? (apparaît une jolie touriste en pantalons et chemise)
Scène IX
L’Étranger, la Touriste
LA TOURISTE — Nous ne déjeunons pas ? Ces nuits me mettent en appétit.
L’ÉTRANGER — Partons. Je crois qu’on arrive. Ce ne sont pas nos affaires.
LA TOURISTE — Trop tard ! (entrent deux gardes civils)
Scène X
L’Étranger, la Touriste, le Chef, Ramírez
LE CHEF — Bonjour à vous !
L’ÉTRANGER et LA TOURISTE — Bonjour messieurs !
LE CHEF — Vous êtes matinaux comme les chouettes.
L’ÉTRANGER — Je ne comprends pas l’allusion...
LA TOURISTE (le pinçant) — Chut !
LE CHEF — On m’a dit que vous étiez ici hier au soir... quand c’est arrivé.
LA TOURISTE — Nous sommes au courant pour l’enfant qui s’est noyé mais nous ignorons ce qui s’est passé entre cet homme, que nous avons à peine vu, et cette femme qui paraissait désespérée.
L’ÉTRANGER — N’en rajoute pas !
LA TOURISTE — Nous montons au lac.
LE CHEF — Je vous y invite. Nous avons tous quelque chose à dire sur le lac. J’espère qu’Omero ne vous a pas trop ennuyés. (désignant la ceinture de l’étranger) Qu’est-ce que c’est ?
L’ÉTRANGER — Un podomètre.
LE CHEF — Pour mesurer l’altitude ?
L’ÉTRANGER — C’est aussi un altimètre. Ici, c’est tout simplement l’heure.
LE CHEF — Vous n’avez vu personne ?
LA TOURISTE — Nous avons entendu des voix...
L’ÉTRANGER — Ochoa est allé à la chapelle.
LE CHEF — Le bougre ! L’a-t-on jamais vu prier ? Je me demande à quelle heure viendront les femmes.
LA TOURISTE — Nous l’ignorons. Nous prenons du retard. Nous avions prévu...
LE CHEF — Nous nous reverrons ce soir. Vous avez passé une bonne nuit ?
L’ÉTRANGER — Excellente !
LA TOURISTE — Mais nous ne reviendrons pas ce soir... sauf si...
LE CHEF — Ramírez ! Prends leurs dépositions. (touchant le coude de la touriste) Ce sera un moment. (Ramírez les pousse dans l’escalier qui descend)
Scène XI
Le Chef
LE CHEF — Toujours pressés, ces touristes ! Je ne le suis pas, moi ! Depuis le temps que j’attends ! Je ne sais même plus ce que j’attendais ! Ne vous mariez pas, les bleus ! Tiens ? Qu’est-ce que c’est ? (il se baisse pour ramasser une feuille de papier) À quoi ils passent leur temps ! (marmonnant) la mort... mmmmmm... l’infi... mmmmmm... ni... paysage... visage... mmmmmm... pas très poétique... mmmmmm... on fait mieux dans les livres de classe... mmmmmm... je préfère les auteurs de chansons... une chanson, ça n’a pas vraiment d’auteur... mmmmmm... le dé... désespoir... et oui... qu’est-ce qu’on écrirait sans désespoir ?... mmmmmm (penché à la balustrade) Ramírez !
VOIX DE RAMIREZ — Ouais, Chef !
LE CHEF — Quand vous aurez fini, montez-moi mes lunettes.
Scène XII
Le Chef, Ramírez
RAMIREZ (apparaissant) — J’ai fini, Chef !
LE CHEF — Déjà !
RAMIREZ — Ils n’avaient pas grand-chose à dire.
LE CHEF — Serais-tu bête ?
RAMIREZ — Vos lunettes, Chef.
LE CHEF (Ode à l’enfant mort — improvisation) — Mmmmm....
A los niños no les gusta la muerte
Les enfants n’aiment pas la mort
Vieux
malgré le peu de temps
qui s’est écoulé
dans mes pauvres mains
faites pour boire
et pour aimer
(c’est de l’Omero, ça !)
malgré le temps
qui s’est écoulé
dans mes pauvres mains
faites pour boire
et pour aimer
je n’ai pas eu le temps
(lui non plus !)
de veiller l’enfant mort
dans mon enfance
d’enfant joueur
(ricanements de Ramirez)
dans mon enfance
d’enfant joueur
Il jouait lui aussi
quand la mort
est entrée
dans son petit cœur
à la place de la vie
attendue
Le petit cœur s’est arrêté
comme une horloge
qu’on a oublié
de remonter
la veille
Le petit cœur
n’était pas arraché
comme les fleurs
des talus
au passage
du bonheur
d’être libre
Le cœur
n’était pas offert
non plus
(vous ne riez plus, Ramirez !)
pas offert
non plus
Ce n’était pas
une cérémonie
pas un oubli
ni même une mauvaise rencontre
Mais le soir venu
je n’ai pas veillé
comme les autres
Je ne me suis pas souvenu
avec les autres
ou plus secrètement
sans les autres
Ma solitude
d’enfant fugueur
n’explique pas
mon infidélité
mais la mer aimait
mon corps
comme je jouissais
de ses vagues
et je n’ai pas souhaité
le confier
à l’ombre
et au silence
Les enfants n’aiment pas la mort
On s’habitue
à revenir
à recommencer
à retrouver
à rejouer
mais rien n’est plus facile
que de rompre
un instant
le fil
qui existait encore
une seconde avant
que la mort traverse
l’esprit
comme une invention
renouvelée
Mes pauvres mains
sont faites pour boire
à vos fontaines
et pour aimer
vos femmes
(ne riez pas Ramirez !)
et pour aimer
vos femmes
Mains joueuses
de l’instant
mains soumises
au hasard
Ce n’est pas la mort
d’un enfant
qui explique
ce qu’elles sont devenues
à force de boire
et d’aimer
mais cette mort
revient
chaque fois
que la vie quotidienne
exige de moi
les cérémonies
les évocations
les rencontres
qui construisent
patiemment
ce que je détruis
chaque jour
avec ou sans toi
mon amour
RAMIREZ (amer et railleur) — Mon amour !
LE CHEF — Serais-tu bête ? Et chaque fois je me promets de le faire moi-même, ce rapport !
RAMIREZ — Mais Chef...
LE CHEF — N’en parlons plus. Sommes-nous seuls maintenant que tu as laissé partir ces deux somnambules ?
Scène XIII
Le Chef, Ramírez, Ochoa, Aliz
OCHOA (qui entre avec Aliz) — Quand on parle du loup...
LE CHEF — Bien jolie petite fille ! Bonjour, Maître.
OCHOA — Ongi etorri.
LE CHEF — Tu es bien mignonne !
OCHOA — Maintenant, le lait ! Vous permettez, Chef ?
ALIZ (timide) — Avec les taluak à la confiture de pruneaux.
LE CHEF — Elle sait ce qu’elle veut.
OCHOA — Et vous, chef, qu’est-ce que vous voulez en un pareil moment ?
LE CHEF — Venu voir. On ne peut pas le laisser en prison sans au moins une raison valable.
OCHOA — Chut !
ALIZ — Je peux m’asseoir là ?
OCHOA — Prends place où tu veux. Ils n’ont pas emporté tous les taluak.
LE CHEF — Ces touristes sont envahissants.
OCHOA — Un verre, chef ?
RAMIREZ — En service, je ne sais pas...
LE CHEF — Serais-tu bête ? On ne te demande rien, à toi !
RAMIREZ — Alors un verre pour moi aussi.
OCHOA — Pas si bête !
LE CHEF (tendant la feuille de papier) — C’est à vous ?
OCHOA (parcourant) — Ils parlent trop d’eux.
LE CHEF — Toi tu parles trop de la maison de ton père.
OCHOA —
La maison de mon père
je la défendrai.
Contre les loups,
contre la sécheresse,
contre le lucre,
contre la justice,
je la défendrai,
la maison de mon père.
Je perdrai
mon bétail,
mes prairies,
mes pinèdes ;
je perdrai
mes intérêts,
les rentes,
les dividendes
mais je la défendrai la maison
de mon père.
On m’ôtera les armes
et je la défendrai avec mes mains
la maison de mon père.
On me coupera les mains
et je la défendrai avec mes bras
la maison de mon père.
On me laissera
sans bras,
sans poitrine
et je la défendrai avec mon âme
la maison de mon père.
Moi je mourrai,
mon âme se perdra,
ma famille se perdra,
mais la maison de mon père
demeurera debout.
LE CHEF — Gabriel Aresti.
OCHOA — Vous êtes cultivé, Chef.
LE CHEF — Entre une Ode au vin et cette déclaration de guerre, j’ai choisi.
OCHOA — On ne choisit pas. On se rencontre.
LE CHEF — C’est peut-être juste mais tout le monde n’a pas l’impression de faire des rencontres.
RAMIREZ — C’est une question de tranquillité. Pas d’habitude.
LE CHEF — Serais-tu... ? (à Ochoa) J’ai besoin de lui parler.
OCHOA — Elle dort.
ALIZ — Elle fait semblant pour que je dorme mais je ne dors pas moi non plus.
LE CHEF — Tu es bien mignonne !
RAMIREZ (riant, entre les dents) — ... mais on t’a pas sonnée !
OCHOA — Dure journée que nous n’avions pas prévue dans notre combat quotidien !
LE CHEF — Tu ne te battras pas longtemps.
OCHOA (servant le vin, à Ramirez) — Il y tient, le Chef, à sa petite victoire.
RAMIREZ — Si on vous avait rendu à moitié sourd !
ALIZ (au chef) — Tu es sourd d’oreille ?
RAMIREZ (singeant) — Une explosion comme un million de millions de pop-corn ! Tu t’imagines ?
LE CHEF — Est-il bête ? Avale ton vin, fils de Ramírez et de Rosetti l’Italienne de Provence.
OCHOA (riant) — Fils de sa mère ! J’ai connu le vieux Ramírez qui transportait les glands toute la journée. Il possédait un âne et trois murs derrière la maison des Gálvez. Le jardin ne lui appartenait pas.
RAMIREZ (amer) — Vous parlez trop des autres.
LE CHEF (heureux) — Bois ton vin et redemandes-en !
RAMIREZ (pas rancunier) — Oui, Chef !
OCHOA (servant Aliz) —
La maison de mon père
Arrue l’a peinte
un matin de printemps
et Jammes l’a chantée
un soir de veillée
à une époque
que je n’ai pas connue
mais que personne
ni rien
n’effacera
de ma mémoire
La maison de mon père
demeurera
un tableau de peinture
sur le mur de ta maison
éternellement
Et au piano
j’interpréterai
un peu de Ravel
La nostalgie
une petite douleur intime
sous la chemise
la perspective
la lumière
l’orientation
et toute mon enfance
revient
avec ce que je n’ai pas possédé
mais qui demeure mien
parce que mon père
dure plus que les rois
et que la destruction
que les royaumes imposent
à ceux
— peuples et libertins —
qui ne reconnaissent pas les rois
La maison est peinte
par Arrue
et chantée
par Jammes
et je joue
du Ravel
sans tristesse
une petite douleur
mais je n’ai rien perdu
et j’ai plus d’avenir
que les rois
— Voilà comment j’explique
mon bonheur
LE CHEF (irrité) — Et cette petite fille ? Qu’est-ce qu’elle dit ?
ALIZ (inquiète) — Je sais des poésies de Maurice Carême...
RAMIREZ (amer) — Tu ne sais rien. Mange tes tortas et va jouer avec...
LE CHEF — Serais-tu bête ? (à Aliz) Tu ne sais rien de Machado, le frère ?
OCHOA — Le frère, c’est plus simple.
LE CHEF — Je traduis...
Tant que le peuple ne les a pas chantées
Les chansons ne sont pas des chansons ;
Et quand enfin on les chante
Personne ne se souvient de leur auteur.
Telle est la gloire, Guillén,
De ceux qui écrivent des chansons :
Entendre dire finalement
Que personne ne les a écrites.
Débrouille-toi pour que tes chansons
Finissent dans la bouche des gens,
Même si elles cessent d’être les tiennes
Pour appartenir à tous les autres.
Ainsi, parce que le cœur des chansonniers
S’est fondu dans l’âme populaire,
Les noms se sont perdus
En échange de l’éternité.
ALIZ — Comprends pas.
RAMIREZ — C’est ça, mange !
LE CHEF — Il faudra bien qu’elle se réveille.
OCHOA — Vous êtes patient comme une araignée.
RAMIREZ — Les araignées tissent leurs toiles quand on a le dos tourné et quand on lève la tête, elles attendent. Je n’aime pas les araignées.
LE CHEF (rieur) — Ramirez préfère les mammifères, si possible avec de grosses mamelles !
ALIZ — Nous avons un chat, vingt-deux chiens et trente-trois chevaux. Il y a aussi les tourterelles des toits et les hiboux des greniers mais ce sont des oiseaux.
RAMIREZ — Mange tes tortas, tête de piaf !
LE CHEF — Un chat, ce n’est pas beaucoup.
ALIZ — Les autres chats ne nous appartiennent pas. Comme les insectes, les campagnols, les loirs et tout ce qui n’est pas à nous, comme l’herbe sous les arbres mais les arbres sont à nous et la terre...
RAMIREZ — ... jusqu’à une certaine profondeur.
LE CHEF (à Ochoa) — Il a étudié le droit. Il montera vite.
ALIZ — Les hommes n’appartiennent à personne mais une femme peut appartenir à un homme si c’est ce qu’elle veut.
LE CHEF — Et qu’est-ce que tu veux, toi ?
ALIZ — Continuer de voyager et d’apprendre toutes les langues.
RAMIREZ — Il lui a parlé de sa langue.
LE CHEF (désignant le carton) — Qu’est-ce que c’est ?
OCHOA — Les cierges. Je ne sais pas où en est Omero.
LE CHEF (à Ramírez) — Je savais bien que c’était d’Omero.
RAMIREZ — Je le pincerai un jour.
LE CHEF (à Ochoa) — À cause des truites. C’est moins grave que de s’attaquer aux biens publics mais c’est un délit.
OCHOA — Elles sont bien bonnes, les truites d’Omero ! Et ses lièvres !
RAMIREZ — Je n’ai pas oublié les lièvres. Et les femmes qui se plaignent de lui.
OCHOA (riant) — Il les aime !
LE CHEF (à Ramírez) — On ne peut pas tout réprimander. D’ailleurs monsieur le juge...
ALIZ — Papa est juge et partie.
OCHOA (au chef) — Il est maire de son village, là-bas, de l’autre côté des Pyrénées.
LE CHEF — Et tu l’aimes beaucoup, ton Papa ?
RAMIREZ — Serait-il... ?
ALIZ — Où est-il ? Où l’as-tu emmené ?
RAMIREZ — On se disperse.
OCHOA — Je vais voir où en est Omero avec le coton. Les femmes arrivent à midi pile. (il sort)
Scène XIV
Le Chef, Ramírez, Aliz
RAMIREZ — Il nous laisse seuls sans votre permission, Chef.
LE CHEF — Il est maître chez lui.
RAMIREZ — Cette petite morveuse en sait plus qu’elle ne dit.
LE CHEF — Vous n’aimez pas assez les filles, Ramírez.
RAMIREZ — Je ne les aime pas au berceau mais quand elles ont bien mûres, je me défends.
LE CHEF — Défendez-vous contre les hommes, Ramírez. (à Aliz) Tu as fini ton petit-déjeuner ? C’était bon ? Tu l’aimes bien, Ochoa ?
ALIZ — Je n’aime pas les imbéciles qui font des grimaces.
LE CHEF — C’est pour vous, Ramírez. Cessez de grimacer. Vous ne plaisez pas à cet enfant. Nous ne sommes pas mandatés pour nous faire des ennemis.
RAMIREZ — Ni pour plaire. Pas bête.
ALIZ — Les cierges, c’est pour l’air. J’ai compris. Vous avez un cerf-volant ?
RAMIREZ — J’ai un fusil à cerf-volant.
ALIZ — Aujourd’hui, le vent est idéal pour jouer avec un cerf-volant mais passé midi, la mer se réveille comme si elle n’avait pas dormi la nuit et les parasols s’envolent.
RAMIREZ — Eh ?
LE CHEF — Si elle ne dort pas, tu pourrais aller lui dire qu’on aimerait bien lui parler.
ALIZ — Vous ne comprenez rien : croyez-vous qu’elle vous accordera une audience si vous n’en sollicitez pas le sujet ?
RAMIREZ — Petite... !
LE CHEF — Nous souhaitons parler avec elle de ton Papa.
ALIZ — C’est clair. Mais elle dort.
RAMIREZ — Tu disais le contraire tout à l’heure !
ALIZ — Si elle dit qu’elle dort, elle dort. Et si je ne dors pas, je ne dors pas.
RAMIREZ — Il l’a empoisonnée !
ALIZ (au chef émerveillé) — Si tu avais des enfants, tu saurais leur parler. C’est ce que dit Néron.
RAMIREZ — Que vient faire Néron dans cette... ?
LE CHEF — Néron, le frère... celui qui...
ALIZ — Il n’y a pas de secret. Tout le monde peut le savoir. Il est mort. Vous voulez savoir comment il a mouru ?
RAMIREZ — On le sait.
LE CHEF — Serais-tu bête ? Sait-on ce qu’on sait ou seulement ce que les autres savent ? Le Droit !
ALIZ — Moi, je ne voulais pas me baigner toute nue. Et encore moins mourir toute nue. Vous ne savez pas ce que c’est de mourir dans l’eau.
LE CHEF — Comment le sais-tu, toi ? Tu n’es pas morte. Tu ne t’es même pas baignée.
ALIZ — Néron n’écoute personne et maintenant qu’il est mort, il fera sans doute tout ce qu’il voudra. Vous ne savez pas ce que c’est d’être libéré de la chair.
LE CHEF — Certes. Je ne m’en suis jamais trop éloigné de peur qu’on me la vole. Je défends ma chair avec autant de courage qu’Ochoa défend la maison de son père.
ALIZ (riant) — Quelle idée !
RAMIREZ — Si tu n’avais pas mangé trop de tortas, je t’en donnerais.
LE CHEF — Serait-il bête ?
ALIZ — Confondre des taluak avec des tortas ! C’est comme prendre un Basque pour un Espagnol.
RAMIREZ (hors de lui) — Ça suffit, ¡coño !
LE CHEF — Il ne faut pas répéter tout ce que dit Ochoa. Tu peux écouter mais ne rien dire si on ne te le demande pas.
ALIZ — Vous croyez peut-être que j’attends la permission des gens de maison pour me mettre ce que je veux ?
RAMIREZ — On nous avait prévenus ! Elle est...
LE CHEF — Allez me chercher mes lunettes, Ramírez !
RAMIREZ — Vous les avez sur le nez.
ALIZ (amusée) — C’est pour ça que tu ne me vois pas bien ! Ce sont des lunettes de lecture ! Je ne suis pas un livre !
RAMIREZ — Elle me rend...
LE CHEF — Vous l’êtes déjà.
RAMIREZ — Quand je serai...
LE CHEF — Je sais, je sais. Vous vous vengerez. Mais d’après mes calculs, je serai à la retraite.
RAMIREZ — Vous calculez mal.
LE CHEF — Allez me chercher l’appareil photo !
RAMIREZ — J’y vais ! J’y vais ! (il sort)
Scène XV
Le Chef, Aliz
ALIZ (dure) — Bien fait. Moi, je l’aurais tué.
