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Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre IX

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 Article publié le 6 février 2022.

oOo

Quinze heures ! On peut toujours remplacer l’attente par l’expectative. Ça m’arrive, mais sous l’effet de la colocaïne. Sinon j’attends. Et ce jour-là, j’attendais. Je suis sorti. Je ne suis pas « allé » au travail. Je n’y vais jamais. Ce n’est pas que je sois à l’abri du besoin. Loin s’en faut. C’est Juliette qui « va » au travail. Et la plupart du temps au bout du monde. Je ne l’attends pas. Elle revient et on recommence. Avec Erik qui sait la remettre sur les rails de l’emploi du temps. Cette année-là, tandis que les élections suprêmes approchaient sur les écrans et dans les rues, et même sur les visages, j’ai moi aussi voulu « aller » au bout du monde. Pas pour travailler. Pour voir ce que ça fait. J’ai commencé par la Méditerranée. Ils organisent tout. On arrive seul et on en repart seul. J’« allais » peut-être vivre quelque chose que j’attendais presque joyeusement. C’était une bonne idée, d’après Juliette. La première qui ne l’empêcha pas de penser à autre chose en compagnie de son espèce de domestique amoureux et platonique. On sait maintenant comment ça s’est terminé. Et alors que je croyais revenir pour attendre sans espoir de retour, j’ai coulé avec un bateau et un tas de gens où j’avais cru trouver mes prochains personnages. Quel cynisme ! Et j’ai sauvé Élise en croyant récupérer la comtesse pour une autre aventure. Pourquoi dit-elle le contraire à qui veut l’entendre. Et qu’est-ce que c’était cette histoire de deux adresses de résidence à une rue près ? Après tout, c’était une énigme comme une autre. Point de personnage sans au moins une énigme à la clé et sans personnage : pas de roman. Or, j’avais bien l’intention d’en écrire un. Le roman avec Juliette, je l’ai déjà écrit. Refusé par une poignée d’éditeurs qui en ont marre de toujours publier les mêmes conneries où le couple trouve les raisons de sa séparation ou de son malheur. Élise avait apprécié mes érections et mes petits tétons tout excités par les effets annexes de la colocaïne sur mon cerveau. C’est la substance à la mode. On en trouve partout, même dans le tiroir de la table de chevet de Juliette qui n’en mesure plus la consommation. Je suis plus circonspect. C’est ma nature, je crois. J’attends que ça s’arrête. Je rêve ma mort en fusillé. Je me vois percé, le dos arraché et la poitrine à peine saignante. Mais le rêve me prive de la petite minute de conscience qui explique ma soumission à la sentence. Je meurs d’un coup, en me réveillant, assoiffé et tremblant comme une feuille d’automne. Je n’ai jamais su à quel arbre j’appartiens. Je sais à peine comment je suis né. Je n’ai pas le courage du suicide.

Bref, je déambulais dans l’attente de rencontrer dans son bureau cet inspecteur Frank Chercos dont l’existence m’avait été signalée par Frankie. Je pouvais me l’imaginer en attendant, mais moi aussi j’en ai marre d’imaginer des flics qui finissent tous par se ressembler parce qu’au fond l’objet de leur recherche n’est que la vérité. J’ai cessé de penser à lui en me voyant dans une vitrine, habillé en jeune mariée pour l’occasion. J’aurais pris le même temps avec une robe de communiante ou un costume d’Halloween. Il m’arrive rarement de confronter mon reflet avec la couverture d’un roman à succès. Mais ça m’arrive. Et j’en conçois quelquefois de l’amertume, ce genre de maussaderie qui se construit dans le ragot et l’envie qui va avec. Où « aller » quand on sait qu’on est attendu à une heure si précise et si impérative qu’on en devient l’esclave rêvant de domesticité ?

« Ça vous plaît… ?

— Je suis bien jeune pour avoir une fille en âge de convoler en si justes noces…

— Moi aussi ça me plaît.

— Il est vrai que Juliette et moi avons renoncé à nous marier… Et puis si nous l’avions fait, elle n’aurait pas accepté de porter une pareille création de l’imagerie populaire. Je préfère le deuil.

— Oh ! Vous n’êtes pas gentil !

— C’est dans le deuil que le peuple est divin.

— Moi aussi j’écris ! »

Je ne sais pas si quelqu’un était là, avec moi, devant la vitrine. Les habitants de ces rues endormies même au cœur de la journée devaient être occupés à ranger leur vaisselle. Dure est l’attente que personne n’accompagne pour au moins guider les pas de l’aveugle qui risque la solitude. Je me fais la conversation, mais pas par ennui. On ne sait jamais : l’idée est peut-être, enfin ! la bonne.

