Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre XX - Annexes (L’eau)

[E-mail]
 Article publié le 10 avril 2022.

oOo

1

« Nous ferions bien de quitter les lieux si on ne veut pas y passer la nuit… Elle tombe en ce moment même… Le ciel en est rouge comme… »

Qui parlait ? Je ne m’en souviens plus. Le silence, c’est-à-dire l’absence de conversations et de bruits liés aux verres et aux coussins, nous environnait depuis une bonne heure. La pluie nous avait réduits à cette tranquillité crispée. Elle était tombée (la pluie) en trombes d’une violence inouïe pour qui ne connaît pas les charmes de la campagne aussi familièrement qu’il est nécessaire si on ne veut pas passer pour un étranger à toute sensation véritablement issue de la seule nature. Nous venions justement d’évoquer quelques faits en relation avec ses accidents imprévisibles sauf pour celui qui travaille la terre et ses gens avec l’obstination et l’intransigeance de l’héritier. Nous avions ri de quelques-unes de mes saillies, mais Hélène était déjà à la fenêtre, qu’elle tenait obstinément fermée malgré les bouffées de chaleur qui nous humidifiaient. L’orage n’a pas tardé à obscurcir ce qui restait de ciel et toutes les fenêtres, dont les volets étaient ouverts, se sont mises à jouer avec la fragilité de leur constitution. Plusieurs volets se libérèrent de leurs loquets. Le vent en profita pour s’acharner sur leur sensible faculté de pivoter à 180 degrés. Il devenait imprudent d’ouvrir une fenêtre pour y remédier. Personne ne proposa de sortir et de fouler les plates bandes déjà harassées de gouttes dures et vicieuses. Le toit nous écrasait maintenant de sonorités menaçantes. Ceux qui se tenaient encore debout finirent par prendre place sur les coussins disposés autour de la table basse où circulaient les boissons et les cendres. Nous étions pris au piège.

Pourtant, le ciel s’ouvrit comme un drap se déchire et le soleil illumina nos visages inquiets jusqu’au mutisme. Même les verres se limitaient aux lèvres. Nous attendîmes quelques minutes dans cette disposition presque théâtrale, comme si nous étions devenus le spectacle du jour. Et quelqu’un, je ne sais plus qui, proposa de revenir au château par le plus court chemin. Mais le connaissais-je moi-même ? J’interrogeais Hélène du regard.

« Si jamais l’eau monte jusqu’ici, nous monterons dans la mezzanine, dit-elle. Elle a été conçue pour ça… en cas d’inondation…

— Et les meubles… ?

— Tant pis pour eux ! »

Elle avait l’air presque joyeux, comme si elle se préparait à nous entretenir dans l’angoisse jusqu’au lendemain. Chacun put goûter à sa propre vision des choses, le front collé au carreau ou se tenant à distance mais sur la pointe des pieds. Roger Russel posa son verre et commença à réunir tout ce qui pouvait « prendre l’eau », cigarettes et biscuits salés, exemplaires de nos ouvrages, feuillets extraits du journal, notes prises sur le vif… Il rassembla ces objets dans un plateau que Chico Chica élevait au-dessus de sa tête. Frank Chercos, pipe aux dents, les observait en souriant, plié au fond d’un assemblage de coussins tous plus tendres les uns que les autres. Le péril à venir ni la perspective d’une nuit au milieu des eaux ne semblaient pas l’inquiéter outre mesure. J’étais assis contre la cuisse minuscule de Chiquita, avec Quentin sur les genoux. Hélène, de sa fenêtre, me foudroyait avec une insistance qui ne passait pas inaperçue.

« Il est trop tard en effet, constata Frank Chercos sans toutefois s’approcher d’une fenêtre pour vérifier la pertinence de son propos.

— Le pont est dans l’eau à présent, dit Hélène qui connaissait les particularités des lieux depuis l’enfance. Nous n’atteindrons pas le château sans le pont.

— La prudence nous recommande de ne pas bouger d’ici, fit Chercos en plongeant un index dans le culot de sa pipe. Quitte à nous serrer sur la mezzanine…

— Il n’y a qu’un lit là-haut, dis-je comme si je savais de quoi je parlais. Quentin y dormira…

— Je veux pas dormir ! »

C’était clair : ce sous-produit d’une généalogie incertaine comptait bien m’imposer ses caprices de noctambule. J’aurais de quoi m’occuper toute la nuit pendant que les autres s’emploieraient à se divertir avec les moyens du bord. D’autres trombes étaient attendues, sans certitude toutefois car l’endroit se situait en dehors des réseaux. Et le nabot s’acharnait sur un écran qui refusait de satisfaire son désir de communiquer avec le reste de l’humanité. Il finirait par balancer cet objet de la modernité prise en défaut de connexion dans la cheminée qui hurlait déjà car Roger en maintenait le volet complètement ouvert. Il avait pris le soin d’entrouvrir la porte non sans en avoir ajusté le loquet. Il semblait posséder une saine habitude des lieux, mais cette hypothèse ne fit que traverser mon esprit déjà en proie à d’autres soupçons plus à ma portée.

« L’eau est dans l’allée, dit Hélène toujours tranquille comme si ce qui devait arriver arriverait de toute façon. Dans moins d’une heure… »

Roger redescendit l’échelle de meunier qui donnait accès à la mezzanine. Arrivé à mi-hauteur, il jeta un regard circonspect sur la table peuplée de verres maintenant vides. Un disque liquide scintillait encore. Il (Roger) toucha le sol. Son pied droit tâta le tapis.

« Il faudra aussi monter le tapis, suggéra-t-il.

— C’est ce que nous faisons toujours, dit Hélène toujours inaccessible. Nous ne pouvons tout de même pas nous passer de tapis à cause de… de…

— Il y en a plusieurs ? » demanda Chico Chica.

Il souleva un angle d’un beau tapis persan et constata que j’avais le coup de balai clandestin. Il me lança une œillade complice. Je me demandais s’il était en couple avec Chiquita ou si leur proximité n’était qu’un numéro de cirque. Le ciel s’obscurcit de nouveau. Cette fois, il prit la couleur du plomb, classique et prévisible comme tout ce qui l’est. Ce n’était pas la nuit. Dehors, l’ombre se laissait explorer si c’était ce qu’on désirait. Je n’ai jamais eu d’autres rapport avec l’ombre. Mais la perspective de l’eau me privait du plaisir inhérent à cette pratique particulière de la solitude.

« Le rideau va se lever, » murmurai-je comme si je soufflais dans l’oreille d’un complice les derniers détails à ne pas négliger si la représentation en était une.

Incertitude de celui qui ne joue pas et se situe entre le spectateur et son comédien. Je désignais la mezzanine du menton :

« Nous jouerons là-haut, sans doute…

— Rien n’est jamais certain avec le temps, philosopha Roger qui préparait une plaidoirie sans en laisser deviner le bénéficiaire.

— Nous avons souvent joué là-haut, n’est-ce pas, Hélène… ? »

Elle ne répondit pas. Elle ne répond jamais aux questions qui exigent une réponse sur l’immédiat en jeu. Frank Chercos se servit un verre et agita la bouteille pour signifier qu’elle ne servirait plus à personne. Je fis coulisser la porte de la bibliothèque, prenant grand soin de ne pas provoquer un niveau sonore préjudiciable. Les goulots exposaient de capricieux cachets de cire. Roger s’extasia encore devant cet alignement impeccable de « non-livres ». Il n’y avait pas de livres dans ce pavillon. On s’en était toujours passé.

2

« Elle arrive ! »

Puis le commentaire, tandis que le vent faiblit et que le rythme imposé par le volet perd sa régularité d’horloge :

« Désormais, les allées sont impraticables, à pied comme en voiture. On peut emprunter les talus, mais au risque de se retrouver dans une impasse, voire dans l’impossibilité de revenir sur nos pas.

— Ce doit être… terrible…

— Ça l’est ! Surtout quand on n’a pas dix ans. La nuit était plus avancée. Quelqu’un m’appelait depuis le perron. Je ne reconnaissais pas cette silhouette qui se détachait dans le rectangle de lumière de la porte. Vous comprenez : l’électricité n’était pas encore coupée…

— Vous voulez dire que… Oh non ! Vous avez des bougies ?... Chez moi, nous avions toujours des bougies à portée de la main. À l’abri du vent…

— Nous avons tous des souvenirs de peur bleue ! Tenez, moi : j’étais dans un phare. Vous savez : à dix milles de la côte. Seul, sachant que la tempête allait durer dix jours. Et seulement huit de nourriture et d’eau. Le canot avait été emporté par la première vague. Elle avait atteint les fenêtres du premier étage.

— En colimaçon… ?

— Oui. Je me souviens de ce colimaçon… Quelle horreur ! Mais je ne suis pas sûr d’avoir tout mémorisé… La cheminée était éteinte. Pas d’électricité.

— Pourtant… un phare….

— Comme je vous le dis… Seule la radio… mais le voyant de batterie indiquait…

— Titien ! Tais-toi ! Tu vas effrayer Quentin.

— Il dort. Je le monte. Les couvertures…

— Sont au pied du lit. »

Elle avait tout prévu. Nous nous étions mis en marche dans l’après-midi, sachant que le temps se compliquait. Elle avait pris la tête de notre colonne. Frank Chercos fermait la marche, cognant sa pipe sur les troncs je ne sais pour quelle raison. Il tapotait l’écorce sans insister. Le culot devait être vide, mais il émettait ces messages sibyllins. Roger Russel avait repéré un mycélium. Il prit du retard, entraînant l’enfant dans sa théorie du peuplement de la forêt par des êtres invisibles selon nos critères de vue. Quant aux deux nains, ils allaient main dans la main en se concertant à propos de ce qu’ils croisaient après moi, car ils me suivaient strictement. Où nous emmenait-elle ?

Frank Chercos se souvenait de l’existence du pavillon de chasse. Roger l’avait oublié. Il doutait d’ailleurs de cette possibilité de rencontre. Le nain Dodo avait été trouvé quelque part dans cette sinuosité bordée de fougères et de taillis. Catherine en était revenue aussi échevelée qu’une évadée de l’asile. Personne, en ce moment (cette après-midi-là) ne souhaitait évoquer ces circonstances, mais Dodo était mort et enterré. Chercos avait été accusé (par Chiquita) d’avoir causé cette mort prématurée en poursuivant le nain après avoir capturé les deux autres.

« C’est bien comme ça que ça s’est passé, Frank… ? » dit l’avocat qui préparait une plaidoirie.

Pas de réponse. Chercos ne posait pas la question de savoir où on allait ni pourquoi on prenait le risque de se faire piéger par les eaux qui avaient, selon la radio, commencé à monter dans le canton voisin. Hélène avait parlé de son enfance et cela avait suffi à lui inspirer ce voyage bordé d’aristoloches. L’impatience de Quentin pendant que la domesticité préparait les en-cas !

Maintenant, la nuit tombait comme la neige, emprisonnant les lieux visibles que l’imagination ne pouvait plus concevoir autrement. La cheminée ronflait comme quelqu’un qui se sent chez lui, alimentée par l’interstice que la porte formait avec son montant. Sinon elle fume, avait expliqué Quentin à Roger. Il connaissait aussi ce détail. Il avait déjà mis les pieds dans ce pavillon. Et Dodo ? Se dirigeait-il vers ce même pavillon quand il a pris la fuite ? Pourquoi était-ce possible ?

« J’ai du tabac pour dix jours, » plaisanta Chercos qui tentait d’allumer sa pipe avec une brindille portée au rouge comme un morceau de fer à forger dans l’instant sous peine de ne plus participer à cette histoire comme personnage ni comme prétexte psychologique.

Ce commentaire était de Roger Russel qui ne fumait pas, selon la confession qu’il initia à ce moment, mais qui ne négligeait pas de boire un aussi bon vin. Il regrettait de ne pas en savoir plus que moi sur le sujet, mais je n’étais qu’une pièce rapportée à l’édifice familial qui hantait les lieux depuis des siècles, si j’en croyais la légende résumée sur les étiquettes.

« Je ne vois pas de fusil… constata Chercos.

— Personne n’a l’intention de commettre un assassinat… compléta Roger en souriant dans les reflets de son verre.

— Je me disais qu’au petit matin…

— Vous auriez dû en parler plus tôt, dit Hélène. Depuis le temps qu’on se connaît… »

Chiquita m’observait comme si son esprit venait de s’approcher de la solution à son problème : Avais-je tué Juliette ? N’étais-je pas le dernier à l’avoir vue vivante… ? Pourquoi Hélène tenait-elle tant à recevoir ces nains qui réussissaient à obscurcir même les coins les moins secrets de mon âme ? Il ne manquait plus qu’Élise pour compliquer encore les choses. Cette histoire de perruque auburn ne cessait pas de m’intriguer. Jamais je ne l’aurais rencontrée si la comtesse n’avait pas été rouquine. Mais je ne pouvais tout de même pas soupçonner Élise d’avoir provoqué le naufrage du Temibile… Des années que je ruminais le même foin tombé dans mon râtelier. Mais tombé d’où ? Et qui s’activait à la fourche ? N’importe qui d’autre que moi en serait devenu fou. Cependant, malgré le flux et le reflux de ces possibles solutions aux divers problèmes qui agitaient mon esprit, je tenais bon, hardi sur le pont du château de Surgères dont j’ignorais le fonctionnement, certes, mais que j’habitais encore grâce au principe catholique qui interdit le divorce sous peine de radiation de la liste des Justes. Hélène, à force de prières, vieillissait beaucoup plus vite que moi.

« Nous dormirons dans les coussins, dis-je comme si j’avais déjà vécu ce style de nuit. Je vais descendre autant de couverture que le besoin l’exige… »

Là-haut, le gosse dormait déjà. J’ai pensé encore à pénétrer dans sa tête pour en savoir plus sur son génome particulier. Hélène refusait toute idée d’analyse légale. Une croix nous séparait, au lit comme à table et dans toutes les circonstances que la vie invente dans le seul but de nous égarer en chemin. Voilà comment on meurt si on ne prend pas les précautions d’usage. C’est triste à mourir. Les murs de mon palais souffraient de manquer de chaînage. L’écroulement menaçait à cause d’un défaut de conception. Et j’avais beau m’injecter les meilleurs arguments hallucinatoires, je craignais le vent et surtout l’eau qui revient pour fragiliser les fondations d’un mental mal conçu pour durer plus longtemps que sa raison.

3

Vous écoutiez les succions que Roger Russel infligeait à son verre, les tapotements prudents de la pipe de Frank Chercos contre le bord du cendrier, les gémissements du gosse qui dormait dans la mezzanine, Hélène secouait ses jambes, ses talons s’enfonçant dans la laine du tapis et même vos propres paroles que personne n’écoutait. Les deux nains étaient montés dans la mezzanine après avoir promis d’en redescendre pour nous jouer leur numéro de cirque : Hercule Poirot et son capitaine. Je craignais le pire. Et en effet Chiquita se montra la première, nue de la tête aux pieds, ayant sans doute pris le temps d’empeser sa moustache et d’en affiler les pointes en agrafes cette fois tournées vers le haut.

« Tout le monde est là ? nasilla-t-elle comme si elle descendait des cintres d’un cirque tout à sa disposition d’artiste présumée.

— Il manque les morts… fit Chercos sans cesser de tapoter sa pipe, mais cette fois dans le creux de sa main.

— En effet, dit Roger. Alfred Tulipe, les Surgères, Dodo et Juliette Magloire…

— Magloire… ? crissa Chercos sur la chaussée glissante d’une nouvelle perspective policière. Je croyais…

— Vous pensiez que Magloire est le pseudonyme de Labastos, continua Roger. Et d’où pensez-vous que Titien l’a tiré… ? De son chapeau ? Il n’en porte pas !

