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Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre XVI

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 Article publié le 13 mars 2022.

oOo

« La nuit allait tomber sur le désert. J’étais debout sur la roche. Et j’admirais le vol circulaire d’un aigle qui pouvait bien être plutôt un condor. Je ne savais pas comment ni pourquoi je me trouvais dans cet endroit que j’aimais comme si j’y étais né, que mon sang y trouvait sa raison d’être ce qu’il est, et que j’étais venu chercher le sens de mon existence. J’étais seul ou je me croyais seul. Personne pour témoigner d’une ascendance liée d’une manière ou d’une autre à cette terre brûlée par le soleil et ravagée par la froideur intense de ses nuits. Soudain, je me sentis observé, presque violé. L’aigle plongeait maintenant. Il allait disparaître, pour un temps impossible à déterminer, dans une vallée étroite et obscure où la nuit œuvrait déjà. J’ai tourné la tête et mes yeux ont rencontré un autre regard : l’aigle a crié en entrant dans l’ombre. J’ai de nouveau scruté cette nuit. Puis, tournant la tête pour revoir les yeux qui m’observaient depuis toujours peut-être, j’ai constaté avec amertume qu’ils avaient disparu avec leur créature. Pourquoi la peur m’a-t-elle envahi ? Homme ou animal ? Mort ou vivant ? Indien ? Arabe ? Noir ? Je n’avais pas eu le temps de voir ce qui m’avait pourtant été offert, pensais-je, par cet aigle maintenant lui aussi disparu à jamais, car c’était ma dernière nuit : j’en avais décidé ainsi, harassé par l’existence et ses personnages familiers et historiques.

— Vous n’êtes pourtant pas mort…

— Je pourrais l’être… »

Voilà le genre de conversation que j’entretenais avec Frank Chercos à travers la vitre de la cellule de dégrisement. Je n’avais pas quitté le quartier. Ni assisté à l’inhumation de Juliette qui avait eu lieu dans sa terre d’origine. Cette page m’était arrachée. Je commençais à en oublier le contenu, incapable d’en écrire un seul mot qui m’eût inspiré toute la séquence romanesque ou poétique, je n’en saurais jamais rien. Dehors, personne ne m’invitait à partager son propre malheur. Je me suis battu avec une cloche qui se réclamait de la schizophrénie. Son chien décousit une jambe de mon pantalon. Et quand Élise m’ouvrit sa porte, elle ne put s’empêcher de constater que je n’avais pas changé depuis qu’elle m’avait, selon elle, sorti des eaux glaciales de l’Adriatique. Je courus me réchauffer contre le poêle qui ronronnait comme un chat dans un angle du salon ou de la cuisine. Élise crut que je venais pour faire l’amour, mais elle avait des « copies » à corriger, ce qui l’occuperait peut-être toute la nuit. Je proposai alors d’aller coucher dans son autre logis. Il était occupé !

« Mais c’est qui… ? » m’écriai-je sans mesurer ma force.

Elle grimaça sans résister et son bras sembla se nouer dans son dos.

« Je t’ai raconté des histoires, Julien… Je ne suis pas celle que tu crois…

— C’est qui, l’autre… ?

— Si je te dis que c’est ma sœur jumelle…

— …je ne te croirais pas !

— Et si je te dis que je suis la comtesse… ?

— Vous vous foutez tous de ma gueule ! Je sors d’une cellule et d’une conversation avec un représentant de l’autorité…

— Tu es… dessoulé ?

— Ils m’ont injecté un excitant et ma pensée va plus vite que mon esprit maintenant ! Donne-moi la clé ! »

Elle me l’a donnée. Dans la rue étroite et noire, je me suis cru avec l’aigle et comme lui, je savais que je ne m’en sortirais pas si cette nuit avait une fin. C’est comme ça qu’on se met à courir après le jour, après la lumière et je ne sais pas quoi encore qui sent son dieu ou sa matière primitive. Je montai sans rencontrer personne. L’appartement était vide. Élise m’avait menti. Il fallait que je me mette ça dans la tête : Élise ment chaque fois qu’elle s’interpose entre moi et la réalité de ce monde en expansion. Pourquoi avait-elle plongé du canot dans cette eau où je cherchais la rousse chevelure de la comtesse ? Et pourquoi s’était-elle coiffée de cette trompeuse perruque ? Il n’y avait pas là de quoi romancer, avait reconnu Frank Chercos qui avait entrouvert la porte pour que je me sentisse moins seul.

 

*

 

À l’époque dont je vous parle juste après vous avoir raconté la fin provisoire de mon existence et l’attente que m’imposait la présence d’un fils qui finirait par me jeter dehors (Hélène m’aimait trop pour ça), la question de l’assassinat d’Alfred Tulipe n’était pas encore résolue. Le pouvoir judiciaire et ses sbires s’activaient à proximité de ma propre version des faits. Mais maintenant que j’avais perdu Juliette et l’existence qu’elle offrait à mes loisirs de dilettante, je n’avais plus personne à qui en parler sans provoquer l’hilarité ou l’impatience. Élise ne venait plus dans l’appartement qu’elle m’avait cédé pour ne pas encombrer sa vie professionnelle. Je la croisais de temps en temps à l’épicerie où elle me ravitaillait sans pinailler comme le font les amis quand ils ont perdu patience et qu’ils ne parviennent pas à en rire. Au contraire, sachant à la fois ce qui convenait à ma constitution et à mes goûts, elle s’appliquait à parfaire les effets de mes ingurgitations de telle manière que j’embellissais aux yeux de tout le monde, y compris de Frank Chercos qui commençait à penser que je n’étais que le témoin du meurtre d’Alfred Tulipe. Je ne sais pas d’où il tirait cette nouvelle théorie, mais enfin : je passai du statut de soupçonné à celui de témoin que quelque chose ou quelqu’un empêche de parler. Frank Chercos profitait de mes fréquents D.T. pour entretenir avec moi une conversation approfondie sur les tenants et les aboutissants de cette croisière en Méditerranée qui m’avait inspiré le viol d’une mineure en âge de procréer. Donc, malgré le changement de statut qui affectait ma condition de guignard, les choses n’étaient absolument pas sur le chemin d’une simplification toujours bienvenue quand l’instruction commence à se fatiguer et même à en avoir marre. Certes vous savez maintenant, grâce aux exigences de la composition, que j’ai fini par épouser Hélène, par conséquent avec le consentement de ses parents, les Surgères, lequel consentement était conditionné par mon innocence définitive dans l’affaire qui m’opposait à Alfred Tulipe bien malgré moi. Vous savez aussi que le fils était un nabot de la pire espèce, de celle qui attend son heure pour faire payer sa disgrâce à celui que la science familiale désignait comme le seul responsable. Et en attendant de prendre la porte du château, j’avais joui d’un bonheur sans limites, me livrant à cette formidable activité de l’esprit et du cœur qui consiste à écrire un roman et même plusieurs si le génie n’y voit pas d’inconvénient. Il faut donc bien que j’ajoute quelques explications à cette attente joyeuse.

Heureusement qu’Élise avait deux appartements ! Vous avez sans doute considéré ce détail comme un excès de maniérisme et vous en avez conclu que je n’en tirerai rien du point de vue romanesque. Vous avez maintenant la preuve du contraire.

La générosité d’Élise (avait-elle quelque chose à se faire pardonner une fois là-haut ?) m’avait sauvé de la rue. Élise, c’était ma nouvelle Juliette. Mais Hélène veillait au grain. Je ne la voyais plus. Les Surgères attendaient les conclusions définitives de l’instruction, lesquelles tardaient à venir car, si j’étais témoin du meurtre d’Alfred Tulipe, je n’avais toujours pas témoigné. Chercos me harcelait, profitant, comme je l’ai dit, de mes excès de joie pour m’enfermer avec lui dans son commissariat. Il était tellement obsédé par cette affaire (mais pourquoi… ?) qu’il lui arrivait de m’offrir à boire et même de partager s’il en restait. Jamais je n’avais fumé autant. Je rentrais chez moi au petit matin, les poches pleines d’aiguilles d’injection. Élise n’en croyait pas ses yeux, mais elle ne posa aucune question à l’autorité indiscutable que l’inspecteur représentait à ses yeux. N’était-elle pas elle-même une autorité en matière d’éducation de l’enfance et de la jeunesse ? Je crois même qu’elle donnait des leçons aux adultes. J’en ai croisé quelques-uns dans l’escalier, y compris dans le mien, car d’anciens élèves revenaient une fois passés les effets du savoir qu’elle leur avait inculqué. C’est comme ça que j’ai revu Pedro Phile.

« Vous vous connaissez… ? s’étonna Élise qui, ce jour-là, me rendait visite.

— Je sais tout ! » plaisanta Pedro en lui pinçant la joue.

Ils n’entrèrent pas et redescendirent dans la rue où, de ma fenêtre, je les vis s’amuser tout en se dirigeant vers le logis d’Élise, car c’était là et seulement là à qu’elle donnait ses leçons de rattrapage. Cette part d’obscurité, voire de secret, accroissait ou aiguisait ma solitude. J’éjaculais sur les vitres en croyant renifler l’anus de la belle Hélène.

 

*

 

Tant que je ne témoignais pas dans l’affaire Tulipe, je demeurais sous le coup du soupçon et les Surgères refusaient de signer l’émancipation d’Hélène. Et comme je ne parvenais pas à l’approcher pour en discuter avec elle, je parlais aux murs entre les fenêtres. Qu’il soit bien clair aujourd’hui que je ne désirais pas l’épouser ni me trouver responsable de l’existence d’un être vivant qui ne me devrait que la moitié de sa raison. En cédant à la pression exercée par Chercos sur mes fragilités mentales, je sombrais dans le mariage et la paternité, sans compter le passage obligé par des noces dont le rituel à la fois républicain et catholique (quel paradoxe et quelle mystification !) me serait imposé sans concession. Mais résistant, non sans l’apport des substances idoines, à l’aveu qui me brûlait la langue que je n’ai pas toujours bien pendue, je me tenais à distance d’un destin que je ne souhaitais à personne de ma race. Chercos le savait. Il en usait des arguments tous plus grotesques les uns que les autres. Il en arriva à me promettre une place de roi dans la cour des auteurs en vue. Il connaissait, m’affirma-t-il, du beau monde. Et catholique avec ça !

« Vous finirez bien par céder, menaça-t-il un soir de cuite particulièrement sévère. Sinon je reviens à la première hypothèse…

— Mais je n’ai pas tué Alfred Tulipe !

— Alors vous savez qui l’a tué ! »

Il était qui, cet Alfred Tulipe, pour mériter un traitement digne d’un commandeur des Arts et Lettres ? J’interrogeai Pedro Phile qui me répondit, sans cesser de s’occuper de mon verre :

« Pure fiction de policier… Ce Chercos vous mène en bateau. N’avons-nous pas aimé, vous et moi, la même femme… ?

— Je ne vois pas le rapport… Juliette avait dix ans ! Et moi douze…

— Et alors… ? »

Le visage de Pedro se transforma en masque d’un pervers de Fritz Lang. J’en eus le sang glacé jusqu’aux os. Je pouvais mentir à Chercos et témoigner contre Pedro Phile, mais il ne pouvait pas figurer sur la liste des passagers du Temibile. Était-il à Brindisi quand nous y accostâmes ? Les flics italiens pouvaient renseigner Chercos et du même coup je le serais moi aussi : s’il y était, à lui de se justifier face à mon témoignage ; et s’il n’y était pas, on trouverait bien quelqu’un qui lui ressemblât. Mais à quoi bon toutes ces complications si elle se concluaient avec Hélène, un enfant et ces Surgères que je ne connaissais même pas ? Élise, qui lisait dans mes yeux, prévint son ami Pedro qu’il fallait cesser de m’ennuyer avec ces « histoires à dormir debout ». Pedro s’agaça :

« Il n’en reste pas moins qu’Alfred Tulipe a été assassiné et que tout le reste est suspendu au témoignage de monsieur… ! »

Je sortis. Je ne me souviens pas si c’était l’anniversaire d’Élise ou si je m’attendais à autre chose de moins festif. Je rentrai. C’est dans cet appartement que j’ai commencé à haïr la solitude. Je l’avais tant aimée. Du temps où je ne savais rien d’elle. Ou pas grand-chose. Maintenant, j’en souffrais. Je me rendis à l’évidence : je n’aimais plus personne. Et pas question de m’amouracher, sous prétexte d’honneur et de devoir, une fois lavé de tout soupçon, d’une morveuse qui n’avait su faire qu’un enfant au lieu de se transformer en fontaine éternelle. J’étais piégé, que je me tusse ou que je parlasse.

 

*

 

« Et l’aigle, dit Chercos, vous l’avez revu… ?

— L’aigle… ? Je n’ai jamais…

— Je vous ai apporté une capsule auto-injectable… »

Pourquoi ne pas fuir ? Là-bas. Mais avec quel pognon ? Chaque fois que je me projette dans l’avenir, j’interroge le pognon que je n’ai pas parce que je n’en gagne pas. Je ne travaille pas pour le gagner sous prétexte d’œuvrer à autre chose. Il me manque. Travailler, voler, tenter sa chance… Tout ce que je ne veux ni ne sais faire. Sans Élise ni Chercos, je me mettrais quoi dans l’estomac et dans les veines ? Et maintenant Pedro Phile prétendait une nouvelle fois se débarrasser de moi. Juliette avait dix ans. Comment pourrais-je oublier qu’il me l’a enlevée ? Plus tard, alors que nous avions décidé de partager l’existence, elle me confessa qu’elle avait passé du bon temps avec lui. Ce n’était pas cher payer, ces caresses innocentes, en échange d’un amour comme elle n’en avait plus connu. Je savais qu’elle correspondait avec lui. Je reconnaissais encore son écriture sur les enveloppes. De quel roman entretenait-il cette relation où l’enfance n’avait plus cours ? Elle m’avait invité à en parler, je ne sais toujours pas pour quelles raisons autrement inavouables. Qu’est-ce que je foutais là, le cul toujours entre deux chaises, jusqu’à ce qu’on me jette dehors ? Élise aussi finirait par me jeter à la rue, une autre de préférence. Et alors je témoignerais et j’épouserais Hélène avec ce que cela impliquait d’enfant, de famille et de château aux oubliettes peuplées de vieux squelettes eux-mêmes perdus dans le temps qui ne commence pas et qui s’achève pourtant.

« Vous ne saurez jamais de qui il s’agissait, me dit Chercos dans l’entrebâillement de la porte. Ça peut être n’importe qui… À quelle race appartenait Alfred Tulipe… ? Décrivez-moi son visage. Il est flou sur les photos du dossier. Forcément, ne publiant pas, il ne connaissait pas la célébrité qui multiplie ses créatures en autant d’exemples à suivre…

— J’étais en Amérique…

— Qu’est-ce qui vous le fait penser, Julien… ? Alors c’était un Indien ? Alfred Tulipe vous faisait penser à un Indien ? Vous n’avez jamais vu d’Indien de votre vie ! À part au cinéma et à la télé.

— Il était noir, Alfred Tulipe. Il suffisait de le regarder pour…

— C’est toujours bon à savoir… Je prends note ! »

On a passé comme ça de longues nuits à attendre que le jour reconnaisse sa dette. Au petit matin, à l’heure prévue par le règlement, et suite aux informations que débitait une imprimante branchée sur le système, je retournais dans la rue, j’évitais de m’y attarder alors que le pain y insufflait ses saveurs bourgeoises, et je montais chez moi. À force de me répéter, je ne haïssais plus la solitude, j’en avais peur.

 

*

 

Ainsi, je m’acheminais lentement vers les épousailles prévues par la sagesse des uns et des autres. Personne ne doutait de ma faiblesse. Chacun savait que je finirais par avouer. Le criminel comme le témoin agit sous les principes secrets de sa conscience. Dites ce que vous savez avant de vous taire. Et disparaissez avec ceux qui vous aiment.

Je n’avais aucune envie de me retrouver dehors, sans un sou et en compagnie de la lie qui donne un sens au bonheur. Élise donnait des signes d’impatience. Je savais de quoi elle souffrait. Ou mieux dit : je savais que je la faisais souffrir : son autre appartement, celui que j’occupais en principe de façon provisoire, lui manquait. Manquait à son équilibre. On ne vit pas longtemps sur un pied. On finit par poser l’autre et alors on s’aperçoit qu’on ne sait plus marcher. Pedro n’était pas venu pour l’aider comme elle le croyait naïvement. Il profitait de ma solitude pour m’atteindre. Je savais bien qu’il me reprochait la mort de Juliette. Allait-il me la faire payer ? Qu’avait donc payé Alfred Tulipe en mourant assassiné ?

Sur le trottoir de l’épicerie, Élise procéda au transfert des victuailles de son cabazo à mon filet. J’ai compris, au vu d’une abondance qui n’avait pas de précédent, que c’était la dernière fois. Devais-je revenir chez moi  ? Ou m’abandonner au hasard des rues, dans un autre quartier si c’était possible, me disait son regard malgré tout apitoyé. Elle me mettait le couteau sous la gorge et me condamnait à l’errance pour un temps que je n’avais pas les moyens de mesurer, mais qui me détruirait encore un peu. C’est comme ça que je m’en vais. Et cette matière est perdue à jamais. La vie est l’antithèse de l’expansion qui a pris la place de Dieu dans nos esprits joyeux et pressés.

« Je n’ai pas dit au revoir à Pedro… prétextai-je.

— Il est retourné chez lui… Je n’ai plus besoin de toute cette nourriture… Je serai toujours chez moi, si tu as besoin de quelque chose… Comprends-moi…

— J’ai toujours pensé que j’étais le seul être compréhensible… Les autres me paraissent si hermétiques…

— Tu ne les aimes pas, mon Julien… Ne reviens pas souvent… Pedro m’a rendu si malheureuse…

— Le salaud ! Si je le tenais !...

— Ce n’est pas la solution, Julien… Il y aura d’autres croisières, tu verras…

— Avec quel pognon, nom de Dieu ! »

Je ne sais pas si on s’est embrassé. L’épicier m’a regardé comme s’il ne m’avait jamais vu, des fois que moi aussi je fasse du mal à sa cliente fidèle et bien foutue. Élise s’est éloignée, balançant son panier d’alfa comme s’il ne contenait rien, ce qui était possible parce que mon filet s’apprêtait à craquer. Je ne suis pas retourné chez moi. Je pouvais prévoir de passer la nuit chez Frank Chercos, en cellule. Mais avec quel pognon me biturer ? J’avais épuisé ma réserve de coloc. Au fond de ma poche, des dizaines de capsules, toutes vides. Je ne pouvais même pas envisager de les lécher. Je m’y étais déjà appliqué. Pourquoi conserver ces souvenirs s’ils ne contiennent plus rien. Je n’en tenais pas la comptabilité. Et pourtant, je n’avais plus que ça à faire de mes dix doigts : les compter jusqu’à recommencer à zéro faute de pognon.

 

*

 

Un soir d’hiver, j’étais sous un pont ou autre chose quand qui c’est qui s’est amené, et en minijupe malgré un froid de chien à coucher dedans, si c’est pas Hélène qu’une seconde plus tôt je me serais pas imaginée aussi près de moi. Je me suis tout de suite mis à bander. Le type qui était avec moi pour me tenir chaud s’est vexé mais dès qu’il a vu qu’il n’y était pour rien, il a sifflé d’admiration. Il a tout de suite compris qu’elle ne venait pas pour lui et il est allé se coucher plus loin dans la broussaille, la queue à l’air taquinée par les gouttes d’un crachin glacial. Je ne sais pas combien de temps ça a duré mais l’éjaculation m’a occupé jusqu’à ce que l’hallucination s’éteigne comme l’écran de la télé un soir d’orage. Le type, qui était toujours collé contre moi, me demanda si ça m’arrivait souvent pendant mon sommeil… Oui, oui, il avait sifflé, d’admiration, mais il n’avait rien vu.

« Tu devrais refermer les yeux, me conseilla-t-il. Des fois ça marche.

— J’aurais mieux fait d’aller délirer devant la porte de Chercos…

— Il est pas de nuit… Je me suis renseigné… Il faut dire que tu prends toute la place… Tu laisses rien aux autres… Mais moi je te comprends… J’ai passé l’âge de pas comprendre ce qui arrive quand on a tout perdu… Tu bandes bien et en plus, tu gicles comme un ado… »

Le voilà parti pour un discours. Il n’avait rien à raconter. Mon hallucination tombait à pic. Je le laissai délirer à son aise. Il était chaud et le ronronnement de ses poumons me berçait. Je n’avais froid qu’aux pieds, qui habitaient dehors parce que je dépassais mon compagnon de plusieurs têtes. Je ne savais pas alors que l’avenir me réservait un autre nain. Si ce n’était pas Hélène, qui était-elle ?

« Ça n’arrive jamais, se plaignit mon compagnon qui nasillait dans mon oreille. Ou alors elles sont laides et crasseuses. Parle-moi encore d’Hélène. J’aime tes sonnets, Juju ! »

Qu’est-ce que j’aurais aimé qu’elle soit là à la place de ce nabot qui me servait de bouillotte ! Pendant que je récitais un de mes sonnets, la Lune s’est installée sur les fils, comme un oiseau. Tu parles si ça n’a pas duré ! L’autre s’est endormi avant qu’elle se transforme en reflet sur l’eau de la rivière. Ce n’était pas le désir qui me harcelait. J’en avais marre du désir et de ses inventions bonnes pour se jeter à l’eau. J’avais peur, pas même enclin à haïr ce qui me blessait aussi profondément. Des éclairs de lucidité traversaient mon esprit comme des feux follets. Je me voyais comme dans un miroir aux alouettes. J’avais connu ça dans mon enfance, tapi dans les sillons gelés et écoutant les halètements du chien. Le chasseur avait l’air d’un automate. Il y avait d’autres chasseurs. Je les connaissais tous. Il fallait que je me souvienne de ça : je connaissais tout le monde autour de moi. Et chacun savait ce que je valais. À la chasse comme dans la broussaille de la rive saturé de moustiques. Mais tout ceci se passait à la campagne, à une époque où je ne rêvais pas d’écrire et de donner des leçons à la république et à ses temples. Ce soir-là, je couchais dehors parce que Chercos était en vacances dans le Sud. Il ne m’avait même pas prévenu. Il s’était envolé comme une garce qui papillonne où ça lui chante. C’est Frankie qui m’avait informé, mais il ne pouvait pas prendre la responsabilité de m’enfermer pour la nuit, même pour de bonnes raisons. Il ne travaillait jamais la nuit, à cause de sa vue. Dès que la nuit tombait, il n’en voyait plus les chats, même gris. Et ça l’amusait tellement que je suis sorti pour penser à autre chose. Des jours que je ne fichais plus rien. On n’a pas encore inventé la connexion gratuite, sinon je me serais branché avec l’espoir de provoquer un court-circuit !

 

*

 

 Je ne sais même plus si ce que je vais raconter maintenant (le séjour chez les Surgères) relève du délire ou de l’invention romanesque. Chercos était « aux skis » et mon cerveau se refroidissait un peu plus chaque nuit. Le jour, je m’alimentais sous les étalages. Je n’aurais pas aimé me faire attraper. Il y a une grosse différence entre passer une nuit en cellule de dégrisement et coucher et bouffer en prison jusqu’à en avoir marre. Et puis si Chercos cherchait à me dégriser, je n’avais rien commis sur la personne de mon ennemi, en admettant que j’en eusse rencontré un dans la journée ou en fin de soirée. Ce type se documentait et en même temps il me rendait un service d’ami. Mais en partant sans crier gare à la solitude, il m’avait en quelque sorte trahi. Je lui en voulais, quoi. Et je n’en parlais à personne, de peur de provoquer le destin. Chaque jour, sur le coup de midi, je passais devant le commissariat. Frankie veillait à la porte, sans cérémonie. Je crois même qu’il accueillait les gens, sans distinction de race ni de casier. Je lui faisais un brin de causette. Il voyait bien que j’étais trop lucide pour être moi-même. Je lui inspirais de la compassion. Ça se lisait dans son regard, celui qu’il partageait aussi avec sa jeune épouse une fois accomplis les rites de l’ordre et de la paix. Je ne l’enviais pas, le plaignant peut-être, mais je n’ai pas l’habitude de me mêler de ce qui ne me regarde pas. J’étais sur le point de changer de trottoir. Si je n’épousais pas Hélène comme elle le désirait, j’allais finir dans la rigole comme mon aïeul. J’en avais trop entendu sur le sujet pour ne pas finalement céder à la demande. J’aurais préféré céder à la tentation, mais on a toujours le choix. Et c’est ce que j’ai fait : j’ai choisi. C’est Chercos qui allait sauter de joie en l’apprenant. Même sur ses dangereux skis alpins. Allez donc savoir qui j’ai trahi cette fois…

 

 

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