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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alice Qand XXX

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 Article publié le 25 juin 2023.

oOo

Accroupi dans l’herbe couchée, je désignais le ciel. Le ciel, il était noir et des lueurs semblaient se promener dans ce que nous savions être une masse nuageuse « stationnaire », noir et pourtant nos faibles moyens d’éclairage faisaient de nos visages des masques dont j’observais les inclinaisons, les rotations, les changements de regards, le travail des lèvres dans les conversations. Un ciel noir alors qu’il était l’heure pour le soleil de se lever et nous nous demandions si ces lueurs n’étaient pas le résultat de ses tentatives de pénétration de la masse de vapeur et de poussière accumulée au-dessus de nos têtes, immobile et impossible à mesurer car les montagnes semblaient étêtées, tristes pentes où paissaient des troupeaux pourtant tranquilles, même si les reflets sur les lunettes des bergers commençaient à nous intriguer, eux spectateurs de notre tragédie en cours d’écriture divine. Noir le ciel et pourtant ces lueurs se coloraient et même se multipliaient, sans déchirement provoqué par des moteurs ou des chutes. Personnellement, je n’avais assisté qu’à un seul bombardement et faute de dispositifs de défense aérienne, nous avions quitté la ville, réfugiés nous étions dans ses abords aux petites maisons blanches aux terrasses encombrées de linges et de matériels aussi divers que de vieilles poutres bonnes pour le feu, de fûts métalliques sans usage contemporain, de carcasses indéfinissables surmontées d’enfants ou d’oiseaux, bizarre comme les oiseaux fuyaient les enfants. Ces films me revenaient en mémoire tandis que les commentaires s’organisaient sans ma participation. Je dirais même qu’ils m’isolaient alors que l’enfant qui jouait avec des épines, aussi doué de la parole même s’il se tenait à l’écart pour surprendre le ballon dans un moment de solitude ou d’abandon, était pris à témoin et il levait les yeux au ciel pour s’émerveiller lui aussi de ce feu d’artifice aux géométries inconnues mais pas inquiétantes. Élise, que nous appelions « la femme », était assise sur une souche et cousait un pantalon en tirant la langue. Elle ne voyait pas le ciel. On ne pouvait pas le voir à la surface de l’eau, mais elle regardait cette eau et marmonnait, pliant et dépliant le morceau de tissu sur ses cuisses nues, les pieds recroquevillés dans la boue. Elle me jeta un regard médusé, comme on en jette à une poubelle qui ne devrait pas se trouver là. Phile trônait plus loin, exhibant sans le vouloir une érection douloureuse qui attirait les plus jeunes, avides de connaissance qu’ils étaient, les jeunes, comme nous l’avions été, Élise et moi, et pourtant je n’étais pas à bord du Temibile. En doutait-elle maintenant que la tragédie en cours affectait ce territoire particulier de la Nation en guerre ?

« Je n’ai jamais eu le sentiment de participer à une guerre, disait-elle (à qui ?). Tout ce que je sais d’elle, je le tiens de nos chiens porteurs de nouvelles. Qui n’a pas son écran depuis Orwell ? Nous possédons un nombre croissant d’animaux, domestiques comme d’élevage. Mais avons-nous une idée de l’état démographique et potentiellement inflammable de la population à six pattes ? N’écrasez pas l’araignée du soir ! Et ne détournez pas le regard si c’est le matin qu’elle traverse le miroir de vos toilettes. Quel rapport y a-t-il entre la masse de produits transformés et le besoin qu’on en a ? Voilà qu’au-dessus de nos têtes des visiteurs prennent la mesure de notre propre démographie et de la possibilité d’y mettre le feu sans affecter le reste de l’Humanité. Nous ne sommes plus des fantassins. Nos jambes tremblent comme l’été en entrant dans l’eau avec les autres. Plus d’un million d’espèces au Grand Taxon ! Et nous ne sommes qu’un malgré nos haines. Vous voulez que je vous dise… ?

— Mo ? Mo ? Mo ?

— Bien sûr que je le sais ! Qui ne le sait pas qui voit ce qui se passe à la télé comme dans la réalité ! Vous ne consultez pas vos écrans, monsieur le policier en infiltration missionnaire ? Aïe ! Cette fois, ça a pété plus près de nos oreilles ! Avez-vous vu quelque chose… ? On ne voit que votre menton depuis que ça a commencé. Pète ! Pète ! Pète ! en attendant que ça pète vraiment… Ces lueurs déposent de petites fleurs aux couleurs printanières sur nos buissons et nos feuillages dégoulinant de pluie et de poussières. Je ne suis pas comme vous, monsieur l’auxiliaire des données psychiatriques en vigueur. Je ne veux pas voir plus haut que la surface. Et qu’est-ce que je vois avant de devenir folle ? Cette populace en attente, toutes ces culottes perdues dans la fuite, dissoutes dans l’eau bourbeuse et habitée. Voyez comme cet enfant est obsédé par cet autre éclatement. À moins que le ballon n’explose pas, qu’il se dégonfle dans un petit cri de baudruche bâillonnée. Vous avez vu ça, la vache ! Celui-là n’ose pas toucher à son membre viril parce que la douleur en menace le plaisir pourtant familier, voire banal. Je lui confectionne un pantalon à trois jambes, mais il se sentira peut-être mieux s’il ouvre la braguette pour la laisser prendre l’air toujours apaisant en cas de trauma. En quoi ce pantalon lui sera alors utile ? Je vous le demande. Mais j’ai accepté ce travail en échange de trois sous qui me serviront à mourir sans m’être vendue au plus offrant ou au premier sur la liste. Ah ! je ne pensais pas me trouver sur le paillasson aujourd’hui ! Tournant le dos à mon confortable intérieur de vieille fille. Voyant mon jardin envahi par les mauvaises herbes que le vent a ramenées de l’Orient ou de je ne sais quel pôle que Dieu s’amuse à déshumaniser pour voir ce que ça fait ! Quel enfant ce dieu conçu de toutes pièces ! Pète ! Pète ! Pète ! en attendant que ça pète vraiment…

— Mo ?

— Vous pouvez répéter la question… ?

— Mo ?

— Vous voulez dire mort… Mais ici le O est ouvert, comme dans la rose occitane. Tenez… je laisse mon ouvrage cinq minutes… Dites O…

— o…

— Non ! Pas o… O…

— (J’ai bien peur que le ciel ne soit pas aussi clément que le dit la télé…)

— (reprenant son ouvrage, le dé envoie des lueurs colorées) C’est un bien beau feu d’artifice que vous voyez là, monsieur. Mais je ne lèverai pas les yeux au ciel. On ne sait jamais… On me prendrait pour une bigote ! Vous avez l’air vous-même d’un enfant effrayé par cette nouveauté non sucrée… Vous ne voulez vraiment pas dire O… ? (un temps) Tiens… ? Qui c’est celui-là… ? »

Un type en chemise (décidément !) est en train de tirer un tronc sur le rivage, l’eau jusqu’à mi-cuisse et nous tournant le dos tout en parlant :

« J’arrive de là-haut. Je ne comprends pas… Ah ! Non, vraiment, je ne comprends rien à rien !

— Mais qu’est-ce que vous ne comprenez pas… ? dit Élise tenant son aiguille en l’air, le fil plombant à la verticale, la toile forme un cône et ses doigts en tâtent la tension.

— Là-haut, dit l’homme sans cesser de manœuvrer le tronc, j’avais l’eau aux chevilles…

— Et alors… ? Nous sommes inondés… Qui dit inondation dit…

— (Ce qu’il veut dire, c’est que là-haut l’eau a atteint un niveau qui se situe au-dessus du nôtre)

— Comment est-ce possible ? dit l’homme comme s’il avait traduit mes O et mes o.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, jeune homme… Nous sommes très bien ici… en attendant les secours… En avez-vous croisé sur votre chemin ?

— Je n’ai croisé que des cadavres ! Et ils allaient dans le même sens que moi. On ne peut pas choisir où aller dès qu’on se met à l’eau pour s’éloigner de la Bombe…

— Mais ce n’est pas une bombe ! C’est une réserve de carburant destinée à alimenter nos chars fleuris de la Fête nationale… Vous n’avez rien compris. »

L’homme possède un outil pointu et recourbé qui lui permet de tirer le tronc. Il le plante avec rage et à force d’enrager, l’outil s’enfonce tellement qu’il ne peut plus le retirer. Il s’échine et le tronc, poussé à son autre extrémité par le courant, se place parallèlement à la berge. Maintenant, l’homme voit bien qu’avec son outil planté à une extrémité il ne lui est pas possible de faire rouler le tronc pour le mettre au sec. Élise émet un sifflement d’admiration :

« Je vois, jeune homme, que vous êtes du genre méticuleux. Mais vous vous y prenez mal. Imaginez que je me mette en colère après ce pantalon in progress… Malgré toute ma science le monsieur que vous voyez là, souffrant à son extrémité, se verrait privé de pantalon pour un temps qui reste à déterminer… Vous ne savez vraiment rien sur l’arrivée des secours ?

— Tout ce que je sais, ma bonne dame, c’est que la Bombe va exploser et que cet endroit appartient à la zone létale déterminée par le Démineur… J’étais là quand il a exposé ses conclusions…

— Vous avez dit « explosé »… Significatif de la nature de l’attente...

— Je ne sais plus ce que je dis… J’ai sauté sur ce tronc sans penser aux conséquences de ma décision… Le Démineur a dit : « Sauve qui peut, les amis ! » Et il s’est envolé dans son hélicoptère !

— Tous les mêmes ! Mais j’ai connu des hommes moins lâches… Forcément, ils portaient le pantalon… (nostalgique) Cela remonte à loin… Et ça n’existe plus… Avant même que je disparaisse… Noyée, broyée ou mourant lentement d’effets stochastiques. Comment avez-vous perdu votre pantalon ? Et votre slip ? Pourquoi regardez-vous ce ballon avec cet air ahuri ?

— J’avais le même quand j’étais gosse…

— Celui-ci appartenait à un nain… lequel s’est noyé en portant secours à ce monsieur qui ne sait plus dire que « Mo ! Mo ! Mo ! »

— Méfiez-vous ! C’est un flic…

— Comme si nous ne le savions pas… (un temps, on entend les ânonnements du type au tronc, mais personne ne s’est approché pour en savoir plus) Alors vous dites qu’il faut s’attendre à une explosion…

— Et à en subir les conséquences car cet endroit est loin d’être à l’abri… tant du souffle que des retombées radioactives…

— (Je vous l’avais dit que c’était une vraie bombe !)

— Il a l’air effrayé, votre copain…

— Ce n’est pas mon copain… J’ai eu un tas de copains du temps…

— J’aime pas les flics… L’occasion est trop belle pour en épargner un à l’Humanité… (s’ébrouant) Non ! C’est trop beau pour être vrai ! Arrrhg !

— Ne vous rendez pas malade avant l’heure, jeune homme ! (réfléchissant, ne cousant plus) Nous serions bien à deux sur ce tronc… filant pour nous épargner la souffrance…

— Nous ne souffrirons pas si l’explosion est aussi monstrueuse que l’a dit le Démineur…

— Je veux parler de la souffrance que nous subissons en ce moment… Si on se taillait, jeune homme ?

— Mais c’est la guerre, madame ! Les embuscades… Il y a des katibas partout… Ils tirent sur tout ce qui bouge… ! Je ne veux pas mourir comme ça ! Traversé de balles… troué comme un vulgaire sac à viande… et finissant de respirer dans cette eau… indéfinissable… »

Les voilà grimaçant de concert. Là-haut, le ciel s’est illuminé, mais ce n’est pas le soleil qui est la cause de ces feux métalliques en fleurs et jets de cascades. Il me vient à l’esprit que la guerre est finie et qu’on fête ça. C’est déjà arrivé. L’heure d’oublier le carnage et de se remettre au boulot pour financer vacances et intérieurs équipés dernier cri. Je ne suis pas un amateur de victoire. Je fuis ces influences industrielles. La caresse des écrans ne m’a pas rendu fou comme le vent menace de le faire si je ne retrouve pas la parole. Ah ! si j’avais pu parler à ce Démineur ! Mais ce n’est peut-être qu’un personnage appartenant au roman que cet individu mijote sur le feu de sa décomposition. Nourriture terrestre s’il en est. Il faut perdre la parole au moins une fois dans sa vie pour en mesurer la nécessité face aux fictions et autres dénis de l’esprit en proie à la Terreur Universelle. Et pendant qu’Élise s’adonne à son nouveau Projet en compagnie de l’Homme au tronc, pendant qu’elle joui de sa méticulosité ou de ce qu’elle imagine constituer une pratique fervente du détail qui « déchire », je reviens dans la proximité du ballon, ce qui provoque aussi sec l’ajout de cet enfant à mon dos perclus de douleurs aussi diverses qu’impossibles à diagnostiquer avec les moyens du bord.

« Tu ne partiras pas sans moi ! dit-il à mon oreille, tirant sur le pavillon et le lobe à la fois.

— Je croyais que tu voulais le crever… Il te plaît le feu d’artifice ?

— Je n’ai jamais trouvé la bonne personne… heu ! heu ! heu !

— De quoi parles-tu… ? De quelle personne ? Je la connais… ?

— Embarquons sur le Ballon et filons vers d’autres horizons ! J’ai une carte…

— J’ai déjà navigué sur ce ballon… Je peux te dire que c’est pas la joie… ! Nous avons frôlé la noyade… Et je l’ai même sauvé… Je ne veux plus vivre ça ! Tu me remercieras quand tu seras grand…

— Mais je suis déjà grand, idiot !

¡No me digas !

— Ah ! lala… si tu pouvais parler… Mais tu ne sais rien articuler que « Mo ! Mo ! Mo ! » Ce qui limite notre conversation à une future reconstruction…

— Mais je te parle, là ! Je ne fais pas « Mo ! Mo ! Mo !... »

— Que tu crois ! Les types dans ton genre, barbouzes au service de l’Ordre et du Marketing, ne savent rien dire que « Mo ! Mo ! Mo ! » J’en ai connu des tas ! Mon père…

— Tu parles comme un nain que j’ai connu et qui…

— …t’a sauvé la vie en se noyant lui-même… Qu’est-ce que c’est que ça ? Sauve-t-on quelqu’un en se perdant à sa place ? On le condamne plutôt à l’hommage ! Quelle manière intelligente de sauver son prochain ! « Je me noie pour que tu te souviennes de moi ! » Heureusement, cher récent ami, je ne suis pas mort !... comme en témoignent mes guiboles… Tâte-moi ça ! Faites pour le crawl ! Et sans slip, car je n’en ai jamais porté. Et si ce pédophile ne m’avait pas confisqué mon pantalon, je ne serais pas en train de bander dans la conversation ! Tu bandes, toi… ?

— Heu… non… pas vraiment… Chico Chica… Je te croyais…

— Et bien ne crois plus et embrasse-moi !

— Embrasser un enfant ? Dans ces circonstances… ?

— Mais je ne suis pas un enfant !

— Et ces épines alors ? Comment expliques-tu les épines… ?

— Je ne les explique pas ! Je compte m’en servir pour crever ce maudit ballon qui a failli me coûter la vie !

— Mais sans ballon… nous ne voyagerons pas…

— Nous prendrons le tronc… Il faudra faire vite ou tuer ce type…

— Élise ne sera pas contente… Je la connais… À bord du Temibile

— Tu raconteras ça plus tard ! Bienvenue chez les nains, amigo ! »

 

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