Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Hypocrisies - Égoïsmes *
Alfred Tulipe XX

[E-mail]
 Article publié le 16 avril 2023.

oOo

La petite chaleur qui accompagna mon réveil n’avait rien à voir avec les gras et les mollesses de Lucienne, d’autant que Lucien n’était pas en tournée. On entendait les glissements des cageots sur le ciment du cellier. Un moteur venait de se mettre au ralenti, les murs vibrant au rythme des infrasons secouant le cœur du diesel. Le tôlier réceptionnait les cargaisons alimentaires et intempérantes de la journée. L’odeur du pain remontait avec celle du café et des chaises raclaient le dallage de la terrasse. Les couinements du store se faisaient attendre, mais j’avais les yeux ouverts. Et je pouvais voir le petit corps recroquevillé sous la couette. Il s’était couché en habit de voyage et avait même conservé sa casquette à carreaux. J’étais moi-même en habits de fête. Ma chemise sentait la vinasse et le ginglard. Des relents de merguez se mélangeaient à l’odeur de mes pieds chaussés d’espadrilles que j’avais omis d’ôter. Je me souvenais vaguement d’avoir aperçu le gosse en rentrant et même d’avoir dialogué avec lui, sans doute pour lui demander d’expliquer pourquoi il était descendu du train. M’avait-il répondu ? je n’en savais rien. Le sommeil m’avait permis de m’abriter sous les draps avant de me scier. Maintenant, mon cerveau tentait d’imaginer la succession des faits. À un moment donné, le gosse était entré dans ma chambre et je n’y étais pour rien. Je ne l’avais même pas croisé pendant les réjouissances nationales. Le phallus m’avait hanté toute la nuit. Je me souvenais de réveils angoissés et de chutes dans le néant de l’incompréhension. Mais je n’avais rien à voir avec cette situation embarrassante pour le moins. On ne se sort pas de ce genre de contexte sans une préparation vite conçue pour convaincre et espérer se tirer du mauvais pas où un fugueur vous a mis sans qu’il soit possible de se rappeler des précédents qui donnent un sens aux circonstances en cours de développement. Je suis sorti du lit en état d’érection.

Lucienne allait encore me reprocher d’avoir oublié de fermer les volets. Les vitres dégoulinaient comme si on venait de les arroser. À travers ce filtre cristallin je pouvais voir la place déserte. Les décombres de la fête rutilaient sous le soleil. Il était tôt et le fourgon traversa la place en direction de la route. Lucien remontait. Il allait se recoucher et on entendrait les bêlements de la tôlière jusqu’à ouverture en fanfare de la porte de leur appartement. Puis elle descendrait l’escalier plus impavidement, retrouvant son humeur de commerçante marche après marche et les objets de son quotidien laborieux tintinnabuleraient comme si le jeu consistait à les identifier. J’étais devant le miroir, appuyé sur le blanc douteux du lavabo, la langue dehors, violacée et gonflée. D’habitude, je me vidais dans le lavabo, mais la présence du gosse m’inspirait un comportement plus conforme aux usages. Je n’arrivais pas à me convaincre d’une possible culpabilité, mais je savais, par expérience, qu’on ne se priverait pas de me fourrer le nez dans les hypothèses les plus probables. On ne s’en sort pas avec humour ni imprécision. On vous demande alors de vous en tenir à la logique. Si ça tourne rond, on vous croit et vous signez. Sinon, on ne vous lâche plus et vous finissez dans un roman de Kafka.

La couette, jusque-là animée par la respiration du dormeur, se souleva en pointe et une jambe nue apparut. Lui aussi avait gardé ses godasses. Le père Panglas lui avait imposé la culotte courte et les chaussettes montant jusqu’aux genoux. Mais elles étaient descendues à la cheville. Il portait des bottillons de toile et la boue n’avait pas séché. Il avait dû prendre par les bois, mais comment était-il descendu du train sans se faire voir de son père ni de personne sur le quai ? Ça se remarque un enfant qui sort d’un train alors qu’il vient d’y monter. J’en avais des questions à lui poser avant de me mettre au travail de la désambigüisation exigée en cas d’audition dans les locaux prévus à cet effet. Ça prendrait des heures. Je ne descendrais pas pour avaler mon café-crème et le croissant qui va avec, tirant sur le mégot de la veille, si toutefois j’avais eu la présence d’esprit de ne pas le jeter avec le dernier gobelet. Et si je ne descendais pas, Lucienne monterait pour avoir des nouvelles de mes cheveux. Pour la première fois depuis que j’en étais le locataire, j’explorai l’intérieur de la chambre pour y découvrir une cachette assez grande pour contenir un gosse de dix ans. Jamais il ne me serait venu à l’esprit que je finirais par avoir besoin d’une planque. Je n’avais jamais rien eu à cacher d’aussi présent qu’un corps. Et celui-ci était en vie. Je n’avais rien commis d’irréversible à son égard. Restait à le prouver ! Mais le dessous du lit et l’intérieur de l’armoire faisaient partie des endroits visités par la femme de ménage. Le gosse se mit à bayer sous la couette et sa tête hirsute apparut. C’était bien un gosse et il s’appelait Julien (pas Magloire). Il était censé avoir déjà mis le pied sur le quai d’une autre gare après un voyage de nuit en couchette et sa mère était en ce moment-même en train d’interroger les employés de la Compagnie. Le processus de recherche était en route. Il avait même démarré pendant mon sommeil si je me souvenais bien de l’horaire qu’avait évoqué le docteur.

« Bon Dieu ! m’écriai-je le plus sourdement possible. Qu’est-ce que tu fous là… ?

— J’en avais marre…

— Mais moi aussi j’en ai marre ! Ça ne m’autorise pas à emmerder les autres ! Je me tiens peinard, moi, quand j’en ai marre. Explique-toi mieux ! »

Mais je n’étais pas son père. Il s’expliquerait avec lui le moment venu. En attendant, j’avais le devoir de me mettre au travail de mes propres explications. Il y en aurait plusieurs, parce que la situation était complexe. Mais disposais-je du temps nécessaire à l’élaboration d’une pareille tentative de clarification ? Je me voyais déjà aux prises avec les incongruités de l’apagogie inévitable qui menaçait la cohérence de ma situation. Il sauta du lit comme s’il était déjà chez lui.

« Mon père va me passer un savon, dit-il en s’avançant vers le miroir de l’armoire, dandinant comme s’il en savait long sur la profession de menteur. Et je parle pas de ma mère !

— Et moi ? Tu as pensé à moi ? On se connaît à peine…

— Tu t’es bien amusé toute la nuit… ou presque. Moi, j’attendais. Tu as roté jusqu’à ce que je m’endorme. Ça sentait le pinard et la patronne est montée pour te demander de te taire… Tu as marmonné un bon moment… »

Je n’ai jamais apprécié qu’on s’immisce clandestinement dans mon intimité. Même Lucienne respecte la distance. Elle n’était pas entrée dans la chambre. Elle avait secoué sa main devant son nez comme un éventail. Le gosse avait su se mettre à l’abri. Il savait attendre. Il en connaissait des choses sur l’art de la fuite en douce ! Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que cette douceur a vite fait de se transformer en violence commise sur le prévenu censé profiter encore un peu du soupçon d’innocence prévu par la procédure mais pas par la pratique effective. Ou alors il possédait une culture de la série qui dépassait ma propre capacité à comprendre ce qu’est devenue l’enfance depuis qu’elle est sollicitée pour provoquer les achats même sous condition de crédit. J’en bandais toujours.

« Et, dis-je comme si j’étais en train de lui lire un conte à dormir debout, qu’est-ce que tu comptes faire maintenant… ?

— Je me rends bien compte que je vous ai foutu dans la merde… Ils vont se mettre dans la tête que… Ah ! C’est pas ce que j’ai voulu !

— Merci de penser à moi et aux emmerdes qui menacent ma tranquillité de petit employé exemplaire !

— Je suis désolé…

— Tu imagines ta mère en ce moment ? Les flics, les sirènes, les annonces au journal télévisé… ?

— Vous charriez !

(petit sourire pervers comme si on était en train de partager l’écran de la télé puis presque tragiquement joué)

J’ai eu peur de retourner chez mon père… Alors j’ai pensé à vous…

— Tu as bien choisi le moment, nom de Dieu !

— Ah ! Je vous en prie ! Ne blasphémez pas ! »

Il se bouchait les oreilles, tournant le dos à son reflet. Comment expliquait-il la boue sur ses godasses ? Il y en avait aussi sur ses jambes. Et des éraflures que j’aurais bien du mal à expliquer. Ils ne se contenteraient pas de lui poser des questions, ils en auraient aussi pour moi, et des pas faciles à répondre ! Il se signa, le bougre ! Baisant l’ongle de son pouce comme s’il était habité par la puissance qu’il invoquait pour se protéger de moi.

« Je suppose que ton père est déjà au courant…

— Sûr qu’elle lui a téléphoné…

— Elle a commencé par là… Puis elle s’est adressée à un agent qui s’est déclaré incompétent mais qui l’a dirigée vers le service adéquat… C’est de là qu’elle a téléphoné…

— Qu’est-ce que tu racontes… ? »

J’étais entré dans la fiction nécessaire. Il fallait tout reprendre depuis le début. De deux choses l’une : ou bien le système judiciaire était en route ou bien le père avait pris les choses en main. J’avais plus de chance de m’en sortir si je m’expliquais avec lui. Il y avait peu de chances que ça arrive, mais il fallait que je conçoive deux versions sans toutefois risquer l’incompatibilité. Le gosse consentit à se tenir dans le coin le moins visible à partir de la porte. J’avais procédé moi-même à cet essai. Si quelqu’un se tenait sur le seuil, le gosse avait toutes les chances de se confondre avec l’ombre, du moins tant que le soleil le permettrait. Mais je savais que Lucienne ne se contenterait pas de patienter sur le paillasson. Elle s’engouffrerait, comme d’habitude, et commencerait par parler des volets, puis des traces dans les draps, ouvrirait le robinet puis le refermerait, et le gosse apparaîtrait alors dans le miroir de l’armoire, en pied et dans l’état où les circonstances l’avaient mis avant que j’en devienne moi aussi le personnage central. Que fait-on d’un gosse dont on ne veut pas ? Ou de son cadavre si on n’a pas trouvé d’autres solutions au problème qu’il est venu poser alors qu’on était loin de s’imaginer que ça pouvait arriver ?

« En plus, murmurai-je dans la douleur, je dois aller au travail…

— C’est férié aujourd’hui…

— Pas pour moi ! Je suis dispensé du travail de nuit à cause de… Alors ils en profitent pour me coller aux tâches les moins…

— C’est papa qui décide… ?

— Non… C’est miss Sabat. Tu ne la connais pas…

— Papa dit que c’est ta mère… Tu as fugué à mon âge… ?

— Ma mère ? Mais il se mêle de quoi ton vieux ? »

Je me penchai à la fenêtre pour jeter un œil hagard sur l’horloge de l’église. Une envie de me signer comme je n’en avais jamais connu !

« Si on se faisait un brin de toilette ? proposai-je.

— Oui, mais alors tu te retournes.

— Je n’ai pas dit à poil !

— Mais tu l’as pensé ! »

Il allait inévitablement avoir faim. J’aurais pu l’attraper par le colbac et le traîner jusque chez son papa, à coups de pompe dans le cul si nécessaire. Mais vous me connaissez : je voulais savoir pourquoi il m’avait choisi. On se connaissait à peine. Je n’entretenais aucune relation intime avec son père. J’ignorais tout de sa mère. Je ne savais pas qu’il avait apprécié l’accueil que Clara lui avait réservé, elle qui n’avait pas d’enfant parce que Fouinard n’en voulait pas. En quoi consistait mon rôle d’intermédiaire ? Qu’exigeait-il de moi maintenant qu’il était en position d’influencer mes décisions à son encontre ? Il se débarbouilla. J’avais tiré les rideaux, car le lavabo se trouvait au coin de la fenêtre. J’avais aussi diminué l’ouverture du robinet à cause des tremblements de la tuyauterie. Les draps étaient souillés, autant par la boue de ses godasses que par mes déjections intestines. Comment aller jusqu’au Lavomatic sans inciter la curiosité ? Sur le chemin ou dans l’attente…

« Tu as faim ? me crus-je obligé de lui demander (c’était un gosse après tout !)

— J’ai pas mangé depuis hier… Mais je veux pas vous embêter… Je sais combien il est difficile de trouver des solutions à ma place… Ma mère dit que…

— Je ne veux pas le savoir ! Grouille-toi. Hum… Il faut que tu saches que dans cet établissement il est interdit de manger dans les chambres…

— …à moins d’y être obligé…

— Dans ce cas on va à l’hôpital !

— Ou en taule…

— Je ne peux donc pas monter mon petit-déjeuner…

— …celui qui est compris dans le loyer…

— Et je n’ai pas le temps d’aller acheter de quoi te nourrir…

— …car c’est bientôt l’heure d’aller travailler… comme l’a programmé miss Sabat… Je comprends… Il ne me reste plus qu’à me rendre… »

Quel âge avais-je ? Trabalenguas. Il ne manquait plus que la confusion verbale pour m’achever ! L’alcool devait avoir définitivement cristallisé mes réseaux internes. Je ne sortais plus de ces raisonnements sans issue et sans espoir de convalescence. Pourquoi ne pas simplement prévenir le père ? Il informerait à son tour les autorités sollicitées. Et on rirait…

« Ça va mal se finir, dis-je en me jetant dans le lit. Autant que ça finisse tout de suite !

— Il n’y a de toute façon aucune chance que ma mère comprenne…

— C’est ta mère le problème… ?

— Et comment ! »

Il acheva sa toilette par un coup de peigne qui le décoiffa définitivement. Il avait l’air d’avoir été violé ou seulement emporté par le vent. C’était pile ou face. Je n’ai jamais gagné à ce jeu. Et pourtant, il faut y mettre du sien si on veut s’en sortir à moindres frais. Impossible de rencontrer son regard. Il me cachait quelque chose. Quelque chose que je finirais par savoir, mais il serait trop tard pour en inventer les raisons conformément aux bonnes mœurs. Je le soupçonnais de penser d’abord à lui. Je n’avais aucune idée de ce qu’il avait conçu avant de mettre les pieds dans ma chambrette. Pas facile de prendre un gosse pour autre chose qu’un ami.

« Tu es remplaçable ? dit-il comme si son cerveau travaillait plus vite que le mien.

— Pas que je sache…

— Pourtant… s’il t’arrivait quelque chose…

— Il ne m’arrive jamais rien…

— Pourtant… ce qui nous arrive…

— Ce n’est pas la même chose ! Ce… Ce n’est pas comme une maladie… comme un accident… Il y a des choses qu’on n’a pas de mal à expliquer. On ne songe d’ailleurs pas à convaincre. Ça coule de source et tout va pour le mieux. Même si la maladie est mortelle. Ou si on est déjà mort. Mais je n’ai jamais vécu ce que tu me contrains à envisager comme une erreur judiciaire jouée d’avance. Ah ! Si je n’avais pas perdu conscience ! Si je savais que je n’ai rien commis de… Aaaarh ! Je ne suis pas fait pour la tragédie. Certes je n’ai jamais amusé personne, mais s’il s’agit d’apparaître à l’écran, autant jouer le rôle du comique de circonstance…

— Tu ne fais pas ta toilette, toi… ? »

Sans parler de mon aspect particulièrement débraillé, comme en témoignait le miroir, je sentais aussi mauvais que si j’étais tombé dans un égout. C’était peut-être arrivé après tout ! Je ne pouvais pas me présenter à mon travail dans cet état.

« Retourne-toi, dis-je.

— Tu avais dit pas à poil… »

Le gosse pouvait passer la matinée dans la chambre. Je rentrerais en début d’après-midi. J’aurais alors eu l’occasion de me mêler aux conversations concernant la fugue de Julien et peut-être même d’en parler avec son père. Ensuite, de retour à l’hôtel, nous perdrions (le gosse et moi) le temps de composer une fiction à la hauteur des enjeux qui visaient clairement nos innocences respectives. Je reviendrais avec de quoi le nourrir, éventuellement jusqu’à diminuer sa capacité d’invention, car je voulais demeurer maître du jeu, si tant est que j’en avais déjà la maîtrise. Une fois les choses mises au point et parfaitement sues pour être récitées sans contradiction ni malaise, on coucherait encore ensemble, mais cette fois sans crasse ni angoisse du lendemain, celle qui s’en prend au moment qu’on est en train de vivre. Mais pour l’heure, je n’avais aucune idée de la pertinence du projet, ni des détails de son exécution. Et l’heure d’aller au turbin avançait sans hésitation. J’en perdais les principes du mécanisme de la respiration. J’allais tourner de l’œil si personne ne m’injectait quelque chose de vivifiant. Or, les rares tiroirs dont je disposais ne contenait rien qui y ressemble. J’ai perdu les pédales. Mes jambes me trahissaient. J’en avais des visions. Le gosse n’y occupait plus qu’un point presque impossible à situer. Je me suis pissé dessus, comme à la guerre, celle qui meublait mes trous de mémoire quand je m’emmerdais. Au loin, ma doublure jouait au reflet.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -