Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Livre deuxième
Chapitre XXIII

[E-mail]
 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

MARDI

 

Elle se réveilla à côté de la petite serveuse qui dormait la bouche ouverte, chaude et tranquille. Il faisait moins chaud dans la chambre. Elle se souvenait d’une chaleur intense. Elle se leva doucement et entrouvrit la fenêtre au-dessus du radiateur. Un petit pincement lui rappela qu’on était en hiver. Elle se souvenait de ces hivers rudes et de la corvée de bois. La lumière semblait insister pour entrer par les interstices des vieux volets gris. Elle approcha une seconde son visage de cette froidure térébrante. Ces clous qui s’enfonçaient dans sa peau depuis qu’elle ne tenait plus à la vie, on lui avait dit de se méfier de ces sensations, de ne pas croire à leur réalité, de laisser les coulures couler, d’attendre un meilleur moment pour se remettre à penser. Ne pas sombrer dans cette irréalité était au-dessus de ses forces, mais on continuait de l’encourager, applaudissant même quelquefois quand elle parvenait à oublier l’incidence de la douleur sur le temps, un exploit qui les rendait accessibles pendant un instant, incalculable autrement, de leur existence nécessaire, inévitable, croissante.

La petite serveuse se réveilla. Elle se réveillait parce que c’était l’heure.

- Dans ma chambre, dit-elle en s’étirant, il fait froid le matin et à peine chaud le soir.

Peut-être aimait-elle les hommes après tout. Elle rassembla ses vêtements épars sur la descente de lit et s’enfuit sans laisser de traces. La porte, si peu de temps ouverte pour la laisser passer, coupa net l’odeur du café et du pain grillé, du beurre peut-être aussi. Quel jour sommes-nous ? Le deuxième ou le premier ? Le jeune homme qui l’avait si aimablement reçue avait parlé de trois jours. Comment les compter ? Ce n’était pas important de le savoir aujourd’hui, mais demain si c’était le troisième ? Elle devait à tout prix retourner demain. Elle le verrait ou bien on lui dirait de revenir demain. Elle avait peur qu’on lui annonçât que la crise avait atteint un tel paroxysme qu’on ne pouvait plus calculer les jours. Elle ne supporterait plus cette attente. Elle ne le verrait plus avant longtemps. Comment posséder au moins cette journée, la mettre à profit si le temps est clément ? Elle poussa les volets si fort qu’ils rebondirent sur la façade et revinrent se fermer avec un grand bruit qui lui rappela les tourmentes et la peur. Elle n’eut pas le temps de voir. On montait. La tenancière entra sans frapper, traversa le tapis, reconnut peut-être l’odeur de la jeune serveuse,dit :

- Ce vent va nous rendre folles !

Et elle entrecroisa les volets, ajustant la barre de fer solidement, comme son hôtesse n’aurait pas su le faire, car elle était étrangère à ces habitudes tenaces du vent et de la proximité des montagnes.

- Vous sentez pas le café ?

- Je descends, dit mollement Anaïs.

Elle avait eu juste le temps de se couvrir, mais pas avec le rideau comme elle le craignit pendant une seconde d’amertume. Elle s’habilla sans avoir jeté un oeil au dehors. Dans l’escalier, elle croisa les deux dames qui venaient elles aussi pour...

- Ce froid ! se plaignirent-elles ensemble. Un bon café...

Anaïs entra dans la salle à manger qui sentait le feu de cheminée qu’on vient de raviver, gueule brûlante des murs. Un vieillard s’y réchauffait, n’extériorisant que l’angle aigu de son regard et les tremblements de ses extrémités.

- Vous savez, dit la serveuse en chiffonnant la table, on a de beaux étés. Vous devriez venir l’été. Vous allez où l’été ? Moi, nulle part. Je reste. Peut-être pas l’été prochain.

Anaïs ne caresserait cette main rapide qu’une petite seconde, pas plus. Elle se le promettait en respirant l’odeur de la femme au travail qui prend rarement soin d’elle. Le café était chaud, mais si amer qu’elle le but pour s’écoeurer.

- Vous ne mangez pas les tartines ? (à voix basse, vraiment pour que personne ne l’entendît :) Je les emporte dans mon tablier. J’ai si faim !

Avait-elle faim l’été, sous le soleil et à l’ombre des arbres ? Qui prodiguait cette ombre sinon les arbres ? On ne se couchait pas dans les granges. Elle se souvenait.

- Le repas ? À midi pile. Je suis...

La tenancière était... Anaïs sourit puis l’abandonna au récit de son être laborieux. Si elle avait attendu, elle n’aurait pas évité le discours sur la retraite. Derrière le rideau, la jeune serveuse mangeait les tartines en pensant à autre chose. L’hiver, elle ne se nourrissait que pour lui survivre. Mais l’été ? La peau est si proche de la chair en été. Anaïs frissonna et se dirigea vers le clocher. Je ne suis pas...

 

La cousine Agnès habitait avec ses parents un petit appartement douillet comme une maison de poupée. On y vivait un peu à l’écart de la rue, bien que madame Morandelle fût commerçante et connût un nombre considérable de personnes. Monsieur Morandelle était un fonctionnaire insignifiant qui ne brillait guère en comparaison avec le professeur K.. Ils étaient cependant bons amis et échangeaient des conseils. Madame Morandelle, Hortense Morandelle née Bélissens, était très appréciée du professeur K. qui lui offrait des douceurs caramélisées sans jamais pousser plus loin sa séduction d’intellectuel raffiné et capable du pire en la matière. Agnès s’ennuyait et ne le disait pas. Sans Fabrice, elle eût sombré dans la dépression à l’âge de quinze ans. Elle en avait dix-huit et savait maintenant ce qu’elle voulait. Mais ce n’était pas son seul avantage sur Anaïs. Elle était aussi très jolie. Elle possédait le charme des jolies filles qui se prêtent volontiers aux comparaisons déroutantes. Anaïs n’était belle que nue et Fabrice le savait. Il redoutait cette nudité, et non pas, comme le serinait cruellement le professeur, parce qu’elle était le portrait craché de sa mère. Le professeur se mettait à la place de tous les hommes qu’il connaissait pour juger du degré de leur malheur, sauf de monsieur Morandelle qu’il connaissait mieux. Anaïs haïssait secrètement cette existence circulaire. Ou elle la jalousait parce qu’Agnès s’y trouvait à son aise et que Fabrice ne voyait pas d’inconvénient à y pénétrer en étranger bienvenu pour sa richesse et ses promesses de bonheur. Le professeur K. n’était d’ailleurs pas mécontent que Fabrice n’eût pour sa fille que des intentions concupiscentes.

- Il finira par la rendre malheureuse, expliquait-il à Anaïs en trempant son croissant dans le café noir du petit matin qui avait pignon sur rue.

Il agaçait Anaïs qui ne prétendait rien d’autre que posséder un homme à elle et pas aux autres. C’était aussi simple que cela, mais madame K. n’avait rien possédé à part sa fortune personnelle et Hortense ne savait plus ce qu’elle possédait tellement elle était charmante. Agnès, jolie et égoïste, se prenait plutôt pour un petit animal domestique et ne pensait pas une seule seconde à ces questions de civilités bourgeoises. Elle possédait Fabrice, au moins quand il consentait à se montrer à Paris ou à Nice où les Morandelle avaient acquis un pavillon à deux ou trois encablures de la mer. Les K. ne possédaient que ce que madame K. avait possédé de son vivant, et Fabrice en était exclus, ce qui ravissait le bougon monsieur K. qui ne professait plus depuis les premiers signes de puberté de sa fille, des années après la mort de madame K. qu’il continuait de détester ouvertement, sans doute beaucoup plus ouvertement que du vivant de cette espèce d’épouvantail à moineaux. Fabrice était un beau moineau, blond et vivace, capable de se tenir en équilibre au bord de n’importe quelle fenêtre pourvu que s’y penchât un corsage bien rempli. Anaïs possédait de petits seins qui eussent eux aussi passé pour des piafs si les seins d’Agnès n’avaient pas eu le bonheur de remettre Fabrice à sa place de poupon caresseur et transi. Anaïs les considérait avec une cruauté qui se limita toujours à de secrètes expressions verbales dont personne n’eut jamais connaissance tant le secret était bien gardé au fond de son petit être mis à nu une fois l’an par un Fabrice avide et déconcerté. C’était toujours ça.

Ce matin, tandis que le professeur mesurait du coin de l’oeil la nervosité de sa fille, madame Morandelle vint l’émoustiller sur la terrasse où, en temps ordinaire, elle n’eût jamais osé mettre ses pieds d’aventurière. K. se leva, son ventre bouscula une tasse qu’il ne parvenait pas à vider tant le comportement d’Anaïs devenait incompatible avec son bonheur de femme, et la petite main chaude d’Hortense se pelotonna dans la sienne, une main grossièrement taillée dans la banalité et l’attente. Une plainte sortit péniblement de la bouche d’Hortense : monsieur Morandelle n’était plus.

- Il n’est plus où ? s’écria idiotement K..

La douleur le traversa. Les larmes d’Hortense coulaient dans son café, du moins Anaïs les vit-elle former de petits vortex à la surface de ce café qui n’agissait plus comme un miroir depuis qu’elle était en âge de mesurer l’homme avec les instruments du sexe. Hortense aspira encore une grande quantité d’air saturé d’odeurs de café chaud et de croissants fourrés à la crème au chocolat, et de nouveau sa poitrine, qui n’avait d’égale que celle de sa propre fille, se dégonfla à proximité du ventre frissonnant de K. qui regardait sa fille comme si le monde menaçait de s’écrouler sur elle. Anaïs se leva et posa sa solide main sur l’épaule sautillante d’Hortense qui y posa à son tour son autre main pour la flatter et n’avoir rien à dire de si douloureux et de si définitivement irremplaçable.

- Comment ? finit par murmurer K..

- Cette nuit, dit Hortense.

C’était quand. Anaïs ne dit rien pour l’instant. Quand, comment, quelle importance ? Fabrice n’arriverait pas à temps pour séduire une dernière fois le vieux Morandelle qui n’avait pas cinquante ans. De quoi mourrait-on à cet âge ? Anaïs s’éloigna en cherchant son mouchoir. Un garçon la regarda se regarder dans un miroir au-dessus des dossiers rouges. Que pense-t-il de moi ? se demanda Anaïs. Et quand elle revint sur la terrasse, Hortense était assise à sa place et informait K. de ce qui avait emporté Morandelle, comment, quand, et où.

- Oh ! Ma petite Anaïs. Prends une chaise.

Le garçon la tenait justement dans ses mains vigoureuses. Anaïs aima ce glissement sous elle, l’atterrissage en douceur, l’ajustement précis tandis qu’elle retenait encore ses fesses pour lui laisser cette chance. Elle pivota vivement pour le remercier et il ne rougit pas. Elle ne rencontra que le blanc de ses dents et le bleu de ses yeux. Revenons à nos moutons, pensa-t-elle. Et elle s’inclina du côté d’Hortense Morandelle jusqu’à rencontrer l’épaule et la main qui consentait à la caresser. On dirait que c’est moi qui souffre.

- Ma pauvre petite Anaïs, dit Hortense. Tu l’aimais bien, notre Moran. Tu ne pourras plus lui faire des niches. Oh ! Oh ! Oh !

Il y avait longtemps qu’Anaïs ne faisait plus de niches à Moran. Des années. Elle ne se souvenait que de sa cruauté et de la patience du bonhomme qui se sentait flatté et le disait.

- Et Fabrice qui arrive... commença Hortense.

Elle interrogea le regard de K..

- Demain soir, dit-il.

Son café était définitivement froid. Une mouche s’était posée sur le croissant déchiré hâtivement au moment où Hortense arrivait, pâle et indécise. K. se remplissait toujours la bouche quand elle arrivait, quelles que fussent les circonstances, heureuses ou malheureuses, il se remplissait la bouche et elle arrivait. Anaïs avait noté ce détail dans son exemplaire de la connaissance de l’homme. Moran se laissait chatouiller et K. se remplissait la bouche. Le monde était petit.

- Bref, dit Hortense, nous avons été réveillées, Agnès et moi, par un bruit sourd. Vous savez comme il est maladroit... Oh ! Oh ! Oh ! comme il était ! comme il était !

Elle se battait la coulpe en aspirant le café au bord de la tasse brûlante.

- Nous pensions, Agnès vous le confirmera, qu’il s’était encore pris dans le tapis. Il a brisé le miroir de la console une fois, en cherchant à s’y retenir, et je lui en veux encore ! Oh ! Oh ! Oh !

Le garçon n’avait pas que des beaux yeux, de belles dents et des mains vigoureuses et saines. Deux épaules carrées en disaient long sur sa disponibilité. Il se tenait sur le seuil de la terrasse, regardant la rue et saluant quelquefois les passants, tournant le dos pour se donner à estimer dans toute sa splendeur. Anaïs adorait les hommes vus de dos, pourvu qu’ils fussent habillés et parfaitement mis question plis et ajustage. Agnès, qui était sotte sans doute parce qu’elle était jolie et prétendait être belle, avouait en rougissant que les fesses la rendaient jalouse de l’homme. De l’homme en général, précisait-elle. Anaïs savait pertinemment que Fabrice ne se prêtait pas à ces jeux sorciers. Il était le premier à le dire, qu’il détestait qu’une femme se prît pour un homme.

- Il était mort, dit Hortense. On ne l’aurait pas dit. Ou nous ne voulions pas croire que c’était possible.

- J’ai connu cette douleur, renifla K. qui n’avait pas souffert de la mort de madame K. et Hortense le savait.

- Nous sommes perdues, dit Hortense.

- Moran possédait-il tout ? dit K. qui ne pensait déjà plus à ce qu’il disait.

- Agnès est à la maison ? demanda Anaïs.

Et elle fila sans attendre la réponse. Au passage, le garçon lui adressa un mot qu’elle ragea de ne pas avoir saisi au vol d’une voix à la hauteur de l’homme qu’elle lui reconnaissait pouvoir interpréter pour elle s’il la désirait comme elle ne le désirait déjà plus. Tu es compliquée, disait Agnès devant son miroir. Mais Anaïs n’était que la pire des menteuses qu’elle eût jamais connues et qu’elle ne connaîtrait jamais. Mythomane, avait corrigé Anaïs, sachant qu’elle parlait à une idiote trop jolie pour se croire inutile.

Agnès pleurait dans le salon. Il y avait déjà du monde. Anaïs s’annonça par un grattement sur le dossier de la chaise. Agnès avait des yeux bouffis de douleur.

- Je suis tellement peinée ! déclara Anaïs.

Agnès ne la toucha pas. D’habitude, elle la touchait et elle pouvait alors tout savoir en une fraction de seconde. Agnès paraissait inaccessible, pliée à l’équerre sur la chaise. Anaïs aperçut les pieds du mort. Ils étaient chaussés de souliers neufs. Les bougies destinées à raréfier l’air et les fenêtres toutes fermées pour aider encore à cette raréfaction rituelle ne lui donnèrent pas le vertige escompté pour paraître moins indifférente, moins sincèrement imperméable à un évènement qui ne changerait rien à son existence ni à celles qui la conditionnaient. Elle risqua un oeil dans la chambre mortuaire. Sa robe blanche effraya une vieille rabougrie qu’on rassura aussitôt en lui prodiguant le récit de sa résurrection. La robe blanche entra, salua à voix si basse que le corps s’étonna, puis s’approcha du lit où Morandelle souriait de béatitude. Il avait toujours été heureux couché. Mais il ne regardait pas le plafond comme il avait tous les étés contemplé avec elles (Anaïs et Agnès) le ciel qu’il expliquait avec la poésie des nombres et le lyrisme des résultats. La robe blanche se recueillit. Son cerveau palpitait. Une prière le traversa en étrangère, comme un petit nuage blanc dans un ciel d’averse. C’était fini. Elle retourna dans le salon. Agnès était courtisée par un jeune professeur qu’Anaïs connaissait de vue.

- Quelle perte ! s’écria-t-il quand Anaïs fut assez près d’eux pour estimer la situation. Nous avons perdu...

- Viens ! dit Anaïs.

Agnès se laissa emporter. Anaïs l’emmena si loin qu’elle en perdit connaissance.

 

Le campanile était crotté. Le pays sentait la crotte. Elle avait toujours eu cette sensation de crotte accrochée à tout et partout. Le professeur avait accepté de regarder les étoiles dans le télescope du château dont Fabrice était l’héritier. C’est ainsi que commence le malheur, en quittant Paris et la possibilité d’exercer sa cruauté sur une petite Agnès qui n’a que de gros seins et un minois d’enfer. Le professeur avait eté fou d’accepter. Mais qu’est-ce qui le retenait à Paris ? La Faculté se passait de lui et Anaïs était nubile. Ce ne fut pourtant pas Agnès que Fabrice épousa. Le campanile était définitivement crotté. Sa pierre médiévale était crottée d’oiseaux et la terre ancestrale était crottée de vaches. Les femmes étaient crottées d’hommes et les hommes crottés de dieux inassouvis. Elle redescendit le passage de l’église au moulin, courant presque. Il était si tôt que la boutique du boulanger était encore fermée. Elle jeta un oeil indiscret dans le soupirail du fournil. Deux hommes nus s’activaient devant les fours. Quelle vision érotique put s’opposer clairement à l’hallucination en ces temps de disette mentale ? Elle renonça à ces hommes improbables et courut vers le moulin mort de sa belle mort depuis longtemps. L’eau ruisselait dans la glace verte, filant au gré d’une végétation que le froid ne semblait pas affecter. Elle traversa le pont et s’éloigna encore. Elle n’avait jamais été plus loin que l’ancien fournil dont la toiture était crevée. Un nid de cigogne finissait de pourrir au sommet d’un mât de cocagne inexplicable. Puis les prés s’étendaient jusqu’à la forêt noire à cette heure sans soleil, avec la lumière incidente d’un soleil nécessaire, mais sans l’obésité suprême de ce soleil qui avait baigné le malheur dans sa lumière trompeuse. Comme elle n’était pas chaudement vêtue, elle grelottait. Le jour promettait une grisaille tenace. Elle savait comment la nuit s’emparait de cette stagnation d’eau.

Quand elle revint sur ses pas, n’étant pas allée aussi loin que l’inspiration d’un moment de détresse sale, elle entra dans une foule indifférente à ce qu’elle traversait en réalité. Si on la reconnaissait, ce ne serait pas son visage qui les renseignerait, mais ce qu’il était devenu. Ils ne pouvaient pas ignorer qu’il lui était arrivé quelque chose. Elle revenait encore, mais pourquoi ?

Quand elle revint à la fenêtre de sa chambre, elle vit les deux dames qui paraissaient toujours aussi épouvantées et que rien ne semblait pouvoir consoler. Elles marchaient au même pas, épaule contre épaule, l’autre épaule retenait un sac à main aussi horrible que celui de la petite dame de la veille. Anaïs ne possédait pas de sac à main. Elle arrivait avec la plus grosse valise que le chauffeur du taxi eût jamais observée en possession d’une femme qui revenait, il ne pouvait qu’en être sûr. Elle n’était pas la bienvenue. Elle entendait la houle des conversations sous ses pieds. Les verres se cognaient durement dans l’évier, les bouteilles valsaient sur le zinc et les pieds frappaient le seuil tandis que les habits s’ouvraient sur des poitrines pleines de commentaires éclairés. Pourquoi avait-elle fini par jeter cette lumière crue sur leur existence indéchiffrable avec les moyens de la langue, de la seule langue qu’elle possédait pour les décrire et leur rendre la vie qu’ils lui avaient finalement arrachée ? Le plancher se laissait traverser. Les murs ne suffisaient plus. La fenêtre n’était pas assez haut perchée. Le ciel même était trop bas pour lui paraître écrasant. Elle connaissait par coeur cette ironie des lieux. Elle descendit.

Il y avait moins de monde qu’elle avait pensé. Elle s’était laissée piéger par sa propre abondance de détails et de formes à découper dans le noir de la réalité. Le comptoir était étrangement libre. La petite serveuse s’activait, bras nus, au-dessus de l’évier qui l’éclaboussait. Se laissait-elle éclabousser pour paraître moins sale ? Il manquait une dent à sa bouche. Elle ferait bientôt une petite vieille horrible comme un sac à main. Et personne pour l’accompagner, cela se lisait sur son visage serein.

- Une gnole, commanda Anaïs.

 Pourquoi grogner ? Les hommes, se grattant le tricot, la regardaient ensemble. Un parfait ensemble pour ce qui reste à glaner, pensa-t-elle. Son corps ne répondait plus aux sollicitations des regards. Seul son propre regard pouvait encore répondre à la demande, mais parlait-elle encore le même langage ? Elle avala le contenu de son verre par petites gorgées savantes. Son visage s’empourpra, bleu de chaque côté des cicatrices, noir autour des yeux. Ce masque qu’elle détestait était tout ce qui lui restait d’elle-même. Elle revenait, elle le savait maintenant plus clairement, parce qu’elle était folle.

- Ressers-moi !

La petite serveuse aux mains mouillées empoignait la bouteille avec son torchon, tirant la langue pour ne pas dépasser la mesure.

- Je prendrai aussi un café, dit Anaïs qui ne parlait maintenant qu’à ce petit amour de serveuse qu’elle aurait aimé considérer comme une servante.

Un carré d’herbe claire apparut dans la fenêtre qu’elle jouxtait. Le soleil illuminait toujours cette aire de séchage du linge. Elle croyait entendre les ruissellements du lavoir, mais aucun bavardage ne vint confirmer cette impressive relation au réel. Elle s’adoucissait à vue d’oeil.

- J’ai du temps à perdre, dit-elle à la serveuse qui ne ménageait pas son corps au service de la vaisselle.

- Je sais pas, moi ! Ici, tu sais...

- Ne me tutoie plus, s’il te plaît.

- Si tu veux.

Anaïs haussa les épaules en souriant.

- Je veux dire : si tu penses, continua la serveuse.

Cette dent, pensa Anaïs, cette dent que tu ne possèdes plus et qui est morte pour toujours, dois-je comprendre que tu l’as perdue dans un combat avec l’homme ?

- Tu n’as pas de voiture ? demanda la serveuse.

- Je sais pas conduire.

- Une Parisienne qui ne sait pas conduire !

- Qui dit que je suis Parisienne ?

- Tout le monde, pardi !

- Alors je suis Parisienne. Tu es Parisienne, toi ?

- Tu badines ! Je suis d’ici, c’est tout.

Réduite à la portion congrue de l’humanité pour servir de prétexte à la masturbation. Les hommes disparaissaient un à un, ou deux par deux.

- As-tu remarqué qu’ils sont seuls ou par deux ?

- Pas toujours !

- Tu ne regardes pas bien. Pourtant, de derrière le comptoir, on doit en voir des choses !

- Je ne regarde pas, dit la serveuse précipitamment.

Même la parole que le regard inspire nous est supprimée. Il restait un homme qui n’avait pas quitté sa vareuse grise et trouée par endroits. Étranges, ces trous, comme s’il dormait sur des clous. L’homme buvait pensivement un verre de vin, fasciné par l’herbe claire et éclairée. La serveuse ne le voyait pas. Elle ne le voyait pas fasciné et le carré d’herbe n’avait pour elle que l’importance du nécessaire. De quoi se plaint-elle ?

- Je me plains pas ! Je dis que quelquefois, tu comprends...

Pas même capable de s’exprimer clairement, de dire une bonne fois pour toutes ce qui voudrait exister et qui n’existe que par gouttes de sang versé au profit de l’existence. L’homme se leva enfin et sortit. Dans la cheminée, le feu en profita pour baisser.

- Ça fait beaucoup, dit la serveuse en remplissant le verre. Pour le même prix, tu pourrais te gaver de pâtisseries !

Elle rit. Le rire d’Anaïs n’était pas une réponse. Il ne l’accompagnait pas au pays du rire. Aucune joie ne venait interrompre l’interminable discours du malheur aux neurones. Les deux dames entrèrent. Il y en avait une troisième, plus digne, apparemment. La serveuse se baissa pour passer sous le comptoir et fusa vers la table où ces dames s’installaient bruyamment.

- Ces hommes ! dit-elle en torchonnant la table.

Elle vida le cendrier dans son tablier. La troisième dame alluma aussitôt une cigarette.

- Pas beaucoup de monde en hiver, dit Anaïs.

Les verres avaient recommencé à se cogner dans l’évier.

- Heureusement qu’on a le château. Le comte voulait en faire un musée des horreurs. Depuis qu’il n’y vient plus ces vieux débris, on a les fous. C’est pas bien non plus.

Alors apparut le jeune homme au cou cassé, éclairé par le carré d’herbe verte sur lequel sa silhouette gracile jouait à regarder à l’intérieur. La serveuse haussa les épaules sans cesser de brasser l’eau savonneuse.

- Encore un qui s’est échappé, dit-elle. C’est pas sérieux, leur histoire.

- Le Bois-Gentil est toujours à vendre ?

- Je crois que oui. Mais je ne suis pas au courant de tout. On dirait que ça le fait rire.

Elle riait elle aussi en grimaçant à l’être qui se contorsionnait derrière la fenêtre, insensible au froid, parfaitement circonscrit dans son carré d’herbe verte, cercle parfait.

- Tu veux l’acheter ? Tu reviens ? Tu es folle. Tu l’as vu ? On ne le voit jamais. Il est bien le seul à ne pas se cavaler de temps en temps. Celui-là, c’est une fois par semaine. Il paraît qu’il lui font confiance. Il en profite, pardi !

Ça fait beaucoup pour une seule réplique, ma petite. Anaïs regarda elle aussi. Le visage du fou s’immobilisa derrière le carreau. Point d’interrogation.

 

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -