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Le paillasse de la Saint-Jean - [in "Cicada’s fictions"]
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 Article publié le 2 mars 2014.

oOo

Cette nuit, après une averse qui exalta l’odeur du chèvrefeuille sur le mur aveugle de la maison (deux marches d’escalier étaient encore chevillées à la pierre et la cloison bleue d’une chambre était toujours ce qui restait, le linteau de la cheminée du salon s’était écroulé l’hiver dernier sous le poids d’une neige inattendue, d’une enfance dont je ne voulais plus me souvenir parce que je ne pensais pas y retrouver le bonheur perdu plus tard après avoir cherché à la partager avec l’espoir d’un bonheur encore plus grand, mais je ne me suis jamais fait d’illusion sur les apports du plaisir et le sentiment de se sentir finalement seul et détruit ne m’a pas surpris à la fleur de l’âge mais bien plus tôt au moment de goûter la saveur des premiers fruits de l’amour qu’elle prétendait me donner pour ne pas me laisser violer une intimité qui la rendait jalouse et perverse au point qu’elle en souffrait parallèlement à d’autres douleurs difficiles à identifier, ce qui me reposait de ses mensonges), il y eut une accalmie étrange et transparente. Je venais de sommeiller. L’amnésie ne dura pas. L’écran de la fenêtre m’avait trompé le temps de traverser cette zone glissante qui sépare le dernier rêve (qui est peut-être le seul) de la première conscience qu’une chose en particulier se met à occuper pour signaler le sens de la réalité. Au bout de la rue, il y a ce réverbère qui clignote après la pluie. Il n’éclaire pas la rue. Il délimite son inachèvement. J’en ai été chercher l’alimentation plus loin dans une autre rue. Travaux mémorables. Et coûteux. La boîte de connexion est accrochée au mur d’une des granges. L’aveugle y avait épissuré un câble arraché dans les ruines de l’ancienne forge. Ils étaient éclairés maintenant. Le gosse avait trouvé la boîte de connexion et il avait eu l’idée de la lumière parce qu’il avait repéré en passant près de la forge, des restes d’éclairage. La femme était inquiète à cause du linteau qui bloquait la porte. Avec la lumière, ils peuvent se rendre compte que le linteau, qui était un gros cœur de chêne, était fendu en son milieu et que ses deux parties s’appuyaient chacune sur un des battants de la porte. Le gosse examina la brèche en silence. Il promenait l’ampoule sur un tissu de soie et de poussière que la brèche avait déchiré. La lumière entra dans cette ombre peuplée d’insectes rapides. Les éclats étaient pointus et acérés et il n’y avait plus de poussière dans les innombrables interstices dont il venait de commencer l’exploration systématique. L’aveugle s’impatientait. Il entendait la poutre craquer. L’enfant dirigea alors le faisceau lumineux (sa main gauche faisait office de réflecteur) sur la base du pilier qui prenait appui sur le linteau. Il était exactement dans le prolongement de la brèche. Des gravats de chaux se détachaient entre la pierre et le linteau. La lumière, qu’il élevait vers la charpente, éclairait faiblement un pignon qui s’ouvrait sur le ciel. Un volet pendait à une seule charnière. Une ferme montrait un tenon nu et déchiré. En haut du pilier, le bois avait éclaté de chaque côté de la mortaise. Le gosse redescendit de l’échelle. De dehors, à travers les ouvertures, le plafond de la grange semblait irréel. La lumière décrut et peu à peu, les voliges, les pannes, les piliers, la sablière incurvée au niveau des ouvertures, cette vision se volatilisa. J’étais dans la rue. Je voulais les surprendre. Et en même temps, j’avais peur. Le gosse expliquait que la grange allait s’écrouler. La porte ne supporterait pas longtemps la pression du pilier que la rupture de la ferme dénaturait dangereusement. L’aveugle tentait de visualiser la situation. Le gosse éclairait son visage pendant que la femme ficelait leur bagage. Il ne pleuvra peut-être plus, dit l’aveugle. Il se pencha en avant pour recevoir la charge sur son dos. La femme lui mit les bouts de corde dans les mains et il se redressa en tirant dessus pour équilibrer son fardeau. Un signe de tête indiqua à l’enfant qu’il pouvait dévisser l’ampoule. Ils allaient sortir par derrière. Je descendis la rue aussi vite que je pus et bifurquai à l’angle de l’ancien fournil. Il fallait maintenant remonter tout le môle sous les platanes. Je ne les reverrais peut-être plus. Ils ne s’en iraient pas par le chemin de la rivière. Ils avaient eu affaire au chien en arrivant. Ils passeraient plutôt par le sentier qui longe l’enceinte du château neuf. J’enjambai le parapet du vieux pont romain, mais j’avais perdu de vue le chemin qui formait une ligne blanche et sinueuse jusqu’à l’angle de l’enceinte, à droite de la grille. Le pont disparut en même temps. Les réverbères étaient éteints dans la côte qui monte au campanile. Je traversai une ombre humide qui pouvait être celle des arbres. Le chemin arrivait de ce côté et il redescendait avant de continuer en ligne droite et légèrement montante jusqu’à l’enceinte du château qu’ils avaient sans doute atteinte depuis un bon moment.

Je retrouvai leurs ombres près de la grille. Ils s’étaient arrêtés et semblaient hésiter quant à la direction à prendre. Le gosse continua le chemin jusqu’à disparaître. La femme le surveillait en commentant ses sentiments. L’aveugle était immobile. Il avait appuyé son ballot contre le mur. Le gosse revint. Il avait retrouvé le chemin. J’attendis qu’ils eussent atteint le moulin en panne qui forme une tour à l’angle du château. Le mur d’enceinte s’y arrête dans le pilier d’un haut portail qu’on n’ouvre plus. Ils levèrent la tête pour regarder l’ombre dantesque du vieux château. Ses créneaux m’ont fait rêver. La porte principale s’ouvre sur le ciel. Mais ils ne remontèrent pas le chemin que le gosse avait déniché dans les ronces. Ils se dirigeaient vers la route. Ils passeraient le reste de la nuit dans l’abri de l’autobus. Ils n’y laisseraient pas de trace. Je les regardai s’éloigner. Ils marchaient lentement maintenant que le chemin ne présentait plus de difficultés. Ils semblaient parler tout en marchant. L’air était doux, instable, transparent.

Je revins par le Bois-gentil. Le porche était éclairé. Sa lumière traversait la rue et se perdait dans la broussaille. Je m’arrêtais à la limite de l’ombre. Je n’avais pas quitté mon costume de paillasse, sauf la perruque que j’avais égarée et le masque qui avait été mélangé pendant la lutte que j’avais provoquée parce que je ne pouvais pas en sortir vainqueur et délinquant. J’avais désiré cette torture. Mais ma rage avait mis fin d’emblée à cette mascarade. Il n’a pas lutté. Il s’est écroulé dans la flaque en gémissant puis un cri glauque et saignant est sorti de sa bouche pour me supplier de le laisser tranquille. J’ai cru l’avoir tué. Il avait du mal à respirer et une douleur s’épanchait dans sa poitrine. Disait-il. Le visage de la Vierge m’apparut en divers points de la foule qui s’était assemblée pour me reprocher ma violence. Le manche de la torche s’était brisé. Aucun mot ne pouvait remplacer mon angoisse. J’ai reculé dans l’ombre. Le cracheur de feu me demandait si j’étais blessé. C’est la dernière fois que je l’ai vu. Je n’avais pas répondu à sa question et il fourrageait dans ma tignasse à la recherche d’une plaie qui expliquât sa vision des faits. Je ne sais plus rien de lui. Je n’ai pas cherché à savoir. Le temps passe moins vite sans ces recherches qui nous empoisonnent la vie. Et puis je n’avais plus la force de courir après les habitants de ma mémoire.

Antoine m’a réveillé le lendemain matin en frappant à ma porte. Un coup d’œil par la fenêtre m’a renseigné sur ses intentions. Je suis descendu et j’ai ouvert la porte. Il s’en allait. La voiture était sur la place. Lorenzo me salua à travers la vitre.

— Et le Musée ? dis-je.

Antoine ne voulait pas entrer ni répondre à mes questions.

— Ta part, dit-il en me tendant une mallette.

Ce cuir me dérouta. Il voulait que j’en vérifie le contenu. Je posai la mallette sur le rebord de la fenêtre après avoir poussé les pots de fleurs. Je l’ouvris. Elle contenait de l’argent. Ma part. Je me mis à compter. Ma juste part. Il attendit jusqu’au bout sans interrompre mon calcul.

— Alors ? dit-il.

Je l’embrassai.

— Je regrette, dit-il, si c’est trop tard.

Les liasses rutilaient entre les géraniums. Mon honneur et l’argent. Il referma la mallette vidée de son contenu.

— Ne les laisse pas à la vue des oiseaux, dit-il.

Des oiseaux ? Il voulait dire que tout pouvait encore changer si je savais tenir ma langue.

 

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