LE CHEF — Tu parles de la mort comme si tu savais tout d’elle.
ALIZ — On sait ce que sont les morts et les mortes. Pas plus.
LE CHEF — Ta mère parle dans son sommeil.
ALIZ — Je vous ai dit mille fois qu’elle ne dort pas !
LE CHEF — Alors dis-lui que je voudrais parler avec elle de...
ALIZ — On ne lui parle pas quand elle est en compagnie.
LE CHEF — Omero !
ALIZ — Bien visé.
LE CHEF — Où vas-tu ?
ALIZ — Regarder.
LE CHEF — Mais regarder quoi, au nom du ciel ?
ALIZ (sortant) — Tu n’es qu’un valet !
LE CHEF — Je vais finir par le croire.
Scène XVI
Le Chef, Ramírez
RAMIREZ (entrant) — Croire quoi, Chef ? On n’a plus que ça comme pellicule. 400 ASA. D’après ce que je sais...
LE CHEF — Quel est le problème ?
RAMIREZ — Trop de lumière, Chef, et trop de sensibilité. Ça ne va pas ensemble.
LE CHEF — Qu’est-ce que tu me racontes ! Allons-y !
RAMIREZ (suivant) — Où, Chef ? (ils sortent)
VOIX DU CHEF — C’est quoi ce bouton ?
VOIX DE RAMIREZ — Je n’en sais rien, Chef.
VOIX DU CHEF — Comment voulez-vous essayer si vous ne savez pas quel est le bon bouton ?
VOIX DE RAMIREZ — Mais il n’y a pas de bouton pour ça, Chef !
VOIX DU CHEF — Maudits Japonais !
Scène XVII
Pilar, Angustias
PILAR (entrant avec une bassine d’émail blanc sous le bras, essoufflée) — Toujours la première malgré l’âge et les infirmités !
ANGUSTIAS (entrant, idem) — Infirmités ? Ton pied bot et la bosse sous ton omoplate ? Rien à côté de ce que j’endure depuis le dernier.
PILAR (observant la pente) — Elles marchent tranquillement. Elles nous ont encore pigeonnées, les garces.
ANGUSTIAS (qui reprend son souffle sur une chaise) — Puisque ça les amuse, ces deux estropiées qui se frottent depuis l’enfance. Elles n’imaginent pas à quel point il n’y a plus d’enfance pour nous.
PILAR (riant) — Parle pour toi, vieille peau ! Je me souviens de tous mes petits amoureux.
ANGUSTIAS — Des amoureux, toi ? Avec ton pied et cette bosse ?
PILAR — Ils m’aimaient pour mes seins.
ANGUSTIAS — Si c’est ce que tu appelles l’enfance, moi je me souviens de la petite lueur qui s’allumait dans les yeux des vieux quand je passais avec mon eau sur la tête.
PILAR — Quelqu’un ?
ANGUSTIAS — Ne crie pas ! S’il n’y a personne que le mort et madame sa suivante…
(elle fait une révérence sans quitter la chaise)
PILAR — Ochoa ne laisse pas sa maison ouverte à tous les vents. Faisons chauffer de l’eau.
ANGUSTIAS — Je suis trop fatiguée ! Attendons les jeunes. Elles sont trois, dont ma fille préférée et les filles de ma sœur.
PILAR — Des novices ! On verra ce que ça donnera. Elles montent comme si on était dupe de ce petit jeu qu’elles empruntent à la communauté sans se poser de questions.
ANGUSTIAS — Nous en sommes-nous posé, des questions, à leur âge, quand c’était le moment de mettre la main sur les moyens de vivre ? Tu as eu plus de chance que moi, malgré le pied et la bosse.
PILAR — Mes seins, je te dis.
ANGUSTIAS — Et ma fente qui est comme la porte d’un bordel dans un sens et celle de la vie dans l’autre ?
Huit fois j’ai enfanté.
Les portes sont fermées.
Je suis vieille et passée
Comme le riz de ma platée
Neuf fois j’ai connu la douleur
Et dix fois j’ai perdu la tête
Onze fois le plaisir
Douze fois l’amertume
Puis plus rien pour me plaire
Plus de lumière d’or
Dans les oliviers du matin
Plus de terre rose
Dans l’ombre des matins
De ces vendredis treize
Quand Pedro de la Once
Glisse le billet de loto
Entre mes seins faciles
Comme ceux d’une fille
Que le rêve ensommeille encore
Treize fois j’ai désiré
Et treize fois j’ai perdu
Il n’y a pas de chance
Pour celles qui ont égaré
Les clés de l’enfance
Mais l’enfance appartient
À celles qui promettent
Et je demandais trop
À l’homme qui passait
Et pas assez à celui
Qui s’arrêtait pour souffler
Voilà comment on se retrouve
Dans le lit des travailleurs
À treize je m’en vais
Ce n’est pas une promesse
C’est tout ce que j’attends
De la vie qui s’achève
Et du temps qui recommence
Sans rien changer au temps zéro
Parle-moi de la vie facile
Et des domestiques qu’on chasse
Comme les oiseaux des branches
D’un jet de pierre
Ou d’un cri d’enfant
Parle-moi de ce qui arrivera
Aux filles, à la chance et aux rimes
Que l’enfance attend
Pour que tout s’achève
En queue de poisson
À treize ans j’ai conçu
Sans la grâce de Dieu
Le premier de mes fils
Le deuxième à quatorze
Et à vingt j’ai vieilli
Voilà comme on devient
La grand-mère de ses enfants
PILAR — À trente, j’étais vierge.
ANGUSTIAS — Que tu dis !
PILAR — Sinon il ne m’aurait pas épousée.
ANGUSTIAS — Qu’est-ce qu’il connaissait et qu’est-ce qu’il a appris depuis ?
PILAR (riant) — Garce ! Avec toi, je n’ai jamais le dernier mot !
ANGUSTIAS — Je n’ai pas fini ma chanson.
PILAR — Plus tard ! Les voilà. Jeunes et jolies à défaut d’être belles. Dommage que les visages ne soient pas à la hauteur du reste !
ANGUSTIAS — Tu parles comme un homme !
PILAR —
Jeunes et jolies
À défaut d’être belles...
Scène XVIII
Pilar, Angustias, Dolores, Virginia, Troisième jeune fille
PILAR — Beau début ! (aux filles qui entrent) Ne vous pressez pas !
DOLORES — Virginia a laissé le savon en chemin.
VIRGINIA — On peut te confier un secret.
DOLORES — Oui, on peut, surtout que je te l’avais confié, le savon.
VIRGINIA — Le savon plus les cierges, je n’en pouvais plus.
ANGUSTIAS — Imagine comme ça va être facile de trouver du savon dans la maison d’un bon à rien !
PILAR — Il y a de la cendre dans la cuisinière.
ANGUSTIAS — Quelle chance il a, le mort, que Dolores soit paresseuse au point de confier à Virginia ce que Virginia est incapable de garder !
VIRGINIA — Elle ne garde pas les secrets, elle !
TROISIÈME JEUNE FILLE — Deux tigresses ! Elles n’ont pas arrêté depuis que vous nous avez quittées.
PILAR — Et qui nous a mis dans la tête de courir comme des folles ? Vous le connaissez bien ce jeu ! Pour qui jouiez-vous, petites garces ?
ANGUSTIAS — Nous nous disputerons plus tard. Faites chauffer de l’eau, les filles. Où en étais-je avec ma chanson ?
PILAR — Comment veux-tu que je me souvienne d’une pareille chanson ? Il n’y a pas de refrain.
ANGUSTIAS — Pilar et ses refrains !
Par ici les petits
J’ai de la soupe sur le feu
Par ici mes amants
Il fait nuit
PILAR (riant) — Garce !
ANGUSTIAS — Du bruit ! On vient.
Scène XIX
Les mêmes, Gisèle
PILAR (comme Gisèle entre, nue et désespérée) — Qui est cette femme ?
ANGUSTIAS (qui soutient Gisèle) — Peu importe qui elle est mais nous allons savoir ce qui lui est arrivé.
Rideau
Plus tard, peut-être, jamais
Scène première
Le jeune homme, la jeune fille
(Le salon d’une suite à l’hôtel. Baie vitrée avec terrasse. Horizon de mer. La nuit tombe en même temps.)
VOIX DE JEUNE HOMME (rieuse) —
Petite fée de mes surfaces
Je voudrais avoir un enfant de toi
Mais s’il te plaît, o magicienne,
Ne lui donne pas le silence d’or
Qui tombe après les changements.
JEUNE FILLE (chemise entrouverte, entrant par la terrasse) — Tu n’es qu’un imitateur et tu sais que cela m’amuse...
JEUNE HOMME (débraillé) — ... à la folie. Si nous ne sommes pas fous tous les deux, alors le monde est une illusion. Encore un peu de tes fruits !
JEUNE FILLE (montrant un sein) — Choisis !
JEUNE HOMME (s’effondrant dans un fauteuil) — Dire que c’est l’instinct qui nous pousse à nous aimer ! Nous pourrions aimer n’importe qui. C’est l’instant qui impose ses lois.
JEUNE FILLE — Mon père écrit de pareilles sottises. Je ne lis jamais plus loin que la page onze.
JEUNE HOMME — Onze ? Pourquoi onze ? Demain, promets-moi de pousser jusqu’à la page treize.
JEUNE FILLE — Treize ? Pourquoi treize ?
JEUNE HOMME — Je suis terriblement superstitieux depuis que je fréquente des gens bien.
JEUNE FILLE — Mon Dieu ! Bien en quoi ?
JEUNE HOMME — Sais pas... corps soignés, conversations fluides, beaux objets, distance, cette distance que j’observe maintenant avec un regard de spécialiste, comme si je venais de traverser le miroir.
JEUNE FILLE — Il n’y a pas de miroir ici. Il n’y aura jamais plus de miroir.
JEUNE HOMME — Tiens ! Encore une suppression d’objet. Ta mère finira par prendre toute la place.
JEUNE FILLE (songeuse) — Mais mon père ne lutte pas. Il a cet art de glisser sur les choses et les moments au lieu de les traverser.
JEUNE HOMME — Je t’envie d’en savoir autant sur les gens qui t’accompagnent. T’es-tu déjà demandé ce qu’ils deviendront quand tu seras ma femme ?
JEUNE FILLE (riant) — Mais je ne serai jamais TA femme !
JEUNE HOMME (jouant) — Tu me l’as pourtant promis.
JEUNE FILLE (jeu) — Promesse d’enfant.
JEUNE HOMME — Changeons-nous à ce point ?
JEUNE FILLE — Oh ! Voilà qu’il recommence !
JEUNE HOMME — Tu ne peux pas comprendre ! J’ai cette angoisse, là ! Il n’y a guère que ta compagnie pour me tranquilliser un peu.
JEUNE FILLE — Un peu seulement ? Je croyais être capable de tenir mes promesses.
JEUNE HOMME — Promesse de femme. Si nous parlions d’autre chose. De ta peau, de ta voix, des petits défauts qui changent ma caresse au moment le plus inattendu...
JEUNE FILLE — Mais nous venons à peine de...
JEUNE HOMME (imitant) — Pas de conversation sérieuse après l’acte d’amour. Un petit verre, les étoiles, l’odeur des touristes qui monte comme l’encens de mes églises... N’as-tu jamais tenté de vivre sans ces lois qui te rendent...
JEUNE FILLE — ... laide. D’ailleurs, je suis laide quand je suis nue. (riant) Je suis laide, pas angoissée !
JEUNE HOMME — Non, non ! Belle, inassouvie, prometteuse ! Je te reconstruis jour après jour.
JEUNE FILLE — Jours d’été ! Vous abusez des mots.
JEUNE HOMME — Vous ? Les hommes ? Moi ?
JEUNE FILLE — Je n’ai pas encore réussi à t’imposer le silence. Je voudrais te voir nu, réduit, sur le point d’être détruit. Je ne te sauverais pas. Tu serais mon spectacle !
JEUNE HOMME — J’exige le retour des miroirs !
JEUNE FILLE (dure) — Si tu n’étais pas son petit amant de quinze ans...
JEUNE HOMME — Dix-sept... n’exagérons pas.
JEUNE FILLE — Si tu ne m’aimais pas...
JEUNE HOMME — Je te l’ai dit, pourquoi on s’aime. C’est l’instinct et nous ne savons rien de l’instinct.
JEUNE FILLE — Je ne t’aime pas, moi ! Je m’impose seulement. Nous avons tellement de souvenirs à partager !
JEUNE HOMME — Souvenirs d’été. Tu abuses de la mémoire.
JEUNE FILLE — Comme un livre !
JEUNE HOMME — Comme les onze premières pages d’un livre que je voudrais écrire mais qui demeure à distance. Cette fois, impossible d’avoir de la chance avec les...
JEUNE FILLE — ... femmes vieillies qui ne donnent pas encore une idée de ce qu’elles deviendront finalement.
JEUNE HOMME — Ce n’était pas l’instinct mais la chance.
JEUNE FILLE (rieuse) — J’avais tout prévu.
JEUNE HOMME — Ça ne m’amuse plus. Tu t’approches trop près, trop vite, trop...
JEUNE FILLE — ... trop réelle ! J’ai la réalité des inconnues et la possible inexistence des personnages de l’existence même.
JEUNE HOMME — Bah ! Trop intelligente pour moi ! Nous ne nous marierons pas. Je connais mon instinct.
JEUNE FILLE — Tu connais ta chance !
JEUNE HOMME — Si je n’avais pas cette angoisse, ce défaut d’explication au moment où une conversation me rendrait le peu de bonheur que l’enfance m’a donné quelquefois, mais quand ? à quel moment de cette enfance qui ne commence pas et qui s’achève sans prévenir ?
JEUNE FILLE — Queue-rouge !
JEUNE HOMME — Baladin ! Auguste ! Fagotin !
JEUNE FILLE — Gracieux ! Pasquin !
JEUNE HOMME — Que de synonymes pour ce que je ne suis peut-être pas malgré de bonnes intentions !
JEUNE FILLE — Ce soir tu as joué comme un pied. C’était faux, inaudible, infidèle et...
JEUNE HOMME — Le coup de grâce !
JEUNE FILLE (lançant le coussin) — ... posthume !
JEUNE HOMME (après un moment de réflexion amusée) — Je suis trop fatigué pour chercher à comprendre maintenant. Posthume comme « après » ?
JEUNE FILLE — Comment veux-tu ?
JEUNE HOMME — Après quoi ? Une fois que...
JEUNE FILLE (cruelle et amusée) — Non ! Après. Rien qu’après. Et puis plus rien. Nous avons applaudi par instinct.
JEUNE HOMME — Petite garce ! J’aurais pu choisir dans le bouquet et c’est toi que l’instinct m’a désignée encore.
JEUNE FILLE — Tu étais tout simplement obscène.
JEUNE HOMME — Visiblement ?
JEUNE FILLE — Outrancier !
JEUNE HOMME — Et toutes ces femmes qui ne disaient rien ! Et moi, innocemment épris de celle qui commença par envahir mon enfance ! Pas une seule pour m’arracher à cette loi ! Je jouais pour toi et je croyais m’adresser à l’univers.
JEUNE FILLE — Petit univers des patios d’hôtels, précisons.
JEUNE HOMME — Je ne recommencerais plus.
JEUNE FILLE — Je ne te nourrirais pas.
JEUNE HOMME — J’avais oublié ce détail.
JEUNE FILLE — Il n’y a pas de détails dans les miroirs. C’est pour ça que ma mère les supprime. (imitant) « Faites enlever les miroirs [...] Oui, comme l’année dernière (à Papa) Ils oublient avec une facilité ! » (ils rient en se déshabillant)
Scène II
Les mêmes, Fabrice
FABRICE (ouvrant la porte d’une chambre et entrant) — Mais qu’est-ce que c’est que ce chahut !
LE JEUNE HOMME (s’enfuyant par la terrasse et riant) — Adieu, belle famille, richesse, tombeau dans la grande allée !
Scène III
Fabrice, Aliz
ALIZ — Mon Félix ! Mais enfin, Papa, tu n’es pas drôle !
FABRICE — C’est le petit comédien de nos soirées ! Ce diable est leste comme un animal !
ALIZ (minaudant) — Ni diable, ni animal, pas même comédien, pas de talent, pas d’avenir, juste une petite frimousse qui sera du plus bel effet sur les photographies.
LA VOIX DE GISÈLE — Ne me dites pas que ce poussin est venu picorer ici !
FABRICE — Dors, mon amour. Il n’y a plus personne.
LA VOIX DE GISÈLE — Je dors ! J’ai cru entendre la voix de miston de cet affreux petit décrocheur d’étoiles.
ALIZ — Tu n’as rien entendu, Maman. Tu dors.
FABRICE (refermant la porte de la chambre) — Joli petit oiseau ! J’espère que tu ne lui as pas tout donné.
ALIZ — Je ne donne rien, tu le sais, il faut prendre si on veut de moi, tu le sais, tu le sais, tu le sais !
FABRICE — Regardons le ciel plutôt. Que d’étoiles et si peu d’explications convaincantes !
ALIZ — La mer est noire comme la nuit qui devrait l’être si tout était réel. Ce petit oiseau n’est pas tombé du nid.
FABRICE — Nous n’avons pas de chance l’été. Nous sommes mieux disposés l’hiver quand les arbres sont nus ou au printemps quand les agglomérats de neige martèlent obstinément les piliers du pont...
ALIZ — Comme c’est poétique ! (sur la terrasse) Reviens, petit oiseau ! (revenant à l’intérieur) Il était si petit que j’en ai eu pitié !
FABRICE — Ma petite Aliz perd tout son charme quand elle devient obscène.
ALIZ (dure) — La prochaine fois, continue de feindre le sommeil et écoute autant que c’est possible mais n’ouvre pas cette porte !
FABRICE — La prochaine fois, tu seras moins amusée par tes petits avantages sur le désir. Pauvre garçon ! La nuit commence mal pour lui. J’ai connu ça plus d’une fois. Je rentrais au château la tête basse et ma mère me chahutait pendant que j’étais au bord des larmes.
ALIZ — Mes yeux sont secs comme les fruits de toute la vie.
FABRICE — Referme ta chemise et parlons d’autre chose.
ALIZ (refermant la chemise) — Ne parlons pas comme deux êtres qui n’ont rien à se dire. Tu t’imagines ? N’avoir rien à se dire, même si on ne se connaît pas ce n’est pas une excuse. Ne pas pouvoir trouver une seule chose que l’autre, même inconnu, pourrait comprendre et recevoir comme ce qui lui est exactement et justement destiné. Nous sommes des toupies !
FABRICE (sombre) — Je ne suis pas dupe de ce garnement !
ALIZ — On n’en parlait plus !
FABRICE — Quinze ans et il me prend la fleur de mon âge !
ALIZ — Dix-sept, n’exagérons pas. (espiègle) Demande à Maman.
FABRICE (surpris et abattu) — J’ignorais.
ALIZ — Maintenant tu sais et ça ne change rien.
FABRICE — Je sais ce que tu me dis.
ALIZ — Moi je sais ce que je vois. Je suis une visuelle. J’aurais dû choisir les arts plastiques pour destin. Je ne suis qu’une petite secrétaire. J’épouserai un héritier connu de tous après avoir voyagé avec des petits oiseaux pas loin de votre chambre.
FABRICE — Je te paierai un voyage en Orient. J’y ai échappé dans ma jeunesse mais tu ne connais pas les mêmes circonstances. Et puis j’étais un mâle.
ALIZ — Il n’y a pas de géants dans ma vie mais la terre leur appartient. Qui me possèdera quand j’aurai tout possédé ?
FABRICE (amer) — Je n’ai jamais su prévoir, mesurer les possibilités, ni donner à penser autre chose que ce qui se voit sur ma figure. Je m’accrois du passé. Tu ne peux pas savoir à quel point c’est atroce, cette diminution du lendemain à une question tellement vaste que je ne trouve pas les mots pour la poser. Il faudrait déposer son angoisse sur le seuil de la maison qui nous a donné le jour.
ALIZ — L’angoisse en réponse. J’y songerais. Je peux tout ce que tu ne peux pas.
FABRICE — Tu n’es qu’un petit oiseau sur la branche familiale. Tu me voles mon nom. Peut-être un de tes fils s’en souviendra-t-il à temps.
ALIZ — J’ai le nez des Vermort. J’ai hérité aussi de cette petite tendance à l’incohérence qui est quelquefois le signe avant-coureur de la maladie mentale. Nous ne parlons jamais de la maladie mentale, de ses conséquences sur la fortune familiale et surtout sur l’avenir des filles qui finissent toutes par reproduire la même chair. On n’épouse pas sans ce risque les filles de Vermort.
FABRICE — Tu es la seule. Et plus de fils pour moi !
ALIZ —
Je me souviens de tout
comme si c’était hier,
la chaleur,
la lumière
si intense,
la surface de l’eau
avec ses insectes
qui formaient des ondes,
la nudité,
l’enfoncement du corps
dans cette couleur verte
qui est celle des algues
microscopiques,
l’attente,
tu ne peux pas savoir
comme j’ai attendu,
attendu,
attendu et le silence
ne m’a pas inspiré
une seconde
cette petite réflexion
qui l’aurait sauvé.
J’étais si seule
et persuadée
que plus personne
ne reviendrait
pour m’expliquer le silence,
l’attente,
l’infini commencement du lendemain.
FABRICE — Pauvre petit oiseau !
ALIZ — Non, te dis-je !
L’oiseau,
c’était ce petit oiseau
qui s’est envolé
sans achever
ce qu’il avait commencé.
Je suis
l’air
que tu respires,
l’eau
que tu bois,
la caresse
qu’on te donne,
le bruit
qui te réveille.
L’oiseau
revient chaque été
avec un plus d’espoir
et je ne lui dis pas
que je l’attends
pour lui donner
à mesurer
mes différences.
Tu imposes tes mots,
l’usure
de tes mots
condamnés
au texte,
tes mots
provoquent l’oiseau
et il s’envole
comme s’il n’avait jamais
existé.
Tu courbes
la vie
comme le fer,
à chaud.
Lui préfère
le hasard des caresses
jusqu’à la précision.
Je n’ai pas choisi
mais je sais
ce que je désire.
Je n’ai jamais été
au bout de la chair
mais je comprends.
Entre l’horizon
et mes mains,
il n’y a
que les oiseaux.
Entre toi
et moi,
il n’y a
que ta passion
et l’échec
de tes caresses.
Ainsi,
invitons-nous
au festin
du lendemain
mais ne nous croyons pas
capables
d’exprimer
ce que l’autre réserve
à son silence.
Côtoyons-nous
dans l’usage
familier
de la langue
et de ses racines
chronologiques.
Ne quittons pas
la branche
mais laissons les oiseaux
s’y poser
comme si l’air
n’existait pas.
Il n’y a rien
de plus atroce
que le pouvoir des mots
sur la caresse.
(elle sort)
Scène IV
Fabrice
FABRICE — Aliz ! (désespéré) Mon petit oiseau ! Les mots n’ont pas un tel pouvoir. Je mens comme je respire. Je ne suis qu’un Gascon. Les Vermort... (la paroi s’ouvre. Gisèle dans le lit, entourée de coussins. Odeurs d’excréments et de parfums.)
Scène V
Fabrice, Gisèle
GISÈLE — Des aveux au poussin quand il n’est plus là pour écouter.
FABRICE — Tu écoutes bien, toi !
GISÈLE — Mais ce n’était pas pour moi. Je n’écoute plus rien qui me soit destiné. Crois-tu que c’est d’elle ?
FABRICE — Ou de ces jongleurs qui s’installent sous ma fenêtre pour continuer la leçon entreprise il y a... dix ans ?
GISÈLE — Ce n’est pas son style.
FABRICE — Tu ne connais pas son style.
GISÈLE — Qui est le plus proche de ce qui demeure de notre...
FABRICE — Promiscuité.
GISÈLE — Le mot juste pour chacun des instants qui marquent le début de quelque chose. La vie ne se tisse pas. On tire les fils plutôt. (elle joue) Voici ma dépouille de fils ! Je n’en ai plus l’utilité. Que pensez-vous en faire ? Quelle question ! Rien, bien sûr. Mais je n’ai pas d’autres questions à vous poser avant de m’en aller définitivement.
FABRICE — Tu ne sais pas de quoi tu parles.
GISÈLE — Je sais de quoi il est question mais je ne sais plus l’exprimer avec la netteté de la jeune fille que j’ai été pendant si peu de temps.
FABRICE (regardant dans la rue) — La nuit commence. Ils reviennent.
GISÈLE — Quelle souffrance, cette attente !
FABRICE — Omero installe son chevalet et ses toiles. Yasmina monte sur un escabeau pour visser une ampoule. Des enfants regardent ses jambes. J’aimerais tellement regarder les jambes de Yasmina sans passer pour un obsédé. La lumière de la lampe tombe sur un grand paysage bleu et jaune. Il accroche la palette à un angle et le chiffon à l’autre.
GISÈLE — Nous n’aimons plus les mêmes choses. Nous les avons aimées si peu de temps avec la même intention de les comprendre et de les expliquer aux autres. Tu te souviens ? Comme le temps passe !
Il n’y a rien
de plus atroce
que le pouvoir des mots
sur la caresse.
Mais le corps n’a pas changé. Voici les mêmes exigences, une géographie de la satisfaction tellement précise que nous n’étions pas à l’heure. Maintenant, c’est l’heure même qui manque à nos raisonnements de créatures vieillissantes.
Ne quittons pas
la branche
mais laissons les oiseaux
s’y poser
comme si l’air
n’existait pas.
Quelle idée des oiseaux et de l’air ! Je préfère posséder. Ce qui m’appartient se précise. J’ai seulement l’impression de perdre haleine au moindre mouvement. Je ne suis pas si vieille ! J’ai tellement vécu... si peu de choses ! Je recommence avec une application de petite fille prisonnière de son cahier d’écolière.
Entre toi
et moi,
il n’y a
que ta passion
et l’échec
de tes caresses.
Quelle pertinence ! Ou quelle malice ! Je ne sais plus ce qu’il faut penser de ce qui demeure de notre... imminence. Cette douleur d’avoir perdu accidentellement l’objet d’un désir si clair encore. Et cette enfant qui perpétue le souvenir avec une adresse de jongleur.
FABRICE (abandonnant un instant son observation crispée de la rue) — Nous y voilà !
GISÈLE (doucement plaintive) — Mes jambes ! Mes pauvres jambes ! Cette vie bornée par les suppressions ! Il ne me restera plus rien au moment d’en finir avec cette attente !
FABRICE — Une jolie touriste se renseigne. Il est intarissable, ton Omero ! Elle l’écoute comme s’il la nourrissait déjà. Yasmina mesure encore ce qui les sépare malgré les arrangements notariaux.
GISÈLE — Pas de chance, Yasmina ! Dans toute la vie, il y a un homme et nous ne le rencontrons pas. Nous finissons dans la propriété ou la possession.
Je n’ai jamais été
au bout de la chair
mais je comprends.
C’est sincère. Tellement sincère que je suis toute prête à croire qu’elle en est l’auteur. Elle s’inspire peut-être mais elle ne vole pas.
FABRICE (exultant) — Elle lui achète la toile ! Veinard ! Il obtient ce qu’il veut. Yasmina paraît satisfaite.
GISÈLE — Je suis bien heureuse quand la critique te couronne !
FABRICE — Il lui explique comment on plante un clou dans le mur. Que lui a-t-il dit de la lumière nécessaire ?
GISÈLE — Il est tellement minutieux ! On a l’impression de recommencer avec le même plaisir. On se réveille épanouie comme la fleur qu’il a si longuement interprétée en vous. Cette seconde d’arrachement ! Je sentais la terre et la pluie.
FABRICE — Ses mains décrivent l’effort. Elles se croisent à la surface de la toile. Il n’en finira pas. Je l’aimerais si elle était impatiente mais il ne s’agit pas de patience. Elle n’attend rien. Elle a déjà tout reçu. Elle cherche le détail perfectible. C’est lui qui attend ce moment. Il se défendra avec les moyens du chevalier servant.
GISÈLE — Comme si nous n’existions pas réellement ! Mais nous sommes la racine tenace, il le sait par expérience. Toi, tu imagines le contexte. Ce sont des hommes qui te lisent. Tu ne seras rien de vraiment important tant que les femmes ne commenteront pas tes glissements.
FABRICE — D’autres femmes s’approchent. Yasmina règle la lampe. Elle est complice de l’infidélité, je le savais. Moi-même j’ai préparé le terrain de ton inconstance.
GISÈLE — Inconstance ! Constante, oui ! Et sans duplicité. Je ne dissimule rien. Je donne à voir et à penser.
FABRICE — Ces jambes ! Elles grouillent comme les vers sur une charogne. On se demande de quoi elles se nourrissent. Et Yasmina qui a l’air d’une domestique ! Yasmina aux seins pointus comme des fruits. J’aimerais même les femmes qu’il détruit si ma propre fille ne me condamnait pas à l’exil sexuel. J’aimerais jusqu’à ma femme cul-de-jatte.
GISÈLE (doucement) — Salaud !
FABRICE (exulte) — Il caresse ! Ce coquin est leste comme un animal !
GISÈLE (haut) — Cesse, veux-tu ?
FABRICE — Un cri ? (il revient dans la pièce) Il y a longtemps que je n’avais entendu ton cri. Ils achevaient l’œuvre de l’accident quand j’ai entendu ton cri pour la dernière fois. (touchant les moignons à travers le drap) Il m’accusait, ton cri, il me condamnait au remord. Puis ton cerveau s’est laissé pénétrer par les substances. (il s’assoit au bord du lit) Et j’ai vu passer la table roulante avec le drap propre et la petite tache de sang qui menaçait leur discrétion d’officiants. Depuis, pas un cri, quelquefois la plainte qu’on adresse à ses fantômes, le coup de rein dans le lit au moment de ces passages de la mémoire corporelle. Je me suis imaginé les états de ta conscience mais sans jamais en approfondir les hypothèses. La question de ma responsabilité ne se posait plus sans doute parce que la probabilité d’un cri venait d’être réduite à zéro par la réalité du retour.
GISÈLE (doucement) — Mon amour !
FABRICE (ironique) — Évoquer ton amour ! Même à la pointe de la langue ! Quel exercice de la description lente et du dialogue inachevable ! Quelquefois, oui, mais avec parcimonie, là, dans les marges du récit en cours, ces notes en pattes de mouches que ta fille s’acharne à déchiffrer. (il s’empare de son visage à deux mains) Non !
GISÈLE — Je ne t’ai rien demandé aujourd’hui. J’ai lu et j’ai pensé à autre chose. Mais un jour, pourtant...
FABRICE (revenant à la terrasse) — Non !
GISÈLE (triomphante) — Je ne veux pas mourir autrement. J’ai beaucoup lu sur le sujet. Une minute d’étouffement. Je ne te demande rien d’autre que cette résistance à mes dernières ressources.
FABRICE — Tu ne mourras pas facilement.
GISÈLE — Tu redoutes de lutter avec moi !
FABRICE — Je ne veux lutter avec personne et surtout pas avec un corps qui se défend contre la mort.
GISÈLE — Qui se défend parce qu’il est impossible de croire qu’il se laissera faire. Il y aura une dernière minute d’effort contre la méthode, rien de plus.
FABRICE (observant la rue) — Encore des femmes ! Elles entrent dans sa peinture comme il finit par sortir de leur vie de passante. Il écrit des quatrains sur leurs mouchoirs et elles doutent de sa sincérité sans lutter contre la griserie de l’instant. (fort, vers le lit) Son sexe rayonne selon un principe que je n’ai pas pu même imaginer !
GISÈLE — Il n’y a jamais eu d’odeur dans ce que tu écris aux autres, sauf pour se plaindre des mauvaises et dire des platitudes à propos de la peau des femmes. Il donne le voyage à dos de ses parfums.
FABRICE — Hum !
J’en connais de plus forts mais c’est avec un autre
Qui se nourrit de l’air comme l’oiseau suspend
La géométrie de mon lit solitaire.
Rivière de l’éveil de mes propres nuits,
Je caresse le temps et l’attente m’étire
Comme un premier rayon dans le dernier miroir
Que tu n’as pas brisé à l’angle du regard.
Il donne le voyage à dos de ses parfums
Et tu fermes la porte à mes yeux voyageurs
De l’instant immobile. Et plus rien ne m’arrive.
GISÈLE — Il manque des rimes à ton dizain.
FABRICE — Il s’y connaît en rimes, lui ! Elles devraient le trouver ridicule. Au contraire, elles ne vérifient pas, elles approuvent, elles se concertent pour apprécier. Il compose les bouquets de sa cueillette sexuelle. Quelle volupté ! Et quelle leçon à l’homme qui tergiverse encore à quarante ans au lieu de déposséder enfin ces corps de leur pouvoir sacramentel. (il s’assoit sur la balustrade)
GISÈLE — Quelle tautologie ! Il est inépuisable, le compagnon de ma lenteur. L’ami de mon ralentissement !
FABRICE — Nous parlions de son odeur.
GISÈLE — Je parlais de ma capacité à la respirer sans chercher à comprendre.
FABRICE — On ne comprend pas sans au moins une seconde de résistance.
GISÈLE — Je n’y pensais plus. Tu me donnas cette leçon à Venise ou à Florence.
FABRICE — À Nice. D’ailleurs, ce n’était pas une leçon. J’éprouvais ta beauté d’adolescente.
GISÈLE — Robe déchirée ! (jouant) Mon collier de perles rares !
FABRICE (riant) — Les soubrettes à quatre pattes sur la mollesse d’un tapis quatre étoiles !
GISÈLE (dure) — Ton petit frémissement circulatoire.
FABRICE (dur) — Nous ne nous aimions pas. Nous préférions les voyages. (professoral) Je l’ai dit à ta fille : les voyages, d’accord, mais nous devons en parler d’abord. Notre expérience...
GISÈLE — Nos futilités.
FABRICE — La complexité de notre richesse résiduelle. Je lui en ai donné une idée en trois mots.
GISÈLE — J’imagine les mots.
FABRICE — Je ne me souviens pas des mots...
GISÈLE — Trois...
FABRICE — Mais sa réduction au silence m’a...
GISÈLE — ... donné du plaisir.
FABRICE — Exactement. (la rue) Quelle animation ! Il en est le centre et la périphérie. Ombre et lumière, cet homme venu d’on ne sait où.
GISÈLE — C’est son père qui venait d’on ne savait où. Sa mère...
FABRICE — J’oubliais ces détails d’une vie qui sut être la tienne dans les meilleurs moments de sa croissance.
GISÈLE — (Ode aux autres)
L’odeur d’un homme
qui a l’air d’un arbre
au bord du chemin
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
L’herbe du talus
glisse sur moi
comme si je commençais
à ne plus exister
que pour devenir
l’explication la plus probable
de cet instant
de bonheur
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
avec les hommes
qui conquièrent
inutilement
la perspective
Après l’herbe la terre
que la pluie
vient de trouer
Les mottes
entre les pattes des insectes
Et la fleur des racines
couchée d’ombre
et de réminiscences
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
J’aimais ce sommeil
comme on préfère
mourir
sans le savoir
Les autres ne posaient pas de questions
pas le temps
pas le temps
ou bien ce n’est pas l’heure
c’est la distance
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
L’arbre est un cerisier
en fleur
ou un châtaignier
à l’automne
ou encore le frêne
aux suées rouges
Les autres ne se retournaient pas
Ils bavardaient entre eux
et leurs conversations
ne me concernaient plus
Dans les branches
des peuples me guettaient
et je m’endormais
pour ne pas avoir
à m’expliquer
On n’explique rien
à ces rencontres
parallèles
des lendemains de fête
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
et je ne dors pas
pour rien
Quand ils viendront me chercher
ils me croiront morte
comme meurent les fleurs
arrachées pour un bouquet
et oubliées pour d’autres raisons
que je n’ai plus le temps
de donner à mon bonheur
Ils m’ajouteront aux détails
de leur aventure quotidienne
sans un regard pour l’arbre
sans se douter qu’un arbre
peut m’éloigner d’eux
comme l’horizon
les disperse
ou les dilue
je ne sais pas
je n’ai pas bien vu
je dormais presque
Les autres m’accompagnent
ou je suis leur fardeau
ou simplement une de plus
à ajouter aux travers
de l’existence
J’épouserai le châtelain
ou le notaire
rien n’est encore décidé
Les radiographies sont pleines d’espoir
Je peux enfanter
Je peux donner
On pourra me prendre
et me multiplier
comme le pain
des bouches
Les autres suivent les autres
Les autres sont devant
La vie est une vitre
qu’on brise
pour les appeler
— et pour expliquer le bris de la vitre
il ne reste plus
qu’à donner
le spectacle de son angoisse
avec des mots choisis
à fleur de leur langue
vernaculaire
L’odeur d’un homme
que je n’avais pas vu
changeait mes chemins
(un éclair dans le ciel)
FABRICE — Un éclair de chaleur ! (il tombe. Entrent les Érinyes.)
Scène VI
Gisèle, les Érinyes
ÉRINYE I — Bienveillantes, c’est fait. (elle se penche. On entend le grondement) Il regarde le ciel d’un air étonné.
GISÈLE — De l’orage ! En août ? Que vois-tu exactement ?
ÉRINYE II — Nous pouvons nous en aller.
ÉRINYE III — Ne doit-elle pas mourir elle aussi ?
ÉRINYE I — Il prononce les dernières paroles, seul dans le gazon. La terre est molle à cet endroit, bien irriguée. Mais la colonne ne résiste pas à une pareille chute.
ÉRINYE III — Je t’ai demandé, Bienveillante...
ÉRINYE II — Laisse-la ! Elle mesure la croissance du désir chez l’homme en proie à la fragmentation de son intégrité, de ce qu’il croyait être son intégrité.
ÉRINYE I — Ils y croient toute la vie. (main en porte-voix, vers le bas) Il est long, ce dernier soupir !
ÉRINYE III — Que dit-il ?
ÉRINYE I — Il l’appelle. La voix est tellement faible qu’il a conscience qu’elle ne l’entendra pas.
ÉRINYE III — Pauvre homme ! Jouet du temps, rien de plus.
ÉRINYE I — Et du hasard.
ÉRINYE II — C’était prévu mais avec une certaine dose de hasard, reconnaissons-le.
ÉRINYE I — Nous n’avons plus de prises sur ce monde. Nous obéissons à d’autres lois dont la clarté n’éclaire pas encore les textes qu’on inspire.
ÉRINYE III — Qui sommes-nous si nous avons changé ?
ÉRINYE II — Question aux murs qui nous entourent. Ne posez pas vos questions aux miroirs. Cachez vos yeux dans les draps.
GISÈLE — Tu ne réponds plus ?
ÉRINYE I — Il est seulement blessé. Avec un peu de chance, il survivra. Les conséquences d’une fracture de la colonne vertébrale sont imprévisibles dans les cinq premières minutes.
ÉRINYE II — Je ne sens pas l’écoulement de la moelle.
GISÈLE — C’est mon Ode aux autres qui te donne à réfléchir ?
ÉRINYE I — Je n’ai jamais supporté les femmes qui se prélassent dans un lit. Ce n’est pas l’endroit de la paresse !
ÉRINYE II — Celle-ci n’a pas choisi.
ÉRINYE I — Qu’elle choisisse le fauteuil ! Qu’elle prenne l’air !
ÉRINYE III — Inspire-lui l’air, o Bienveillante.
GISÈLE — Je veux me lever [...] Fabrice ? [...] Tu n’es pas drôle [...] Ces terrasses qui communiquent ! [...] Je ne peux pas me lever toute seule. Tu me contrains à cet aveu une fois par jour. C’est fait. Maintenant, aide-moi [...] Fabrice ? Ce n’est pas le moment. Je te promets de ne pas regarder dans la rue [...] Fabrice ?
ÉRINYE I — Aidons-la ! (elles se transforment en femmes de chambre)
GISÈLE (sucrée) — Oh ! Vous êtes si gentilles ! Il est donc sorti ?
ÉRINYE II — Si on veut. Oh ! Le fauteuil est plié !
GISÈLE (amusée) — Écartez les accoudoirs, d’un coup.
ÉRINYE II — Facile à dire !
ÉRINYE I — La réalité te donne le vertige à ce point ?
ÉRINYE II — Nous n’en avons pas une habitude tellement profonde, de la réalité ! Elle a dit : écartez.
ÉRINYE III — Les accoudoirs. À deux, peut-être.
ÉRINYE II — Si nous n’agissons plus ensemble, nous n’agissons pas.
ÉRINYE III — À trois alors !
GISÈLE (amusée) — Quel étrange dialogue ! Vous êtes maladroites !
ÉRINYE I — Nous n’avons pas l’habitude de servir.
GISÈLE — Il faut avoir servi pour servir, en effet. Le sang est d’une importance capitale pour la domesticité. Mon père nous enseignait la vérification systématique des curriculum vitae.
ÉRINYE II — Elle parle latin maintenant.
ÉRINYE III — Une langue que nous ne maîtrisons pas aussi facilement que celles que nous imitons quand est venu notre tour d’agir.
ÉRINYE I — D’être là plutôt. Je crois que nous avons réussi.
ÉRINYE III — Cela ressemble-t-il à un fauteuil, Madame ?
GISÈLE (légèrement outrée) — On ne vous demande pas ce genre de chose ! Couvrez mes jambes, je vous prie.
ÉRINYE I — Faisons ce qu’elle dit.
ÉRINYE III (à Gisèle) — Il s’en sortira.
ÉRINYE II — Nous sommes venues avec de mauvais renseignements.
ÉRINYE I — La porte à côté, peut-être. Quel est le numéro de cette chambre ?
GISÈLE — Vous ne connaissez pas l’étage ?
ÉRINYE I (imitant) — Nous ne connaissons pas l’étage !
ÉRINYE II — Chut ! Tu es folle. On va finir par se faire remarquer.
GISÈLE — C’est lui qui vous envoie. Vous êtes bien jolies. Il choisit avec une élégance ! (elles tirent le drap) Je suis indécente !
ÉRINYE I — Mais vous n’avez pas froid.
ÉRINYE II — Nous ne savons que faire.
GISÈLE (amusée tout de même) — Vous êtes un peu impertinentes, mes filles. Fermez bien ma chemise et donnez-moi un livre.
ÉRINYE III — Quel livre ? Il y a quatre livres.
GISÈLE — Celui qui est marqué !
ÉRINYE I (rapide) — Par une feuille séchée de ce chêne que je vous ai montré dans le parc...
GISÈLE (étonnée) — Comment savez vous ?... Oui, confidences sur l’oreiller. Je ne m’étonne plus de rien.
ÉRINYE III (amusée) — Il vaut mieux !
ÉRINYE II — Le pot est vide.
GISÈLE — Je vous en prie : n’évoquez pas ces détails devant moi.
ÉRINYE I — C’est ça : vidons et n’évoquons pas.
ÉRINYE III — Il est déjà vide !
ÉRINYE II (hilare) — Alors n’évoquons pas !
ÉRINYE I — Bienveillantes, nous nous égarons.
GISÈLE (manipulée) — Oh ! Mes fesses ! Mes genoux ! La douleur s’installe dans les membres fantômes !
ÉRINYE III — Pauvre femme !
GISÈLE — Je ne vous ai pas demandé de me plaindre !
ÉRINYE III — Ce que j’en disais...
GISÈLE — Il le sait, que je déteste la compassion.
ÉRINYE II — Pas de pitié pour soi-même ! C’est la règle.
GISÈLE — Vous êtes idiotes !
ÉRINYE I — Aïe ! Une insulte.
ÉRINYE III (consultant sa montre) — Il a dû passer.
ÉRINYE I — Finissons-en avec cette éclopée !
GISÈLE — Éclopée !
ÉRINYE III (poussant le fauteuil) — Roulez jeunesse !
GISÈLE — Vous êtes folles !
ÉRINYE I (regardant en bas) — Il ne bouge plus. Sa chute est passée inaperçue. Attendons le premier témoin.
ÉRINYE II — S’il s’arrête.
GISÈLE — Sa chute ? Fabrice ?
ÉRINYE I — De qui s’agirait-il ? Qui tombe quand c’est le moment de tomber ?
ÉRINYE II — Fabrice de Vermort, comte de Castelpu.
GISÈLE (effrayée) — Que se passe-t-il ?
ÉRINYE I — Il ne se passe jamais rien. Il s’est passé quelque chose et on n’y peut plus rien. Quant à ce qui va se passer, il faut le savoir pour en dire quelque chose.
ÉRINYE II — Elle veut dire que nous le savons.
GISÈLE — Je vous reconnais ! Vous jouiez ce soir avec...
ÉRINYE I — Le petit amant de quinze ans. Il n’y a vu que du feu.
ÉRINYE II — Son expérience de la scène est si sommaire qu’il ne distingue pas les vraies des fausses.
GISÈLE — Les vraies des fausses ? Je vous prie de cesser ce petit jeu.
ÉRINYE I — Non ! Cette fois, le jeu en vaut la chandelle. Nous avons agi dans une parfaite unité toutes les trois.
ÉRINYE III — On peut le dire !
ÉRINYE II —
Ne cachons rien maintenant
mais ne soulevons pas le voile
à la place de ceux qui restent
Personne n’arrive, personne
ne sait ce qui est caché
Il n’est pas encore temps
d’en parler et de savoir
ce qui va arriver
à ceux qui restent
à ceux qui existeront demain
ÉRINYE I —
Tu déchireras le voile
à la seconde précise
du bonheur
et le temps annoncera
la pluie
plutôt que le lendemain
la venue
d’un cousin
plutôt que le nombre
d’enfants
à concevoir
ÉRINYE III —
L’air est si léger
quand le vent s’arrête
comme s’il avait commencé
et que la pluie
n’avait existé
que dans la tourmente
ÉRINYE I —
Nous ne cacherons rien
mais nous n’aurons pas la parole
Les petits morts
de la journée qui court
au rythme des horloges
bouchent les petits trous
de la leçon d’histoire
où les vierges sont reines
et les rois géographes
Nous ne cacherons rien
à l’oreille, aux deux yeux
Mais vous ne verrez pas
Mais vous n’entendrez pas
Vous aurez la peau dure
et le nez insensible
à l’odeur de vos morts
Il y aura la langue
Pas d’hommes sans la langue
et pas de langue sans la femme
Mais la langue est obscure
Les chansons trop légères
et les enfants pas assez verts
pour mûrir d’expérience
comme les fruits des bois
qui jalousent l’oiseau
la possibilité
le moment favorable
la machine parfaite
et le plan de voyage
ce tracé de l’aubaine
tous les coups de crayon
de la pratique et de l’attente
ÉRINYE III (regardant la rue) — Le témoin !
ÉRINYE I — Il était temps ! Voyons !
ÉRINYE II — C’est bien lui !
ÉRINYE III — Nous en avons fini, Alecta !
ÉRINYE I — Pas si vite, les filles !
GISÈLE — Jolies petites comédiennes, vous vous donnez beaucoup de mal. Le spectacle de vos frimousses ne trompe personne mais le temps prend un autre temps quand vous agissez ainsi sur l’espace. Laissez-moi maintenant. Je vous sonnerai si j’ai besoin de vous.
ÉRINYE III — Elle n’a rien compris, Alecta.
ÉRINYE II — Elle ne comprendra jamais. Esprit trop étroit, vicié depuis la première enfance, j’ai vérifié.
ÉRINYE I — Il monte ! Il a compris. Attendons.
ÉRINYE II et III — Nous voici de nouveau où nous devons demeurer. Nos yeux ne changent pas le temps mais la goutte de sang qui nous anime nous rapproche de l’homme et de sa femme. Attendons comme si rien ne se passait.
(entre Omero)
Scène VII
Gisèle, les Érinyes, Omero
OMERO — Ma pauvre Gisèle !
GISÈLE — Pauvre ! (aux servantes) Laissez-nous, vous dis-je ! Je vous remercie.
OMERO — Je t’en prie, cesse de jouer avec ces transparences que personne ne trouve drôles ! Fabrice s’est cassé le cou.
GISÈLE — Pauvre ? Explique-toi ! (aux servantes) Sortez, vous dis-je ! (doucement) Mais vous écoutez !
OMERO — Gisèle ! Ce n’est vraiment pas le moment. Ils vont poser des questions. (à l’invisible) Sortez ! Qui que vous soyez.
GISÈLE — Tu me plains maintenant ? Nous avions convenu...
OMERO (rapide) — Le moment est mal choisi pour une mise au point. Fabrice est couché dans l’herbe, nuque brisée.
ÉRINYE III — La nuque, vous voyez, Alecta ! Il n’en a plus pour longtemps.
ÉRINYE I — Ce n’est plus notre affaire. Néron est vengé et la petite Aliz va se sentir beaucoup mieux à partir de demain.
ÉRINYE II — Sans Papa et sans Maman ?
OMERO — Tu as tellement l’air d’écouter ces personnages ! Mais je t’assure, mon amour, que ce n’est pas le moment. Ils voudront savoir ce qui s’est passé.
ÉRINYE I — Il est tombé.
GISÈLE — Il est tombé.
OMERO — Oui, mais dans quelles circonstances ? C’est ce qu’ils voudront savoir. Ils ne croiront pas facilement à un accident, encore moins à un suicide. Nous avons encore cinq minutes !
ÉRINYE I — Trois !
GISÈLE — Trois minutes. Pas plus. Je n’avais pas pensé à une chute. Je n’avais envisagé que la maladie. Tu imagines ?
OMERO — J’ai appelé une ambulance.
ÉRINYE II — Il se met à l’abri des foudres.
ÉRINYE I — Croit-il.
GISÈLE — Tu as d’abord pensé à toi, comme d’habitude. Que vais-je devenir ? Est-il mort ? Je ne suis pas morte, moi, dans l’accident qu’il a provoqué par orgueil.
ÉRINYE III (regardant dans la rue) — Elle a raison. Il n’est pas mort. Il parle à un garde civil. Je ne suis pas jalouse mais je voudrais bien savoir ce qu’il lui dit que l’autre écoute comme s’il n’y avait pas urgence. L’ambulance n’arrivera pas avant dix minutes.
GISÈLE — Dix minutes pour mourir. C’est ce que me donnait le pompier. Les étincelles envahissaient la nuit.
OMERO (impatient) — Que vas-tu leur dire ? Il est tombé ?
GISÈLE (aux Érinyes) — Il est tombé ?
LES ÉRINYES — Personne ne l’a poussé mais tout l’indique.
GISÈLE — Vous êtes de jolies petites tragédiennes maintenant. Mais je ne souffre plus. Qu’ils viennent ! Je les recevrais dans mon accoutrement de cul-de-jatte ! Admirez !
OMERO — Gisèle ! Vous ne voulez donc pas vous sauver ?
LES ÉRINYES — De quoi se sauve-t-il, lui ?
GISÈLE — Tu l’as poussé ? J’étais dans mon lit quand c’est arrivé. Elles en témoigneront.
OMERO — Elles ?
LES ÉRINYES (apparaissant à ses yeux) — Nous !
OMERO — Faiseuses de lits ! Je vous reconnais !
GISÈLE — Qui sont-elles si leur réalité ne te tourmente plus au point de ne pas les voir comme je les vois ?
OMERO — Qui croira des comédiennes en costume de servante ? Je t’assure que le moment est mal choisi pour la plaisanterie.
LES ÉRINYES — Plaisanterie ? La mort ? La vengeance ? La folie incurable ? Le point de non-retour ?
OMERO — Qui vous croira, petites folles ?
Scène VIII
Les mêmes, Ramírez
RAMIREZ (entrant) — Je les crois, moi, si elles le disent. (s’approchant d’Omero) Le garrot !
LES ÉRINYES — Il savait que ça arriverait un jour.
RAMIREZ (triomphant) — Je le savais. Encore que monsieur le Juge est souvent en désaccord avec mes thèses qu’il juge trop sommaires. Mais cette fois...
LES ÉRINYES — ... monsieur le Juge ne prendra pas le temps.
RAMIREZ (à Omero) — Expliquez-vous !
OMERO (insolent) — Honneur aux dames !
RAMIREZ — Vous ne sortirez pas d’ici avant de vous être expliqué.
OMERO — Vous êtes le seul à savoir ce qu’il vous a dit avant de mourir.
RAMIREZ — Il n’est pas mort. Il pourra répéter ce qu’il m’a dit croyant en effet qu’il n’en avait plus pour longtemps.
LES ÉRINYES — Il a dit (jouant) : O — ME — RO ! (elles rient)
Scène IX
Les mêmes, Aliz, le jeune homme
ALIZ (entrant avec le jeune homme) — Maman ! Je ne veux pas y croire ! Il est là, il ne bouge plus, il me regarde, il veut me dire quelque chose et...
LE JEUNE HOMME (affecté) — Elle n’a pas pu. Il n’exigeait rien d’elle.
RAMIREZ (à la terrasse) — Que personne ne l’approche ! Et deux hommes dans l’ambulance !
VOIX D’EN BAS (exaspérée) — Nous sommes deux, Chef !
RAMIREZ (très haut) — Faites ce que je vous dis, nom de Dieu !
LES ÉRINYES — Encore deux minutes. Peut-être plus si nous avons de la chance. Nous n’avons jamais eu de chance mais tout s’est toujours accompli.
GISÈLE (lasse) — Mes petites comédiennes, cessez de jouer. Viens, Aliz, sur mon cœur !
RAMIREZ (aux Érinyes) — Et donc, il l’a poussé ?
LES ÉRINYES (timides) — Oui, monsieur le Chef, poussé, comme ça...
OMERO — C’est une farce !
GISÈLE — Tu ne dormais pas quand c’est arrivé !
LE JEUNE HOMME (aux Érinyes) — Allez, les filles, on rentre.
RAMIREZ (péremptoire) — Le témoignage d’abord ! (à la terrasse) Montez-moi mon carnet !
VOIX D’EN BAS (même jeu) — Nous sommes deux, Chef !
RAMIREZ — Le carnet, nom de Dieu !
LE JEUNE HOMME (aux Érinyes) — Concertons-nous.
RAMIREZ — Pas question ! Sortez, jeune homme, mais pas plus loin que le couloir.
Scène X
Les mêmes, Garde civil
GARDE CIVIL (essoufflé) — On s’y presse, Chef ! Un monde fou !
RAMIREZ — On ne fait pas évacuer les témoins de notre probité. Avez-vous le carnet ?
GARDE CIVIL — Chef ! Nous sommes deux !
OMERO — Et puis vous serez seuls quand l’ambulance...
RAMIREZ (fort) — Chacun à sa place ! Vous, dans le couloir et ne fermez pas la porte entièrement ! Vous, préparez-vous à déposer et vous, à répondre à leur témoignage ! Madame voudra bien se retirer dans sa chambre ? Jeune homme ?
LE JEUNE HOMME (inquiet comme un étranger) — Oui, cheu... ché...
OMERO — Pas facile de jouer en présence du pivot de la réalité sociale !
RAMIREZ (au jeune homme) — Vous connaissez ces jeunes dames ?
LE JEUNE HOMME (se reprenant) — Je les emploie, monsieur.
OMERO (à la foule du couloir. On aperçoit Ochoa et l’Auteur) — Ne frémissez pas quand il fera son entrée ! (à Ramírez) Vous ne savez pas, Chef, comment on rate ses effets à cause d’un frémissement imprévu. (à tous) Il faudra bien qu’il arrive par le couloir ! Ils frémiront en se demandant ce qui va se passer et nous serons avertis trop tôt du coup de théâtre. Cette foule du couloir, Chef, va tout gâcher.
ALIZ (en larmes) — C’est trop horrible ! Ses derniers mots !
GISÈLE — Là, sur mon cœur, abandonne-toi.
LES ÉRINYES — Revenons à nos moutons !
RAMIREZ (commence à se perdre) — Moutons ?
OMERO — Rien à voir avec moi ! Il s’agit de monsieur le Comte.
RAMIREZ (à la terrasse) — Est-il mort ?
VOIX D’EN BAS — Je suis seul, Chef !
RAMIREZ (au garde civil) — Il n’a jamais vu un mort. Vous en avez vu, vous ?
GARDE CIVIL — Deux, Chef. Une grand-mère mangée par son chat et un cycliste aplati par un camion.
RAMIREZ (à la terrasse) — Vous voyez venir l’ambulance ?
VOIX D’EN BAS — Je suis seul, Chef !
OMERO — Voulez-vous que j’aille achever mon œuvre, Chef ?
RAMIREZ — C’est bien le moment de badiner ! (menaçant) Le garrot !
OMERO (grimace) — Vous êtes authentique, Chef, comme les plus grands.
RAMIREZ — Vous ne vous moquerez pas longtemps de moi, Pasteur !
GARDE CIVIL — Vous ne savez pas par quel bout commencer, Chef, comme d’habitude. Si nous étions plus nombreux...
RAMIREZ — Monsieur le Juge ne se dérangera pas si nous n’apportons pas un début de preuve.
GARDE CIVIL — Le témoignage de ces cocottes ne vaudra pas tripette à ses yeux, croyez-en mon expérience, Chef. Du temps de votre prédécesseur, on laissait le temps agir à la place de ces oiseaux de malheurs qui ont tout vu, tout entendu et même tout prévu.
RAMIREZ (à la terrasse) — Et l’ambulance ?
VOIX D’EN BAS — Je suis seul, Chef !
GARDE CIVIL — Même question, même réponse. Je l’aurais su, moi. Mais ils préfèrent toujours les études à l’expérience du terrain, en haut. Et nous revoilà dans une situation qu’on aurait mieux fait d’éviter. Les excuses ne manquent pas quand on sait ce qu’on veut.
LES ÉRINYES — Nous souhaitions une fin tragique ! On nous donne de la farce ! Qui s’est moqué de nous, en haut ?
(tout s’éteint)
GISÈLE crie dans le faisceau de lumière.
Rideau de fin