— Il a pris le nom de sa femme pour nom d’écrivain… hum… Lui qui n’a jamais rien publié…

— Ça ne m’a pas empêché d’écrire ! » éructai-je.

Après tout, si j’avais des choses à cacher, ce n’était certes pas celle-là. Tout le monde connaissait cette particularité, à défaut d’en savoir plus sur le contenu de mon œuvre.

« Vous voulez dire…

— Que les Surgères de notre connaissance sont morts…

— À part Quentin qui ne porte pas le nom de son père, dit Hélène comme si elle poussait un cri de victoire.

I see… fit Chercos.

But I presume… » renchérit Roger.

Ils éclatèrent de rire. Hélène leur opposa un masque colérique, comme au théâtre, disant :

« Vous allez réveiller Quentin ! Quand on le réveille…

— Nous l’avons drogué ! » continua de rire Roger.

Il leva son verre et le vida pendant que Chercos le remplissait. Du haut de la mezzanine, Chico Chica fit signe qu’il appréciait le gag, mais nous nous gardâmes d’applaudir tandis qu’Hélène retenait sa colère dans sa poitrine d’enfant. Je remarquai que ses tétons étaient dressés sous la soie de sa chemise et souhaitai en même temps que personne ne le remarquât. Chiquita se gratta la gorge pour signifier qu’en ce qui la concernait, elle était prête à jouer le rôle pour lequel elle était employée. Sa nudité d’enfant quelque peu difforme ne constituait même pas un costume. Par contre, la moustache soigneusement enduite de cire et sans doute de teinture aussi noire que possible nous rappelait à l’ordre qui d’ordinaire s’impose au parterre. Chico Chica emboucha sa trompette et souffla dedans en gonflant ses énormes joues. Aucun son n’en sortit comme c’était convenu. À partir de cet instant, toute la conversation, si c’en était une, se fit en sourdine et les pieds qui ne se situaient pas sur le tapis, en l’occurrence ceux des deux nains encore perchés sur l’échelle de meunier, étaient réduits au silence par la lenteur exagérée des corps raccourcis qui se rapprochaient du niveau du sol. J’étais bouche bée, même si mes mains tremblaient d’applaudir. J’ai toujours adoré ces moments de retour à l’enfance. Mais l’esprit méthodique de Frank Chercos s’en tenait à la réalité :

« Bon… Maintenant que nous avons éclairci cet aspect du problème (le nom de Magloire), et que nous sommes en possession de la liste des morts suspectes… rendues suspectes par le seul fait que celle d’Alfred Tulipe l’est au plus haut point — selon ce qu’en disent mes collègues italiens… reste à préciser que d’autres absences caractérisent cette réunion impromptue…

— Qu’est-ce que vous voulez dire… ?

— Le récit que vous nous faites, mon cher Julien… ou Titien… signale d’autres absences… Les Magloire, toujours en vie si je suis bien informé… Je passe sur les personnages secondaires… mais l’absence d’Élise Gagnate et de Pedro Phile se fait aveuglément remarquer… ! »

Pour les Magloire, rien n’était plus facile à expliquer… Mais Élise et Pedro… ? Qu’est-ce que j’avais à dire sur le sujet… ? Je ne consommais plus depuis l’apparition de Chiquita en moustaches d’Hercule, ce qui ne manqua pas d’intriguer la pointilleuse Hélène qui donnait l’impression d’avoir envie de tricoter pour penser à autre chose.

« Inviter ces deux… personnes que je ne connais même pas… ? dit-elle comme s’il était évident qu’elle ne les avait jamais rencontrées.

— Il y a en effet tout un monde entre connaître et rencontrer… suggéra Roger dont le visage connaissait bien le feu rencontré une fois de plus.

— La question est « en effet » judicieuse… » roucoula Chiquita.

4

Elle avait sans doute prévu de ne pas descendre plus bas que le milieu de l’échelle, la moustache bien en évidence entre son petit ventre parfaitement plat et ses cuisses légèrement ouvertes qui laissaient deviner les lèvres bavardes. Elle avait de gros orteils que j’évitais de regarder, non pas parce qu’ils me faisaient horreur, mais parce que je voulais demeurer aussi discret que ce qui hantait mon esprit. J’en savais moins qu’elle, certes, mais je savais. Et je m’en étais tenu à une espèce de discrétion narrative qu’on allait finir par me reprocher. Mais l’énigme n’est-elle pas le produit de l’anacoluthe ?

« Tout le monde est prêt… ? dit-elle sans trompette cette fois.

— Tout le monde n’est pas là, dit Roger en postillonnant, mais ceux qui vont se battre et peut-être mourir (certains mourront) te saluent !... »

Un rire de surface fit frissonner nos peaux en alerte. Je n’avais jamais autant bandé. Les tétons d’Hélène ni les moustaches de Chiquita n’y étaient pour quelque chose. Je bandais comme un supplicié au pied de la potence, à deux doigts de devenir un personnage de William Burroughs. Je haletais, sans rien boire ni m’emparer d’un des ustensiles qui rutilaient sur la table basse en attente de servir à quelque chose, comme l’art au Mexique. Mes fesses connaissaient la moiteur inhérente à l’attente de la sentence. Le visage de Chiquita prit toute la place. Et Chercos cessa de tapoter sa pipe qui s’immobilisa au-dessus de la paume de sa main gauche. J’aperçus le reflet métallique du cure-pipe coincé entre l’index et le majeur. Et plein d’autres petits détails dont la liste pourrait maintenant servir de prétexte pour mettre en retard le train des circonstances aggravantes.

« Excellent, » se contenta-t-il de lâcher dans l’oreille cramoisie de son voisin de canapé.

Celui-ci tenta vainement de raidir sa colonne vertébrale dans l’espoir de dégager ses voies respiratoires de sortie :

« La question est posée, mon cher Poirot : qui est Pedro Phile… ?

Cette fois, Chico Chica mima une volée de coups portée sur un tambour imaginaire mais sonore, sans doute par irruption de sa mécanique intestinale associée à la géométrie de ses fesses.

« Nous sommes, Chico et moi-même, les employés de Pedro Phile. »

Un cri d’étonnement s’étouffa. Elle reprit, après un instant de regard circonspect :

« Vous connaissez Pedro Phile de réputation… »

Elle s’adressait à Frank Chercos, mais ce fut Roger Russel, un peu défrisé, qui acquiesça.

« Il n’est certes pas le pédophile le plus célèbre de la littérature, mais son goût pour la petite chair de nos enfants… »

Nos yeux s’étonnèrent de ce nouveau détail, mais sans interrompre la révélation qui nous était proposée en substance :

« …est bien connu des services chargés de leur protection. Cependant… »

Elle prit un air faussement mystérieux, mal joué quoi !

« …cependant, chaque fois qu’on s’est approché de trop près, on a pu observer, en lieu et place des enfants tant recherchés… »

Coup de trompette suivi d’un pet tonitruant.

« …la présence de petits nains de notre espèce, en âge d’être libres de leurs actes et autorisés à signer tous les types de contrats prévus par le Code Civil.

— L’illusion était parfaite, reconnut Chercos en reprenant ses tapotements.

— Et pourtant, ajouta Roger, la pratique reprochée à cet ignoble individu n’était pas le moins du monde un effet d’optique !

— Quelle ruse ! m’écriai-je. Et quel esprit supérieur à tous ces… »

J’avais parlé trop vite, sans doute parce que je n’étais plus le maître des situations mises en jeu dans ce roman en cours.

« Si vous vous reportez au chapitre III, continua la naine en lissant ses moustaches, l’apparition de ce personnage ne manquera pas de perturber votre esprit habitué à la stricte continuité des faits exposés page après page dans l’intention d’achever le roman dans les meilleures conditions possibles de clarté et de lisibilité.

— C’est exact, fit Chercos qui tenait la pelure du manuscrit pourtant inachevé à ce moment du récit.

— Vous connaissez mon goût pour les recherches extra muros… Je les confie presque toujours à mon capitaine… Saluez Chico Chica !

— Hourra !

— Et voici ce qu’il vous apprend : Pedro Phile entretenait avec… Juliette Magloire…

— Non ! »

J’avais crié, mais en moi-même, ce qui me fit très mal. Personne ne mesura cette atroce douleur, aussi la naine moustachue put reprendre son discours :

« Pedro Phile n’était autre que le frère de Juliette Magloire ! »

Quelle révélation ! Chercos faillit en briser son chalumeau. Roger étreignit dangereusement son verre qui prenait le sens d’une savonnette au péril du voisinage. Hélène me regarda comme si je m’étais transformé en têtard lui-même sur le point de subir la métamorphose initiée il y a des lunes par la nature, avant même qu’elle ait eu l’idée de penser l’homme à son image.

« Tu le savais… ? » dit-elle de sa voix d’enfant traumatisée dès son plus jeune âge par toutes sortes de vérités pourtant cachées.

J’opinai. Le passé revenait à la charge sur son lourd destrier. Et mon anus se remit à vouloir tout dire sans rien cacher cette fois. La moustache pointue et soigneusement recourbée vers le haut secoua ses lèvres et tira sa petite langue de vipère. Chercos posa sa pipe en danger d’être brisée. La bouteille vide lorgna Roger qui en étranglait le goulot comme s’il s’agissait de son propre phimosis. Et là-haut, prenant toujours soin de ne pas péter plus fort pour ne pas réveiller l’enfant, Chico Chica me singeait, écrivant sur le dos légèrement bossu de sa compagne de jeu. Je me redressai aussi droit que possible :

« Oui ! grognai-je comme si je m’exprimais à travers les barreaux d’une cage. Pedro Phile était… euh… est mon beau-frère… enfin… je ne sais plus s’il l’est toujours maintenant que Juliette n’est plus de ce monde…

— Vous le saviez… ? dit Chercos à l’adresse de Roger qui tiqua comme s’il reconnaissait enfin être sujet de La Tourette.

— Vous autre, flics… » commença l’avocat en soulevant la bouteille pour l’agiter devant mes yeux comme si je n’avais aucune chance d’en constater le vide sidéral.

Je sortis une autre bouteille de la bibliothèque conçue à cet effet. Il s’en empara sans remerciement et la sabra. Tout le monde tendit son verre, même moi.

« 75 cl ne suffiront pas à combler le vide que vous avez creusé dans nos esprits, Labastos ! »

Je sortis deux bouteilles et les débouchai moi-même, mais avec un tire-bouchon pneumatique.

« Vous ne buvez pas ? demanda Roger aux deux nains qui ne descendaient pas de l’échelle.

— Pas en service ! »

Ils s’égosillaient de rire. Le visage bouffi de l’enfant parut entre les barreaux.

« Voilà ! s’écria Hélène sans lâcher son verre ni la capsule qui l’accompagnait. Vous avez gagné ! »

Elle se fraya un chemin sur l’échelle de meunier et atteignit la mezzanine. L’enfant avait l’air encore plus abruti que d’habitude, et je m’y connais !

« Dors, l’enfant dodo… »

En bas, c’est-à-dire à mon niveau, Chercos s’impatientait. Il bourra sa pipe dans l’espoir de ne rien tenter qui pût changer le cours des choses. Au fond, il n’était pas mécontent d’avoir appris quelque chose, même s’il ne cachait pas son irritation envers Roger Russel qui était retourné dans son autre monde.

« C’est plus compliqué qu’Absalom, me confia-t-il.

— Moins le contexte…

— Cela manque de couleur locale, en effet… Un peu de légende, voyez-vous… ? Vous devriez y songer…

— Je n’y manquerai pas. »

Mais j’avais d’autres chats à fouetter. L’ombre avala Hélène. Le silence planait comme une mouche en arrêt sur image. Bon, d’accord ! Pedro Phile était pédophile. Il utilisait des nains pour dissimuler adroitement ses activités dégueulasses. Et j’étais l’amant de sa sœur. Mais les Magloire étaient-ils ses parents, hein ?

« L’enfant dort, dit enfin Chico Chica dans sa trompette réduite au silence.

— Reprenons ! bougonna Chercos qui en avait marre d’occuper sa pipe qui perdait patience.

— Mais c’est tout ! m’écriai-je.

— Vous avons encore faim… dit le flic qui avait renoué entièrement avec sa pipe. Vous disiez, ma chère Chiquita…

— Hercule… corrigea-t-elle.

— Si vous voulez… Hercule. Vous disiez que Julien… Titien Labastos ici présent a été le dernier à avoir vu vivante la défunte Juliette aujourd’hui accusée… euh… soupçonnée d’avoir mis fin à ses jours par ses propres moyens…

— Dans un environnement peu adapté à ce genre d’action… euh… je dirais insensée…

— Mais personne ne l’a vu vivante après vous…

— Je l’aimais ! Comment pouvez-vous imaginer que…

— Ce qui ne vous a pas empêché d’engrosser la petite Hélène à peine en âge de…

— Mais qui vous dit que je suis l’engrosseur !... Elle refuse obstinément de soumettre ce nabot à un test de paternité qui… Il n’y a jamais eu de nain dans ma famille ! »

Chercos prit une petite lampée de l’excellent vin de Surgères, ce que Roger lui reprocha car les bouteilles s’étaient vidées malgré lui.

« Bien sûr… Le Parquet peut en décider autrement… Mais je ne tiens pas le bon bout… Ce satané procureur ne se fie pas à l’intime conviction, lui ! Dites-nous-en plus, Chiqui… heu… Hercule…

— Julien… C’est le petit nom que Pedro lui avait donné… Julien a toujours voulu se venger…

— Il faudrait maintenant évoquer ce qui s’est passé avant le chapitre premier, si je comprends bien… soupesa le flic.

— Je sais tout ! lança Chiquita comme un défi.

— Mais pouvez-vous le prouver ! » criai-je dans la seule intention de réveiller l’enfant.

5

« Justement ! Pedro Phile a embauché Dodo dans ce but. Nous ne connaissions pas Dodo. Pas plus que je ne connaissais Chico Chica quand il est entré dans notre équipe. Pedro prenait d’infinies précautions dans le choix de ses partenaires. Il savait exactement ce qu’il faisait et je lui faisais confiance.

— Vous en parlez comme si lui et vous…

— Oh non ! Je n’étais pas la première, ni la dernière. Nous avions chacun notre rôle à jouer…

— Il s’agit de complicité !

— Nous n’étions pas censés savoir ce qu’il manigançait. Le cirque Philo est un spectacle comme les autres, sauf que ses artistes sont tous de petite taille.

— Y compris les enfants ?

— Je n’ai jamais vu d’enfants chez nous. Nous étions tous des…

— Et comment s’y prenait-il avec les enfants… ?

— Vous en savez plus que moi sur le sujet…

— Ne plaisantez pas avec ces… choses. Vous n’avez jamais été témoin de… quelque chose… ?

— Jamais ! Les enfants applaudissaient puis retournaient chez eux après le spectacle, accompagnés par leurs nounous, leurs mamans ou leurs papas célibataires… Juliette venait quelquefois si nous passions près de Paris. Mais ce n’est pas une enfant.

— Qui était l’enfant, nom de Dieu ?...

— Demandez à l’avocat… Il en sait plus que moi sur le sujet…

— Vous ? Roger…

— Vous êtes-vous posé la question de savoir pourquoi il est l’avocat des Magloire ET des Surgères ? Quel rapport entre ces deux familles… ?

— Vous ! Julien ! Titien Labastos… Hélène est presque une enfant… Nous avons trop bu ! »

6

Il n’était pas insensé de se dire que Roger Russel, avocat des Surgères (dans, croyais-je si naïvement, l’affaire concernant les abus sexuels commis par moi-même sur la jeune personne d’Hélène), connût les lieux mieux que moi qui y habitait pourtant et particulièrement ce pavillon de chasse maintenant encerclé par les eaux montantes de la rivière en crue depuis deux jours. Il y était arrivé avant nous mais n’en possédait pas la clé. Il avait patienté sur le dur perron de granit rouge en sautillant car la bibliothèque n’avait aucun secret pour lui. Ses bottes de caoutchouc avaient pris l’eau en traversant un ruisseau que son obésité l’avait empêché de sauter comme nous le fîmes nous-mêmes. Hélène enfonça la clé dans le trou de serrure, ce qui excita les esprits, chacun en proie à ses obsessions disons discrètes plutôt qu’inavouées. Nous avions hâte de nous réchauffer, prévoyant donc une période impossible à mesurer pendant laquelle nous sautillerions nous aussi avec un verre à la main, mais le feu avait déjà pris dans la cheminée, preuve que cette visite n’était pas aussi impromptue que le prétendait ma chère épouse devant Dieu et les autres. Je me réduisis au silence comme d’habitude. Elle me connaissait. Je m’employai plutôt à organiser les coussins tant dans les canapés antagonistes que sur le tapis qui courait à grands plis vers l’âtre en pleine combustion. L’oxygène me manquait déjà, mais Roger s’appliqua à régler le tirage en ajustant le rapport de l’ouverture de la porte d’entrée à celle du volet de la cheminée, ce qui l’occupa de longues minutes que je consacrais à l’établissement d’un buffet sur la table basse qui trônait au milieu de la pièce, laquelle était unique au rez-de-chaussée, du moins à ma connaissance. Cependant, la pluie dégoulinait à quelques mètres de la baie vitrée dont Hélène avait ouvert les volets, ce qui trahissait l’existence d’un appentis d’ailleurs non équipé d’une gouttière. Le vieux Surgères m’avait entretenu des négligences qui avaient affecté la construction de ce qui aurait dû devenir une véranda, mais je ne me souviens pas si nous en avions parlé au fond du trou ou si j’étais déjà venu ici. Mon esprit n’arrêtait pas de tournoyer, emportant avec lui mes idées les plus simples et mes sensations les moins complexes. Je ne craignais pas la crue.

Plus tard, c’était alors que la nuit tombait dans la vallée, si c’était une vallée, tandis que le ciel se rapprochait de nous sans changer de couleur, Chiquita descendit de la mezzanine, nue pour exhiber sa moustache d’Hercule, et Chico Chica jouait de plusieurs instruments sur lesquels il frappait ou qu’il embouchait, mais dans un silence parfait parce que l’enfant (ce nain ! cet étranger !) dormait dans la mezzanine, à bord du seul lit du domaine dans lequel je n’avais jamais couché moi-même. Roger Russel, sans doute dans le cadre de l’enquête qu’il avait menée au sujet de la grossesse d’Hélène, avait visité les lieux et c’est comme ça qu’il était tombé sur la bibliothèque, en l’ouvrant.

« C’est Catherine qui a trouvé le corps de notre compagnon, » dit Chiquita.

Nous étions sans doute en train d’évoquer cet épisode sans queue ni tête qui s’était déroulé pendant une crue précédente et que je crois avoir raconté plus haut, si je ne me trompe pas… Que faisaient ces trois nains dans le domaine un jour de crue et de danger de mort ? Rien ne fut expliqué par la suite, du moins pas en ma présence.

« Imaginez la colère et le désarroi de Pedro, dit Chiquita en remontant les boucles de sa moustache vers ses hanches.

— Il a été le premier à parler d’assassinat, je crois, dit Roger Russel.

— Le coupable était tout désigné ! » riais-je sans rencontrer un seul regard approbateur.

Chiquita fit baisser l’intensité de la lumière. D’elle on ne voyait plus que ses dents, ses noirs tétons et les reflets de la moustache cirée. On aurait dit un masque africain. Dodo était noir de peau.

« Nous l’avons accompagné, Chico Chica et moi, car il ignorait tout de cet endroit et risquait de s’y perdre…

— Il s’y est noyé…

— Aucune trace de lutte sur son cadavre…

— Les poumons contenaient de l’eau, l’eau boueuse de la rivière…

— Nous ne savions même pas qui il était ni pourquoi il était là…

— Mais vous, vous, mes nains, vous connaissiez les lieux… puisque Pedro vous a chargés de guider Dodo jusqu’à l’endroit le mieux placé pour surveiller le château. Quel était cet endroit ?

— Autrement dit : voulez-vous nous faire croire que cet endroit existe… ? Que vous le connaissiez ? Et que vous espériez… que Pedro Phile espérait qu’à partir de cet affût il finirait par découvrir l’assassin de sa sœur ?

— Mais c’était vous, l’assassin, Labastos !

— Les investigations n’ont rien prouvé dans ce sens…

— Vous avez tué Dodo ! »

Chiquita jouait très bien son rôle d’accusatrice dans une imitation grotesque mais pas absurde du tout du détective belge. Tout ceci n’était qu’un jeu. Frank Chercos et Roger Russel écrivait un livre (roman ou essai, ils n’avaient rien précisé) s’inspirant de près ou de loin de ma propre aventure domestique. L’eau étant montée jusqu’au pavillon et menaçant maintenant de pénétrer dans la pièce où nous nous laissions aller à nous entretenir dans la fiction (qu’aurions-nous inventé sinon ?) je n’avais aucune chance de m’en sortir, je dirais : physiquement. Je ne sais pas nager, sinon Élise ne m’aurait pas sauvé de la noyade, à moins qu’elle m’eût menti (elle qui connaissait Pedro) et que par conséquent je susse nager… Le vin ne coule jamais dans le sens de la logique et de ses suites convergeant toutes vers une fin tout aussi probable. Mais « l’eau, c’est ce qu’on met dans le vin, et on a tort, » répétait aussi souvent que possible le vieux Surgères, en ma compagnie, au fond du trou que Catherine ne parvint jamais à reboucher. Quelles cuites !

« Il faut le coucher, entendis-je.

— L’eau va entrer dans moins d’une heure…

C’était bon à savoir… Je ne connaissais pas ce phénomène aussi bien qu’Hélène. Des années que je vivais ici ! Et je ne savais rien ni du pavillon ni de la rivière qui lui donne un sens.

— Il faut le monter là-haut…

— Les deux hommes peuvent s’en charger, malgré leurs bedaines !

— Je ne suis pas un homme moi, peut-être ! Trois ! Je dis trois ! »

Je sentis les angles durs des marches dans mon dos. J’avais donc le visage tourné vers le plafond. Ils n’avaient pas songé à déployer un tapis sur l’échelle, mais ils voulaient me sauver de la noyade, comme j’avais sauvé Élise du même danger lors du naufrage du Temibile, si la comtesse a existé… si elle n’a pas seulement existé dans mon imagination… On me giflait sans douceur. Mains d’Hélène.

« Tu choisis bien le moment pour faire ta crise ! »

Mais ce n’était pas une crise. Je pensais me sortir de cette inconfortable et dangereuse situation pour ne pas avoir à affronter une fois de plus les effets d’une fiction mal maîtrisée. Mais savais-je nager ? Qui sait nager dans les eaux d’une rivière en crue ? Et dans la nuit qui avance sans promesse de matin ? Goyen, à mon secours ! Bientôt, nous serions tous couchés dans le même lit, là-haut, avec la toiture sous le nez et pas un espace disponible pour aérer ses orteils. Serrés l’un contre l’autre sans autre solution à proposer aux autres. Je montais.

« Il pèse un âne mort ! se plaignit Chercos.

— Vous n’en avez jamais pesé, mon ami ! Mais vous avez raison : il est lourd de… conséquences !

— Si vous croyez que le moment est bien choisi pour plaisanter !...

— Les plaisanciers ne partent pas sans une annexe… Le canot de survie…

— Vous le saviez, non ? que nous n’aurions pas le choix ?

