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Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre XIII

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 Article publié le 27 février 2022.

oOo

Faites la liste des malheurs qui, depuis toujours, frappent l’homme pour lui compliquer l’existence et les finances qui vont avec. Et maintenant mettez un nom en face de chacune de ces calamités d’ailleurs le plus souvent accompagnées des raisons de faire l’amour ou de s’en passer. Vous possédez alors le catalogue des vagues qui ont léché le rivage pour y laisser les cadavres de la Littérature. Ça sent l’écume et le coquillage. Et ça donne envie de partir. Il n’y a pas loin de la plage aux premiers fonds où les navires en partance trempent leurs quilles turgescentes. C’était comme ça que j’avais vu les choses avant de m’embarquer dans cette histoire.

Je ne pouvais pas en parler à ce flic qui pratique le hors-bord. Il venait d’épuiser ma capacité à comprendre les autres. Sa théorie était tellement logique que je n’y avais même pas pensé moi-même. Il écrivait peut-être… Des tas de gens écrivent. La plupart d’entre nous écrivons en nous mettant simplement dans la peau d’un des écrivains de la liste en question. On a tous construit ce répertoire bien rangé. Et on y a déniché les racines de nos choix. J’avais tellement envie d’écrire que je n’écrivais rien. Enfin, j’imagine que c’était la raison de ma stérilité constante et même fidèle. C’est sans doute cette espèce de néant qui m’a inspiré l’idée d’entreprendre un voyage, moi qui n’avais jamais été plus loin que chez moi.

Le choix du sujet se présentait donc sous la forme d’une liste d’auteurs en regard de malheurs correspondant à autant de créneaux littéraires — littéraire dans le sens éditorial du terme, of course. Mais je n’avais pas l’intention de me livrer pieds et poings liés au jugement moral ou esthétique du lecteur toujours enclin à l’identification. Rien ne m’écœurait plus et mieux que cette idée d’un étranger, même foratesro, qui se met dans la tête que lui et moi partageons les mêmes aspects du malheur universel. On finirait par coucher avec les mêmes femmes. Ou par pratiquer la sodomie réciproque. Je n’aime pas les autres à ce point. Ce flic pouvait comprendre ça.

Pour l’heure, il attendait que l’avocat désigné d’office ramène sa fraise et sa souda. J’avais la permission de fumer les mêmes cigarettes car il venait de se réapprovisionner. Il n’était pas chiche, je lui reconnaissais cette qualité. J’ai toujours eu en horreur les égoïstes. D’ailleurs je me fais toujours avoir parce que je ne sais pas être jaloux ni hypocrite. Comment voulez-vous défendre votre égoïsme si vous n’avez pas acquis ces moyens de défense ? Et à quel prix ?

Nous ne parlions plus. Chercos tapotait la surface de son bureau en divers endroits, peut-être pas par hasard. J’essayais d’en savoir plus sur ce qui était sans doute une manie de l’attente. Il tapota aussi plusieurs fois le téléphone pour l’inciter à le mettre en relation avec n’importe qui d’assez malin pour savoir ce qui expliquait le retard de l’avocat. J’avais besoin d’en avoir un, d’après lui. Le mieux était d’attendre, mais si on devait attendre longtemps, alors j’attendrais dans une autre pièce parce qu’il avait un tas de choses à faire qui ne me concernaient pas. Son réveil de voyage était remonté, mais il s’en assura plusieurs fois en tentant de tourner la clé. Et chaque fois, il contracta ses lèvres sèches au contact de dents qui avaient l’habitude de mordre la langue pour l’empêcher de parler. On ne peut pas écrire dans ces conditions. On ne doit pas s’empêcher de tout dire si c’est écrire qui nous tient le plus à cœur. Ce type n’écrivait pas et il était même capable de prendre un texte destiné à la littérature pour un rapport utile aux besoins de l’enquête.

Il se leva enfin. Je m’apprêtai à renouer avec les menottes, mais il ouvrit la fenêtre et se mit à demander des nouvelles de l’avocat. On était au rez-de-chaussée et on pouvait voir les guidons des vélos alignés sous un préau. Il referma la fenêtre et se réinstalla sur son fauteuil. Il alluma une cigarette sans m’en offrir une.

« L’avocat est là, dit-il sans autre affectation. On va pouvoir avancer… »

 

*

 

Et qui c’est-y que je vois entrer dans ce bureau sordide si c’est pas ce Roger Russel qui s’était présenté à moi comme le conseil des parents d’Hélène ! Et pour exiger de moi que je l’épouse pour la bonne et seule raison qu’elle attendait un enfant de moi. Autrement dit, on changeait de sujet : il n’était plus question de l’assassinat d’Alfred Tulipe mais du viol de cette adolescente en avance sur son temps. Or, il m’avait promis un arrangement. Il en avait même un tout prêt. Et non seulement il était prêt, mais je n’avais pas le choix. Et ce choix impliquait que je me sépare de Juliette qui était à la fois l’amour de ma vie et mon assurance sociale. Je n’ai pas pu me lever de ma chaise pour dire bonjour. Et même que j’ai ressenti de la colère. Comme un besoin de me calmer en usant sans discernement de la violence « tant verbale que physique ». Mais j’étais paralysé : cet avocat ne venait pas m’assister dans mon malheur aux portes des Assises ; il se parjurait !

Chercos prit le temps de quitter son fauteuil. Il n’oublia pas le paquet de cigarettes et l’empocha, estimant que l’avocat fumait lui aussi et qu’il avait le sens du partage.

« Je vous laisse cinq minutes, pas plus, dit-il en sortant. Je suis pas chien. »

On l’entendit aboyer dans le couloir, puis ses pas piétinèrent lourdement le tapis d’un plancher conçu pour l’accueil et l’attente, autrement dit l’angoisse. Je n’avais pas bougé, les mains crispées sur les bords de ma chaise comme si j’étais assis dans un engin de guerre en pleine action. Roger Russel souriait. Il aurait fait une parfaite victime mais, comme je l’ai déjà dit, je n’ai jamais tué personne.

« Rassurez-vous, monsieur Magloire, dit-il sans prendre place dans le fauteuil de Chercos qui était pourtant le seul moyen de le faire. Je ne suis pas là pour ce que vous savez… J’ai été désigné d’office. Et quand j’ai lu votre nom, je suis tombé de ma chaise… »

Il jeta un regard circulaire dans la pièce, constatant après moi que s’il prétendait s’asseoir, il n’avait pas d’autre choix que d’occuper le fauteuil de Chercos. Mes mains étreignaient le plastique humide de la chaise qui me retenait de compliquer la situation par des paroles ou des actes insensés. Roger Russel s’appuya sur mon épaule pour hisser son cul à la hauteur du bureau, mais il y avait là-dessus un tas de choses qui l’en empêchait. Il s’y prenait mal. N’importe qui d’un peu sensé se serait d’abord appliqué à pousser ces objets assez loin pour ménager une surface égale à celle de son fessier, mais ce type était pressé et je n’aimais pas ça. Quel intérêt avait-il à me défendre contre l’accusation d’assassinat qui pesait sur moi ? Les parents d’Hélène n’avaient-ils pas imaginé que je ferais un beau-fils idéal ?

« Je suis un peu embarrassé… » commença Russel.

Il sortit un paquet de cigarettes de sa manche et le secoua comme un jeu de cartes. Mais une seule clope apparut. Il la porta à ses lèvres et aspira avant même de craquer une allumette. Il était embarrassé et ça se voyait. De quoi j’avais l’air, moi… ?

« Il est évident, monsieur Magloire, que si vous êtes un assassin… Vous voyez ce que je veux dire… ?

— Je ne pourrai pas épouser Hélène… »

Je réfléchissais sans cesser de parler. Réfléchir à autre chose.

« Si ce n’était que ça… dit Russel. Il y a aussi cet enfant. D’ailleurs, s’il n’y avait pas d’enfant, on n’en serait pas là, n’est-ce pas ?

— Je comprends qu’elle ne veuille pas de l’enfant d’un assassin. Seulement voilà : je ne suis pas un assassin. Tout ceci est une plaisanterie de mauvais goût et si je tenais le salopard qui me joue ce tour… ah !

— Calmez-vous ! »

C’était la voix de Chercos. Depuis mon arrivée dans ce bouge judiciaire, il avait craint la crise de nerf. J’avais une tête à la perdre pour un oui pour un non. Il ne referma pas la porte. Derrière lui, le tapis exhibait une pliure, à l’endroit même où il s’était élancé. Mais j’étais calme. Roger Russel ne l’était pas. Il était venu ici dans la seule intention de me compliquer l’existence. Un avortement s’imposait.

« On va reprendre les choses depuis le début, conseilla Chercos en reprenant place dans son fauteuil.

— Depuis le début ! »

Je n’avais aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. On ne m’avait pas déshabillé, mais ma montre s’était arrêtée. Je ne sais pas pourquoi j’écris ça maintenant… Quel rapport entre ma nudité et le temps ? C’est exactement ce que je me disais tandis que l’avocat signait un papier que Chercos récupéra après y avoir jeté un rapide coup d’œil de professionnel à qui on ne la fait pas. Il m’offrit une cigarette.

« Je suis pourtant passé devant le bureau de tabac, dis-je en me penchant inévitablement sur les menottes. Mais je n’ai pas pensé que…

— On ne sait jamais combien de temps ça va durer, avoua Chercos en actionnant cette fois un gros briquet qui avait peut-être servi de projectile dans une autre histoire.

— Vous êtes maintenant en garde à vue, » fit Roger Russel.

Il était toujours à la recherche visuelle d’un moyen de poser ses fesses. Chercos n’avait rien prévu pour ça et maintenant qu’il occupait sa place derrière le bureau, il n’était plus question que l’avocat s’y prélasse. Je pouvais céder ma place, mais l’idée m’apparut d’emblée comme incongrue. Le manque de salive me privait de parole.

« Si vous voulez pisser, dit Chercos qui manœuvrait encore le briquet, c’est dans le couloir, au fond à gauche… Demandez au fonctionnaire de faction…

— Et pas de bêtise, fit l’avocat. Vous en avez déjà fait assez comme ça. »

Il y avait en effet un couloir, un tapis, un fonctionnaire et des portes. J’entrai tout seul dans un cabinet qui sentait le printemps. S’il était plus sage que je me suicidasse, le moment était bien choisi. Mais tout en urinant dans la faïence blanc immaculé je me disais que ma situation n’était pas aussi grave ni aussi compliquée qu’elle paraissait à première vue : je n’avais pas tué Alfred Tulipe et je n’avais pas l’intention d’épouser Hélène dans le cas où mon innocence serait reconnue. Je n’avais qu’une bonne chose à faire : m’expliquer. Je ne l’avais pas violée non plus. Faut pas exagérer !

« Vous avez fini… ? »

C’était le flic qui s’impatientait. Il tenait la porte entrouverte. J’avais rarement eu l’occasion d’observer une pareille tête d’abruti, mais il est vrai que je ne m’étais jamais trouvé dans une pareille situation. J’avais désormais les moyens d’en écrire quelque chose de véridique. Mais j’anticipais un peu vite, car le bonhomme avait lui aussi envie de pisser. Il me bouscula un peu en riant et tout en se dirigeant vers les urinoirs, il me fit cette remarque idoine :

« C’est que nous aussi on a des besoins, nom de Dieu ! »

Preuve que les flics peuvent avoir de l’humour et qu’il est temps de le partager.

 

*

 

J’étais toujours habillé et assis et ça m’étonnait un peu parce que dans une de mes histoires policières, le gardé à vue était non seulement debout mais aussi complètement à poil. J’avais omis l’avocat par manque d’expérience personnelle. Ah ! s’il fallait réécrire tout ce qu’on a mal conçu ! Mais ce n’était pas le moment de s’en plaindre. Chercos voulait m’arracher des aveux, car il savait que j’avais tué Alfred Tulipe et comment je m’y étais pris pour tenter de tromper les autorités, et Roger Russel venait de me signifier que la promesse de passer sous silence le viol d’Hélène ne tenait plus devant la réalité qui faisait de moi un assassin. Alors non seulement Hélène ne pouvait pas épouser un criminel mais il fallait songer à l’avenir de ce « pauvre enfant dont il était à prévoir qu’il ne pourrait pas vivre avec un pareil fardeau. » Juliette ne sortirait plus jamais du cachot mental où, tout le monde me le reprocherait, surtout aux Assises, je l’avais enfermée avec une cruauté rare et aucun repentir en perspective. Un criminel ordinaire, quoi…

L’église du coin sonna midi. Ensemble, le flic et l’avocat exécutèrent un saut à pieds joints qui les réunit près de la porte. Je compris que c’était l’heure. Voilà comment j’entrais dans leur logique de gardiens des bonnes mœurs et du patrimoine. Les menottes scintillaient dans un rayon zénithal. J’en avais mal aux poignets. Mais je demeurai assis, vaguement saisi d’un tremblement qui des jambes remontait lentement à l’intérieur où je conservais jalousement mes organes vitaux.

« C’est l’heure de bouffer, plaisanta Chercos. Chacun sa peau ! »

L’avocat éclata de rire, m’invitant à le suivre. Sa main s’encastra sous mon aisselle. J’avais le bras à l’équerre, toujours assis parce que je redoutais d’avoir à passer le temps du repas dans une cellule peut-être capitonnée. Mais il me rassura :

« On va à la cafette… Ça vous dit… ? »

Je ne savais pas que ça se passait comme ça, sinon je me serais montré plus proche de leurs préoccupations professionnelles. Je n’avais pas vraiment faim. Et puis je n’avais pas un sou en poche.

« C’est gratos pour le personnel, » précisa Chercos avec des accents syndicalistes.

Et il ajouta en sortant dans le couloir :

« Vous êtes de la maison, maintenant, monsieur Labastos ! »

Pris à part, un flic sent l’après-rasage, mais en troupeau organisé, c’est le cuir mal tanné qui détermine l’ambiance. Je me suis retrouvé pris en sandwich entre Roger Russel qui avait hâte de vider un bon verre et Frank Chercos qui avait oublié ses cigarettes sur son bureau, à l’endroit exact où j’avais reposé le paquet. Je me sentis un peu coupable. Que voulez-vous… Dans ce genre de situation, on n’est plus ce qu’on a été et on devient ce qu’on sera désormais. Je redoutais le pire. Nous prîmes place à l’écart de la ramade, tout contre une baie vitrée qui offrait le spectacle de la pluie tombant sur les toitures des autos. On n’entendait pas les bruits du dehors. Il devait y en avoir des tas, surtout la pluie qui se montrait rageuse par intermittence. Le vent secouait des branches sans oiseaux. Je me demandais où ils pouvaient bien se cacher, ceux-là. C’était une triste journée.

« Comme je disais, grogna Chercos à l’adresse de Russel, il y a des trous dans le récit que monsieur nous a fait…

— Je ne vous ai fait aucun récit !...

— Vous en avez remis le manuscrit contre émargement…

— Mais c’est un projet de roman… commençai-je comme si j’avais l’habitude de publier.

— Vous n’y dites pas tout, monsieur Labastos… reconnut l’avocat qui sifflait comme un merle dans un cerisier.

— Ça ne prouve rien ! » éructai-je, parfaitement conscient que je commençais à tenir le langage du coupable qui sombre dans le mépris de l’enquêteur plus malin que lui.

Chercos avait l’air soucieux du flic qui sait que ça ne va pas être facile. Il ne pouvait pas compter sur moi pour que je me remisse au travail d’écriture. Il n’était pas question de boucher les trous. Avec quoi, d’ailleurs ? Je ne lui posai pas la question, de peur qu’il y répondît. Il avait aussi l’air malin. Roger Russel devait le connaître mieux que moi. Il en était à siffler mon berlingot de pinard fait maison. Pourquoi lui avais-je répondu que je ne buvais pas ? Par défi… Est-ce qu’on défie son propre avocat sur un terrain aussi dangereux… ?

« Je prétends pas être écrivain, dit Chercos en suçant un os. Mais enfin… vous devez bien le savoir et vous en plaindre, monsieur Magloire… tout le monde écrit…

— Le marché du polar ne s’est jamais aussi bien porté, ajouta l’avocat qui lorgnait les distributeurs de boissons. Une vente sur cinq, monsieur l’inspecteur ! Vous vous rendez compte… ?

— C’est justement ce que j’étais en train de me dire… À mon avis… mais ce n’est que celui d’un modeste fonctionnaire au service de la sécurité de tout le monde… à mon avis monsieur Magloire n’a pas l’intention d’en écrire un…

— Écrire un polar ! m’écriai-je comme si on menaçait de me planter une épine dans le pied. Vous n’y pensez pas !

— Si que j’y pense ! fit Chercos qui n’écoutait plus que lui. C’est pour ça que je vous ai fait venir… Russel est d’accord avec moi : vous n’êtes pas taillé pour écrire un bon polar.

— Mais, ajouta l’avocat, vous avez du talent… On veut juste vous aider…

— Le reste, dit Chercos sans mesurer la brutalité de son propos, on s’en fout ! »

À ce moment de notre relation in progress, Roger Russel n’écoutait plus. Il avait rougi comme le fer dans la forge et il n’allait pas tarder à virer au blanc. Il n’arrivait plus à soulever sa fourchette. Quelque chose sortait de sa bouche, mais ce n’était pas des mots. Chercos se pencha sur son assiette pour me demander mon avis. Qu’est-ce qui est publiable de nos jours ? Il devait l’ignorer autant que moi. Et pourtant, il offrait un visage plein de confiance dans l’avenir. Il en avait marre d’être flic, me confia-t-il. Des années perdues, gâchées, irremplaçables.

« Vous ne connaîtrez jamais ça, vous… gémit-il. Vous avez bien manœuvré pour ne pas tomber dans le traquenard du gagne-pain. Je ne vous le reproche pas. Ah ! si j’avais pu en faire autant… ! Mais faut avoir la vocation. Et ne pas rater le coche ! Alors on a eu cette idée, Roger et moi… »

Roger n’était plus là. Son steak saignait abondamment. Il tentait de soulever son verre, mais c’était trop tard. Frank reconnut qu’il allait toujours trop vite. On finissait par ne plus rien comprendre. Il perdait beaucoup de procès. Je frémis :

« Alors cette histoire d’Hélène enceinte de mes œuvres… c’est du bidon aussi… ?

— Pas que je sache, non. »

J’étais bien avancé. La pluie s’acharnait sur les autos. Toujours en silence. On ne l’entendait même pas s’écraser en grosses gouttes laiteuses de l’autre côté de la vitre. C’était fou comme histoire ! Et c’était la mienne maintenant. Comment en parler à Juliette sans mettre les doigts dans sa blessure ?

« Bien sûr, dit Chercos, si vous ne voulez pas nous aider, on trouvera une autre solution…

— Mais ce serait du plagiat ! Vous ne pouvez pas…

— Si ! On peut ! » bava Roger sans prévenir.

Il n’était pas en état d’invoquer le droit, mais il avait l’air sûr de son fait. Frank approuvait. Il connaissait le droit lui aussi. Un avantage que les deux lascars avaient sur moi. Je n’y connaissais rien non plus en médecine psychiatrique. Je devais le reconnaître.

« Vous êtes coincé, dit Frank sans le moindre signe de rigolade.

— Mais c’est du chantage ! Personne ne croira…

— On a tout vérifié en détail, fit Roger comme si l’évocation des conditions juridiques du moment le tirait de son rêve éthylique.

— De A à Z, » confirma Frank.

J’étais victime d’un bizu. On fêtait à leur manière mon entrée dans le monde fermé de la culpabilité. Ah ! J’en avais des choses à me reprocher ! Mais je n’avais jamais entrepris de mettre de l’ordre dans ce fatras. Je vivais avec comme on a l’habitude de la présence d’une poubelle dans la cuisine. On a rarement l’occasion de situer cette poubelle chez le voisin. Peut-être même que ça n’arrive jamais. Il était temps d’en rire, mais l’afflux d’uniformes et de regard soupçonneux me la coupa. Je n’ai jamais pu me marrer franchement sans cette excitation venue des profondeurs de l’être. Il y a des situations qui vous réduisent comme le mauvais linge qu’il ne fallait pas laver. Voilà comment on n’entre plus dans ses propres habits. Et pourquoi on en change si souvent, ce qui ne pimente jamais l’existence ; au contraire, elle finit par se ressembler. Et sans miroir.

« Qu’est-ce que vous en pensez… ? dit Frank qui pouvait encore parler.

— Ne dites rien qui pourrait se retourner contre vous… conseilla Roger avec le plus grand sérieux.

— Faut choisir… » prévint Frank.

Qu’est-ce qu’il savait de ma culpabilité ? Qu’est-ce que vous en savez vous-même, monsieur ? J’étais au fond du trou, cogitant comme jamais, l’anus au ras du slip comme qui entre pour la première fois dans la cellule qui va lui servir de demeure pendant des années. C’était nouveau pour moi. Je n’y avais jamais pensé. Mais j’avais cet espoir fou d’être sur le point de me réveiller, même dans la peau de la vermine que j’étais.

 

 

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