Deux heures à tuer au lieu d’être tué. Je me hâtais maintenant, dans l’autre direction, celle des rues où le domestique et le petit commerçant exercent leur sommeil de pacotille. C’était là qu’Élise habitait, si toutefois elle ne m’avait pas menti sur son identité ni sur ses résidences. C’était un bon début de roman, même si la suite, et surtout la fin, échappaient pour l’instant à mon esprit d’aventure pas loin de chez soi. Dire qu’on revenait de loin, elle et moi. Et que si elle n’avait pas porté une perruque, je serais revenu avec une comtesse pleine aux as. À quoi tient le lendemain ! À un cheveu, m’aurait soufflé Frankie.

La première rue indiquée sur le carton que m’avait remis Élise était étrangement étroite et limitée à quelques portes d’un côté, car de l’autre un mur affichait une enfilade de réclames théâtrales et autrement culturelles. J’entrai dans les territoires du peuple par sa seule porte. J’en parcourus rapidement la longueur jusqu’à un croisement où elle s’éteignait sur un chantier, lequel semblait se limiter à un trou. Un ouvrier était assis au bord et mangeait dans un carton encore tiède, comme si j’y étais. Je le saluai. Il me rendit un salut sans curiosité. Il avait l’œil dans son spectacle. Je pivotai sur mes talons et reprit la même longueur dans l’autre sens. J’avisai la porte du logis où créchait celle que j’avais définitivement réduite à un personnage porteur de mon angoisse malgré ses petites épaules de menteuse. Comment se venge-t-on de ceux qu’on n’a pas inventés ? Je montai. L’escalier du deuxième étage était condamné par des palettes ficelées entre elles. L’écriteau indiquait que les travaux prendraient bientôt fin. On voyait la cage de l’ascenseur dans les déchirures d’une bâche. Il y avait eu un accident.

Sur le palier où je me trouvais, un couloir pénétrait une ombre infinie. J’ai toujours préféré le non finito au sfumato. La minuterie grésillait mais rien ne s’allumait. Je suis tombé sur le bon numéro peut-être par hasard. J’ai frappé, d’abord prudemment, des fois que ça finisse mal, puis presque énergiquement, sans transition. La porte a laissé échapper des rayons de poussière, puis le silence est revenu. Élise était absente. J’en eu confirmation :

« Si c’est Élise que vous cherchez, monsieur l’Huissier, elle est aux courses.

— Élise joue !

— Ça l’amuse pas plus que moi ! Mais faut bien s’entretenir, non ? »

La porte ouverte l’instant de cette conversation s’est refermée. Son paillasson s’est éteint. Encore de la poussière. J’étais aux anges : Élise ne m’avait pas menti. Mais alors, qu’en était-il de la deuxième adresse ? Je consultai ma montre : encore plus d’une heure à tuer. Il fallait tenir compte de l’éloignement progressif que ma curiosité de romancier augmentait malicieusement : mais le chemin inverse est toujours plus rapidement parcouru. Il semble qu’à l’« aller », on se laisse retarder par de petites curiosités, quelquefois même imperceptibles. Je serais à l’heure. De nouveau dans la rue, je m’enquis auprès de l’ouvrier. Il ne vit aucun inconvénient à me renseigner. D’après lui, j’y étais « presque ». Il avait fini de manger. Il fumait maintenant. Il me regarda m’éloigner ou m’abandonna à mon sort de passant aux habits du dimanche.

Je ne rencontrai aucune épicerie ni gargote. Pas une trace d’Élise en vadrouille alimentaire. Personne non plus. Les effets de la colocaïne sont pervers : elle agit souvent à retardement, surtout en cas de surdosage. De même, l’irradié se confronte au fantôme qui marche avec lui avant de pousser son dernier cri. Je ne me méfie jamais assez, d’autant que Juliette ne sait pas acheter. Je saurai si j’en avais les moyens. Mais je ne les ai pas. Je me limite à la taper avec un certain art de la discrétion et même de la dissimulation. Il y a longtemps qu’elle a franchi la zone où l’esprit est encore en alerte. Cela m’arrivera tôt ou tard.

La rue en question n’était pas plus accueillante, mais pas de chantier pour égailler les trous. Des soupiraux exhalaient leur haleine d’ancien charbon. Les toiles d’araignées ont cette odeur. Je m’attends toujours à les traverser avant de plonger dans ce noir. Le numéro donné par Élise existait. Je fis un effort de mémoire et me rendis compte qu’en réalité j’étais exactement de l’autre côté du pâté de maison dont j’avais atteint le premier étage pour m’entendre dire qu’Élise jouait aux petits chevaux avec sa patience de retardataire. C’était le même immeuble, mais avec une autre porte d’entrée. Je la poussai. L’ombre agitait de sinistres clartés. Qu’est-ce que j’« allais » pouvoir faire de ce matériau si Élise n’apparaissait pas enfin ? Je perdais peut-être mon temps, comme je vous le fais certainement gaspiller en ce moment. Mais j’attendais, vous comprenez ? Cette histoire d’un enfant dans le ventre d’Hélène « allait » me rendre fou. Et l’inspecteur Frank Chercos voulait en savoir plus sur la mort d’Alfred Tulipe, en tout cas plus que ce que vous savez vous-même. C’est peut-être lui qui « va » faire avancer ce roman de l’attente et de l’oubli. Je sens que ça va être lui !

Je grattai la surface boutonneuse de la porte. J’y collai une oreille inquiète. Pas de réponse. On allait sans doute me dire qu’Élise était « aux courses ». Et cette fois je me renseignerais sur la situation de cette épicerie par rapport à l’endroit où je me trouvais. Mais le silence m’imposa d’autres hypothèses et je redescendis l’escalier sans chercher à explorer les étages supérieurs. La rue me sembla étrangement ensoleillée. On ne s’y promenait pas. On ne la traversait pas pour « aller » ailleurs. J’étais plus seul maintenant qu’au moment de quitter Juliette tout à l’heure. Tout ça pour rien. Mais je ne le savais pas encore : j’ignorais presque tout de l’attente que les circonstances « allaient » seringuer dans mon triste et solitaire organisme en proie aux démons de l’écriture. Comme j’étais loin des préoccupations du moment ! Une affiche en cachait une autre. Ces visages sereins qui promettent l’avenir aux foutus d’avance de la solitude ! Au fond, ce n’est pas l’attente qui nous tue inexorablement ; la prévision est autre : tout s’achève dans la plus brève des solitudes, celle qui ne nous laisse pas le temps d’en penser quelque chose.

Je me revis dans la même vitrine. J’étais revenu sur mes pas. Sans Élise, alors que j’avais prévu de l’interroger sur les circonstances du voyage qui pour moi s’était terminé dans l’erreur de casting. À cause d’une perruque alors que la comtesse n’en portait pas : son crâne ancestral était couvert d’assez de cheveux pour lui autoriser la teinture. Certes, Frank Chercos, dont je ne savais rien sinon qu’il m’attendait, se ficherait de savoir ce qui m’était arrivé, matière qu’il chasserait des marges de son rapport au profit de faits qu’il finirait par mettre en lumière si l’invention n’y suffisait pas. Frankie m’attendait devant la porte du commissariat. Il épongeait un front boursoufflé de gouttes froides. Je n’étreignis pas cette main. Il s’en servit pour pousser la porte crasseuse. J’étais à l’heure. Il s’en félicitait. À l’intérieur, l’air était saturé de murmures et de glissements de pieds à la surface d’un plancher qui ne cachait pas son âge. Les visages, les uns comme les autres, appartenaient à un autre monde, mais quoique j’envisage au moment d’entrer dans un de ces ailleurs que j’exclus de mes mystifications érotiques et inspirées, l’attente qui vient de me presser comme un citron laisse la place à l’irréversibilité du poteau d’exécution. Frankie revint avec un type de son espèce qui ânonnait alors qu’il avait les bras chargés d’un bout de papier où, je le savais, figurait mon nom. L’un et l’autre se renvoyaient la balle avec laquelle j’« allais » jouer, comme on va le lire au chapitre suivant, avec une attente autrement signifiante que celle que je venais d’offrir à leur curiosité de larbin, car j’étais en train de leur raconter ce que je viens d’écrire dans le présent chapitre. Bref, l’inspecteur Frank Chercos, d’habitude si ponctuel et même précis comme un scalpel, affectait leur attente domestique d’un « léger retard ».

« Si ça vous fait rien d’attendre… dit Frankie en échangeant quelques gouttes avec moi.

— Si vous voulez bien signer là… dit son collègue non sans rechigner à me prêter sa plume.

— Ils tuent les journalistes maintenant, dit Frankie.

— Bientôt ce sera les flics, ajoute le collègue qui lorgne le stylo.

— J’en ai marre de vivre comme ça, dit Frankie.

— On en a tous marre.

— On se demande à quoi on sert… »

Le siège était déjà tiède.

 

 

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