— Elle sait tout ! »

Elle savait que je choisirais cette nuit obscure pour prendre la poudre d’escampette, cette fois définitivement. Je ne partirais pas en croisière comme me l’avait proposé plus amoureusement Juliette. Mais à la nage ! Je n’aurais pas dû raconter à qui voulait m’entendre que j’étais le sauveur d’Élise, la copine de Pedro Phile, laquelle pouvait, avec une chance pas minime du tout, avoir fréquenté Juliette. Ils étaient tous de mèche…

Mon dos se plia à l’équerre au sommet de l’échelle, puis ce furent mes jambes qu’on souleva dans l’autre sens, toujours à l’équerre. Il était nécessaire de me plier pour que je ne prisse pas toute la place, d’autant que notre nain enfant occupait les trois-quarts de la surface mise à la disposition du sommeil par le lit. Je les entendais se livrer à des calculs compliqués. La moustache de Chiquita effleura mon visage, dure et odorante, une vraie fleur à épines. Je ne sortirais pas d’ici vivant ! Ils savaient tout ! Ils m’avaient piégé. J’avais bu dans une autre bouteille, celle que Roger m’avait donnée pour que je la vide sans avoir besoin qu’on m’aide. Pourquoi ne m’abandonnaient-ils pas au rez-de-chaussée où je serais promis à la noyade ? Que voulaient-ils savoir encore ? En quoi consistaient mon incohérence ? J’avais répondu à tellement de questions au cours de ces diverses enquêtes, les officielles comme les privées ! Je m’étais bien illusionné en croyant que mon existence avait changé de cap, toutes voiles dehors vers d’autres territoires de l’imagination associée au désir. Ils me cajolaient. On jeta mes bottes en bas où j’entendis leurs ploufs simultanés. Je me retrouvai face contre le mur de lambris, dans le noir le plus parfait que je pusse redouter. Je n’avais même pas vidé ma vessie. Au fait, où étaient les chiottes dans cette turne ?

7

Ils savaient tout. Quelque chose foirait dans ma série. Le drap m’emprisonnait. Je ne sentais pas d’autres liens, genre saucissonnage. Mais je m’en tins pour l’instant à l’immobilité. La vessie m’aiguillonnait. J’entendais la respiration du gosse qui haletait comme s’il me courait après pour entrer dans mon rêve. La pluie harcelait la toiture, à cinquante centimètres de mon oreille, l’autre oreille reposant sur le plancher et entendant nettement les ruissèlements de l’eau. Personne n’avait refermé la porte ni éteint la cheminée. L’eau s’était chargée de l’ouvrir en grand et de dissoudre le feu. Le froid s’installait. Aucun signe d’autres présences que la mienne et celle du nabot qui me servait encore de fils. Ils dormaient peut-être. Ils ne pouvaient pas s’enfuir. Pas plus que moi. Et pourquoi auraient-ils abandonné l’enfant ? Mais je ne pouvais pas me retourner. Mon dos était bloqué par un autre corps, une rigidité qui pouvait être celle d’un mort mais qui n’était sans doute qu’une paralysie due à la peur. Qui avait peur au point de se transformer en cadavre ? Un homme, un des trois autres hommes. Hélène ne tenait pas à coucher avec moi et elle n’aurait pas permis que le corps de Chiquita, nu comme il était, se proposât à ma concupiscence. Je ne parvenais pas à identifier l’auteur de cette rigidité. Et ça me faisait chier ! Pas moyen de sortir de là sans éveiller leur attention de trouillards en attente du jour. Je me doutais que personne ne dormirait cette nuit-là. Mais pas une déglutition, un pet, un gargouillement, une caresse involontaire, irrépressible. L’eau semblait bouillonner maintenant. L’odeur de la cendre mouillée montait jusqu’à nous, retenue par la pente du toit à peine calfeutré de l’intérieur. Et les tuiles créaient des rencontres qui se précipitaient vers le bord où aucune gouttière ne les recevait. En tendant l’oreille, la seule disponible de ce côté de la réalité, je pouvais entendre les arbres et le gémissement des branches que le vent croise dans une nuit de feuilles et d’eau en vrac.

Me livrant à ce concert de bruits et de torsions de l’espace, je m’efforçais de ne pas me figurer l’inévitable graphe des relations qui unissaient ces morts comme ces vivants, présents ou lointains. Ces derniers avaient-ils été invités ? Avaient-ils refusé de m’approcher ? Ignorais-je la mort de certains d’entre eux, car je ne me tenais plus au courant depuis des lunes ? J’avais d’autres occupations pour meubler l’espace créé par l’ennui qui me détruisait à petit feu. Comment les avais-je découvertes ? Comment étaient-elles venues à moi ? Nous n’en parlions jamais avec Hélène. Et je n’étais jamais retourné dans le trou de peur de m’y retrouver seul et peut-être sans soif.

« Ne laissez pas le coupable vous raconter ce qui s’est passé, avais-je proposé à mes invités (si j’étais l’hôte de l’hôtesse). J’ai connu un châtelain qui écrivit ses mémoires et donna la parole à son chien quand il fut question de l’assassinat de son épouse : le chien s’en accusa. Et écrivant cette sotie, je pensais m’être débarrassé moi aussi de ce qui entachait ma conscience d’écrivain.

— Je demande à lire ! s’écria Chercos toujours à la recherche de la goutte qui ferait déborder son vase sans solution de remplissage.

— Allez-vous enfin parler, Julien ! »

Roger Russel avait pris l’habitude de me nommer par le petit nom de mon pseudonyme. Il n’ignorait pas, grâce aux révélations de notre Hercule, que ce petit nom m’avait été donné par Pedro Phile. Je vous laisse deviner l’âge que j’avais à cette époque. Je me souviens de l’apparition de Juliette au milieu de ce concert d’enfants et de nains. Elle ne pensait pas alors devenir photographe. Elle pratiquait le funambulisme, en tutu et avec une ombrelle pour solliciter l’air et la distance qui la séparait du sol. De qui étais-je le fils si j’apprenais moi-même à dompter les tigres ? Comment s’y prend-on, lorsqu’on se targue d’écrire mieux que les autres, pour parler de ce qui a précédé le sujet même du livre qu’on est en train d’écrire : flash-backs ? Prologue (sans doute interminable) ? Épilogue (en prenant le soin de prévenir le lecteur que ce qui va suivre n’est pas forcément utile à la compréhension de l’histoire qu’il vient d’achever) ? Des notes ? Des insertions ? Des parenthèses ? Mais cette mémoire est-elle bien nécessaire ? Elle revenait me hanter une fois de plus parce que je me sentais piégé. Et je l’étais si j’en jugeais par l’étroitesse des draps et par la dureté du corps cadavérique et anxieux qui jouxtait ma propre chair. Est-il d’ailleurs bien utile, dans l’intention d’être compris, de raconter comment tout cela s’est (enfin) achevé ? Ce que vous lisez présentement est en quelque sorte la version courte du film. Une version longue, mais incomplète par définition, chahuterait votre patience, je le sais bien, je ne le sais que trop puisque c’est celle que je proposerai à l’éditeur si j’ai la chance d’en rencontrer un avant de disparaître dans je ne sais quel autre récit peut-être signé par mes amis Chercos et Russel ? Je ne vois pas quels autres plagiaires pourraient me succéder, si toutefois je suis digne d’une postérité, avec inscription au dossier national. Qu’est-ce que ça peut me foutre, au fond, puisque je ne suis plus ce que j’étais ?

8

Nous eûmes (mais je ne peux pas affirmer aujourd’hui que ce fut cette nuit-là, tandis que les eaux pénétraient au rez-de-chaussée et que nous nous étions réfugiés dans la mezzanine) cette conversation (impossible pour moi de distinguer les voix sauf la mienne ainsi : elle apparaîtra en italique tandis que les autres se chercheront un personnage) :

Je ne suis pas un adepte de l’absurde que vous évoquez un peu vite à mon propos…

— C’est pourtant ce que je ressens à les entendre !

— Vous n’avez rien publié… La critique ne vous a même pas remarqué. Vous vous êtes perdu dans la marée montante des réseaux. La Lune changera tout ça, vous verrez !

— Vous voulez dire : grotesque plutôt qu’absurde… ?

— Il ne veut rien dire du tout. On ne tue pas l’inconnu sauf en cas de guerre.

— Mais nous sommes en guerre…

— À en croire nos gouvernements successifs qui se ressemblent comme les jours…

En effet… en réalité, nous ne disposons que des nuits pour…

— Chut !... Vous allez réveiller Bébé !

— Avez-vous la liste des morts en mémoire, mon cher Roger… ? Notez au passage que nos soupçons nous empêchent pour le moment de donner forme à notre projet…

— Vous avez toujours le projet d’écrire un livre là-dessus ? Parce qu’Alfred Tulipe est mort…

— Mes collègues italiens…

— Tout ceci ne tient pas debout. Je n’ai jamais tué personne.

— Laissez-nous en décider.

— Mais mon personnage m’appartient ! Julien prétend commettre un assassinat de masse. Je l’ai entendu dire que jamais il ne tuerait personne pour des motifs aussi bas que la jalousie ou la haine. Votre projet ne tient pas debout…

— Il faut de la haine pour tuer plusieurs dizaines de personnes sur la place d’un marché ou à l’intérieur d’un local destiné plutôt au divertissement…

Je ne crois pas… Je ne sais pas si je les hais… Ils sont… disons… plus accessibles que le haut du pavé. Et puis ne sont-ils pas la cause des effets que j’ai à subir ? Ils votent, ne l’oubliez pas !

— Vous les haïssez donc. L’apologie de la haine…

— « Je ne vous parle pas de Droit ! Au diable la morale et l’esthétique qui nous gâtent le plaisir d’exister ! »

— Le Diable… ?

Façon de parler… Mais vous citez juste. Je vous remercie de me lire.

— Voilà qui n’est pas si bête que ça : Comment un homme qui a tué Alfred Tulipe, voire quelques autres de plus, pourrait-il être celui qui envoie ad patres un échantillon aussi populaire de l’électorat que cette poignée d’acheteurs ou de spectateurs ? Je ne crois pas que Julien Magloire soit le coupable…

— C’est le majordome !

— Et Titien Labastos… ? Vous oubliez Titien Labastos. Pedro Phile, qui porte bien son nom, vous conduira à la solution de ce whodunit un peu particulier tout de même…

— Tellement particulier que vous ne l’avez pas invité à se joindre à nous pour cette fête des vendanges.

— Mais nous sommes là, nous !... Dodo nous manque…

— L’électricité ne reviendra pas cette nuit, je le crains…

— Nous allons manquer de bougies… Et la cheminée est noyée maintenant… Ce n’est pas votre pipe…

— C’est encore un brasier, mon cher. Et j’ai assez de tabac pour tenir le coup plusieurs jours. À condition de prendre soin du feu. Je m’accroche à cet objet comme si ma vie dépendait de lui. Voyez comme mon poing a blanchi…

— On ne voit presque plus rien !

Bien sûr, je ne passerai jamais à l’acte…

— Peur de Dieu… vous aussi ?

— Avez-vous monté de quoi manger ?

— De quoi boire… ?

— Qui conserve par devers lui (ou elle) les petites capsules de verre comestible que j’ai substitué aux archives… ?

Je n’ai jamais tué personne…

— Sans aveu, nous ne saurons jamais qui a tué Alfred Tulipe. Mais Roger et moi avons décidé d’écrire ce roman, coûte que coûte, nom de Dieu !

Damien Sagas !

— Qui diable est-il… ? Jamais entendu ce nom… Dites-le-nous ! Parlez, Julien !

— C’est le nom que vous donnerez à mon personnage. Vous n’oserez tout de même pas révéler mon… identité à vos lecteurs (possibles)…

— Quelle identité ? Celle de l’homme que vous êtes malgré vous ? Ou celle de l’auteur qui ne publie rien et qui pourtant écrit… à la pelle ?

Imaginez que j’ai déjà confectionné la bombe…

— Dans un de vos inédits ou dans cette réalité plus probable… ?

Je vous parle d’avoir piégé les lieux…

— Ce pavillon ! Mais à quel moment de notre vie commune, Titien… ? Nous ne nous éloignons jamais assez l’un de l’autre…

Sauf la nuit… ma chérie…

— Vous ne couchez pas dans le même lit… ? Notez ce détail, Roger. Il a eu tout le temps de la fabriquer, cette bombe. Et de la transporter jusqu’ici.

— Il y a assez d’eau maintenant pour la neutraliser définitivement !

— Ne soyez pas stupides…

— Vous voulez dire qu’il s’agit maintenant de trouver la bombe… ? Ne seriez-vous pas en train d’essayer de détourner notre attention parce que vous sentez que nous sommes tout proches de la preuve (la seule peut-être) qui vous accuse ?

— La surface de cette mezzanine est si réduite que nous sommes contraints d’y passer la nuit les uns sur les autres… Cherchons !

— À la lueur de votre pipe, peut-être… ?

— Et s’il la portait sur lui ! Fouillons-le !

— Ce ne sera pas facile… Nous pouvons à peine bouger…

— Ne réveillez pas l’enfant !

— La fermeture Éclair est coincée ! Ces sacs de couchage de fabrication chinoise ne valent rien dès qu’on projette d’en savoir plus sur ce qu’ils contiennent.

— Ne riez pas, je vous prie ! Vous me faites perdre le fil !

— Perdre Phile… Je suis sûre que si nous fouillons du côté de ce…

— Je vous empêcherai ! Chico Chica et moi ne sommes pas ici pour que vous…

— Deux femmes ! Et il faut qu’elle se chamaillent !

— Ne réveillez pas l’enfant !

— Mais d’abord en est-ce un ? N’est-ce pas plutôt un de ces leurres de petite taille que Pedro Phile entretient autour de lui pour dissimuler ses pratiques interdites… ?

— Je vous conseille de ne pas le réveiller… !

Non, non ! C’est bien mon enfant. J’ai vérifié. Enfin… jusqu’à ce qu’un test de paternité en décide autrement…

— Je me charge de ce détail… Le procureur est un ami de longue date. Il ne me refusera pas…

— Vous auriez pu y penser plus tôt, Frank ! Mon carnet de notes ne contient rien de relatif à ce que vous appelez un… détail. Je vais être contraint de tout repenser !

— C’est votre travail d’avocat, mon cher Roger. Moi, je vous apporte la matière… les personnages… mes collègues italiens… Ah ! Nous l’écrirons ce sacré bouquin ! Avec ou sans vous, Julien !

9

À croire que tout le monde dormait… J’étais emberlificoté dans le drap qui servait maintenant de sac, le visage contre la plinthe, tournant le dos à ce que de toute façon je ne pouvais pas voir car la dernière bougie s’était éteinte et le briquet de Frank Chercos ne contenait plus rien d’inflammable. Aussi lentement que son attention, sa pipe avait perdu définitivement son petit brasier. Et la nuit était noire, même si de temps en temps un rayon de lune traversait l’obscurité. Je ne les entendais même pas respirer. Ils avaient renoncé à me fouiller, cette histoire de bombe ne les avait finalement pas convaincus à ce point. Je pouvais me tenir éveillé sans craindre de supporter ces palpations dont la perspective m’avait horrifié plus sans doute que la suspicion de la bombe qui avait affecté leurs esprits dérangés. Mais j’étais solidement empaqueté, coincé dans l’angle du mur et du plancher, le nez dans cet interstice poussiéreux que j’avais déjà visité dans d’autres conditions. Je n’ai jamais perdu mon temps sans projet.

Dans mon dos, le corps rigide et maintenant froid de ce qui ne pouvait être qu’un cadavre (si je n’étais pas en proie à un de ces délires qu’on me reproche assez !) m’interdisait la roulade qui m’aurait libéré du mur. J’ai dû leur adresser la parole pour leur demander de mettre fin à cette plaisanterie… grotesque. Mais je m’en suis tenu au silence qu’ils m’avaient conseillé car ils tombaient tous de sommeil… sans s’interroger d’ailleurs sur ce qui le provoquait ou alors la dose d’alcool ingurgitée dans la soirée, accompagnée de diverses substances additives, avait suffi à satisfaire leur trouble curiosité de passager de la nuit et de l’eau.

L’eau et le vent, la pluie et les arbres, les craquements de la charpente et de la maçonnerie qui réagissaient aux pressions exercées sur leur fragile structure, constituaient tout ce que je pouvais savoir de la nuit. Le drap qui m’enserrait craquait lui aussi et enfin j’en trouvais la couture. Je n’avais pas affaire à une fermeture Éclair. J’avais perdu beaucoup de temps à en chercher la glissière. Un de mes ongles s’employait à trouver un point plus lâche que les autres et je finis par le trouver. Le fil cassa presque instantanément.

Je craignis que ce petit bruit sec, qui m’avait surpris en plein effort, n’alertât mes compagnons. Mais même l’enfant ne se réveilla pas. Le drap, ou le sac, s’ouvrit enfin. Je me retournai aussi silencieusement que possible compte tenu de la vétusté du plancher. J’eus l’impression d’entrer par effraction dans un poulailler endormi. Enfin, après ce qui me sembla être des heures de patience et de contraction douloureuse, je me trouvai nez à nez avec… ce qui n’était nullement un cadavre, mais le cadre du lit surmonté de son matelas. Comment avais-je pu croire que…

Je me pliai en prenant soin de ne pas heurter ma tête aux solives apparentes… que je ne voyais pas. Je ne voyais rien d’ailleurs. Les bruits s’amplifiaient au fur et à mesure que je reprenais conscience de la conformation des lieux. Ma main parcourut le bord du lit sans rien rencontrer qui ressemblât à une jambe d’enfant ou au ventre de sa mère qui dort toujours sur le côté, tournée vers l’extérieur, par conséquent tournant le dos à l’enfant… rien ! Mes pieds explorèrent un bon moment ce qui s’offrait à leur portée. Rien. Et rien pour éclairer discrètement l’endroit. Cependant, un autre bruit s’ajouta aux autres déjà identifiés par mon cerveau aux aguets. Un cognement régulier, bois contre bois me sembla-t-il. Bong ! Bong ! Comme le tic-tac d’une horloge. Le temps. Je me glissais vers ce que je savais être le bord de la mezzanine. Ma tête entra dans le vide. Mes mains étreignaient la poutre entre les barreaux. Mes oreilles s’y frottaient. Dessous, l’eau ruisselait encore. La Lune s’ajouta heureusement à cette vision, parcimonieuse mais pas avare de détails. Les coussins, si c’était eux, flottaient entre les dossiers des canapés. Des bouteilles, maintenant distinctes, se cognaient de loin en loin. Je m’assis contre la barrière, cette fois tourné vers l’intérieur de la mezzanine. La Lune me révéla alors que j’étais seul !

10

Vous vous en doutiez un peu, non, monsieur… ? Mais cette soudaine solitude ne limita en rien ma fiévreuse observation des lieux. Le toit était ouvert, comme écartelé, et sa toile de goudron pendait en lambeaux sinistres dans le ciel maintenant opaque comme le verre dépoli de nos bouteilles. Pourquoi ne m’étais-je pas éveillé ? Pourquoi avais-je pensé que je ne m’étais pas endormi ? J’avais même bu et sniffé plus que tous les autres réunis. Et le pavillon s’était ouvert comme un fruit au milieu des eaux tranquilles mais puissantes. Comme je vous le dis !

Et je n’avais rien entendu du fond de mon sommeil. J’avais continué de rêver sans ouvrir l’œil car mon cerveau était à l’écoute d’un autre monde, un monde que je connaissais bien à force de répétition. J’y suis la momie de mes peurs d’enfant !

(Voilà qui donne un sens, si vous le cherchiez, à mon empaquetage et même à la proximité de ce qui n’était finalement pas un cadavre…)

Le bruit… ? Le cognement… ? Moins pénétrant que celui du marteau sur l’enclume du forgeron… Bois contre bois… C’était la proue aigüe d’une barque qui heurtait la paroi penchée du côté de l’appentis. Elle n’était pas amarrée. Nous n’avions pas prévu d’annexe au pavillon. Ni même un canot de survie. Ni la solitude du chasseur surpris par les eaux et maintenant accroché aux ruines d’un pavillon qui avait connu des heures moins sombres, si toutefois j’avais bien écouté ce que m’en avait dit le vieux Surgères au fond du trou. Il n’était jamais rien arrivé de pareil. La bombe que j’avais imaginée était-elle la cause de ce désastre ? Les corps de mes victimes dérivaient-ils maintenant au fil de l’eau de la rivière grossie par les pentes et le ciel tourmenté de nuages et d’éclairs ? Quelle folie ce serait !

Malgré le peu de clarté, sachant que la lumière de la Lune peut être trompeuse, surtout quand on a perdu la tête, je ne repérai aucun corps en surface, ni personne alentour. Avaient-ils fui ? Ne pensaient-ils plus à moi quand la catastrophe les a surpris dans le même sommeil ? Par quel moyen pouvaient-ils avoir regagné la terre ferme, si toutefois ce genre de terre existât encore ? Avaient-ils abandonné cette barque à mon attention, les sauvages ! Elle n’était même pas amarrée ! À quoi pensaient-ils donc au point d’oublier que l’eau charriait tout ce qui tombait en son pouvoir ? Je les haïssais. Ils n’avaient plus de noms. Je ne les appelais pas, je les maudissais. Jamais je n’avais écrit de pareilles inepties !

Cependant que je réfléchissais, le pavillon continuait de se laisser démembrer par les eaux. La barque cognait, cognait ! Elle m’attendait. Les poutres enchevêtrées me proposaient leurs surfaces et leurs angles humides et glissants. Je m’y brisais les ongles. Coulissant comme un pantin au mât de Cocagne, je descendis le long de cette ombre où la barque se reflétait, seule planche de salut ! J’y posai vite les pieds, les trempant dans une eau tiède sous laquelle le bois gonflait déjà. Une seule rame était prévue. Je m’en emparai avant que le roulis l’emporte. Je savais godiller. J’avais appris ça dans mon enfance. Mais le moment était mal choisi pour se souvenir de ces purs moments de joie. Au diable sèches et anguilles de l’estuaire ! Les temps avaient changé, et pas à mon avantage ! Ma jambe repoussa ce qui restait du pavillon et la barque recula en ligne droite. Je m’éloignais, rempli de haine et imaginant malgré moi les conséquences de ma colère. Je godillai.

La Lune m’accompagnait. Dans quelle direction ? Je l’ignorais. La plaine était un lac d’où surgissait de loin en loin un feuillage ébouriffé par le vent et la pluie. Le jour se levait-il ? La proue dressait son gland turgescent dans l’opacité trouble des flots sans rivages. Des cordages suintaient distinctement. J’en aurais sans doute l’utilité, à un moment ou à un autre de ce qui s’annonçait comme un périple. Je finirais bien par apercevoir une toiture, un tumulus, quelque chose tenant encore debout malgré les forces en présence. J’avançais avec le jour, la nuit dans le dos. Et bientôt la lumière parcourut le fond de la barque. J’étais debout à la poupe, godillant sur le côté pour voir devant. L’ossature de la barque prit forme, traversée par le banc, l’eau bouillonnant par-dessus car la manœuvre imprimait un tangage. Je vis alors que j’emportais aussi une voile, ce qui pouvait être une voile même si aucun mât ne s’élevait devant moi. Une toile en tout cas. Genre momie. Comme je venais d’en rêver. Sans tête ni pieds qui dépassât pour mettre fin à mon interrogation crispée, au bord de la paralysie. Je transportais un cadavre. Si j’ouvrais cette toile, de l’extérieur comme je l’avais fait de l’intérieur sur le plancher de la mezzanine, j’étais sûr de mettre à nu un cadavre. Mais le cadavre de qui ? Il y avait déjà trop de morts inexpliquées ou douteuses dans mon existence d’auteur inédit. Je redoutais de me retrouver face à une énigme. Ou pire : en présence de l’évidence.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -