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Livre deuxième
Épilogue

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

L’hiver est arrivé - jours de pluie - jours de neige - ou jours de grand soleil qui s’extrait du gel matinal puis retourne vite dans l’ombre - laissant la place au froid qui s’installe devant la porte - comme un chien de garde - tandis qu’à l’intérieur on hésite toujours à sortir de la cheminée - sirotant la gnôle matin et soir - ou à toute heure - suivant que le moral est au gris ou au contraire au beau fixe - suivant ce qui s’amoncèle contre la fenêtre - sur les feuilles de l’automne qu’on a eu la flemme de balayer et qui pourrissent dans l’humidité et la moisissure - calculant le bois dans la cheminée - dans la perspective de l’hiver qui sans être jamais terrible - n’en reste pas moins l’hiver - les heures du jour ne suffisant pas au travail - et on s’ennuie ferme - gratouillant le verglas sur la vitre de la fenêtre pourtant fermée - chiant sa merde brûlante dans l’eau gelée du chiotte qui glougloute - ne touchant pas à la douche dont le tuyau fait une boucle raide autour du robinet coincé de toute façon - traînant la savate entre la chambre et la cuisine - entre la couette et la cheminée - mangeant sur les genoux près de la cheminée ou carrément dedans - la table demeurant désespérément vide - les miettes poussées du pied dans le feu - avec les os et les restes de patates - les pots de yaourts et les couvercles de pots de confiture - pluies et neiges autour du soleil - comme les limites à ne pas dépasser - sciant du bois pour se réchauffer un bon coup et vite se jeter en boule enfantine sous la couette - vidant le verre de gnôle invisible qui ajoute sa chaleur - et le matin jetant un coup d’oeil sur la fenêtre dont les volets tranquilles et mal jointés font toujours du bruit - analysant le rai de lumière vertical - jugeant de sa couleur - de son intensité - écoutant les chats sur le rebord - miaulant ou simplement silencieux - le chien qui fait le tour de la maison parce qu’il s’impatiente - aboyant un peu - il faut tendre le bras hors de la couette pour arracher au froid la bouteille de gnôle glaciale - et boire au goulot d’un coup une bonne lampée - sentant les brûlures en remplacement de la bonne chaleur de la cheminée - et une fois requinquée - le ventre presque douloureux - se lever d’un coup - tout habillée parce que je ne me déshabille pas pour dormir - j’accumule la chaleur dans mes vêtements - où veux-tu que j’accumule ? - la gnôle me brûlant l’intérieur - tandis que je secoue nerveusement les bûches qui crépitent - que je jette du papier - des brindilles - et même de l’essence - le feu éclatant en bouffées calcinantes - jusqu’à ce que la cheminée se remette à ronronner doucement - je peux alors passer un gant d’eau tièdie sur la bûche - sous les bras et sur les seins - entre les jambes - entrouvrant à peine la chemise ou le pantalon que je porte sous ma robe - je me réveille.

 

La lettre de papa est arrivée ce matin - ou hier - ou bien avant - je n’en sais rien - il était dix heures - onze heures - l’heure où le soleil s’échine dans l’herbe blanche - ne parvenant pas ni derrière les murs ni entre les fourrés où l’herbe reste blanche et gelée toute la journée - j’ai ouvert la boîte aux lettres - ce qui m’arrive quelquefois - j’étais descendue jusqu’à la ferme voisine pour ma petite provision de pinard - et en remontant, j’ai ouvert la boîte aux lettres - et il y avait une lettre de papa dedans - je l’ai ouverte en remontant vers la maison - maman est morte - ça je le savais - je suis seul - je m’en doutais un peu - viens me voir - pas question -

C’était une lettre de papa - une lettre en forme de question parce qu’il ne sait rien écrire d’autre - faut toujours qu’il demande quelque chose -

Ce qui irritait ma mère - il y avait un tas de choses qui l’irritaient, ma mère - et par-dessus tout cette manie qu’avait mon père de tout le temps demander qu’on l’aide - depuis que maman est morte, je réponds de temps en temps à ses questions - mais toujours par écrit - gardant toute la distance à travers cette transparence sentimentale qui existe malgré moi - malgré nous au fond - on s’aime pas - je n’ai que des sentiments sexuels à l’égard de mon papa - on a parfaitement le droit d’avoir ce genre de sentiments - ce qui est interdit, c’est de les cultiver - même de chercher à le faire - moi je ne suis pas de celles qui font un scandale parce que leur papa est venu les visiter dans leur lit - si c’est pas ce qu’elles veulent - et si le papa insiste - bon - faut quand même leur donner raison - mon papa n’est jamais venu dans mon lit - qu’est-ce que j’ai pu souhaiter qu’il le fasse - il n’a jamais compris - ou alors il n’a pas pu traverser le corps de ma mère pour venir à la rencontre du mien - de mon petit corps dejà fou de tout ce qui dépasse l’ordinaire - j’ai même souhaité qu’il me frappe - qu’il me torture - qu’il m’abandonne dans un chemin de traverse nue et tremblante - de lui j’aurais tout accepté - on l’aurait fait et on se serait pas mal foutu de l’opinion de ma mère - mais elle refermait mes cuisses d’un coup chaque fois que, assise dans le sofa - je les écartais un peu trop - ou bien elle arrivait avec un gant humide et dur qui effaçait le sang de mes lèvres - tirant sur les mèches - supprimant les bijoux - adroite à mettre en valeur ce qui me rendait laide et indésirable - je disparaissais des pieds jusqu’aux épaules dans un épouvantable harnachement de plis verticaux et de ceintures perpendiculaires - soutenant mon seul visage - ma seule laideur impossible à cacher comme on cache une cheville trop lourde ou une épaule trop grasse - je promenais mon visage dans le désert - je n’avais aucune chance par rapport à l’homme - n’importe quel homme que je désirais propre et silencieux - mon père se tenant à l’écart de cette tragédie - souriant quand il me voyait passer dans une robe qui soulignait mes narines dilatées - ou qui donnait une profondeur mortelle à l’excavation de mes paupières - autour de mes yeux oranges - mes yeux toujours uniformément oranges - alors je ne sais même pas si mon père voulait de moi - ne serait-ce que comme fille ? - Ne me faisant aucune illusion sur notre futur - raturant l’idée de l’inceste d’un rageur coup d’ongle dans la perfection de mes cuisses secrètes -

Je pouvais bien sûr prier pour qu’elle se casse une jambe - ou pire se rompe la colonne vertébrale - songeant aussitôt à l’enfer que ce serait - ma mère paralysée dans un fauteuil qui traverserait les murs avec elle pour me couvrir d’écrans-protecteurs aux endroits de ma secrète et vivante sexualité - non, je ne pouvais pas la projeter ainsi dans une demie mort qui me ferait regretter de ne pas l’avoir tuée moi-même - et je me suis mise à songer à l’assassinat - et à l’impunité bien sûr - ou à la non-culpabilité - mais c’était s’en remettre au jugement des autres - c’était risquer une trop grande déception - et je ne pouvais même pas mesurer le risque qui m’apparaissait comme une entière probabilité -

Je me suis mise à penser à tout ça quand j’ai fini de lire la lettre de papa - il me demandait d’aller le voir - et j’aimais trop l’hiver - j’étais tellement jalouse de ma solitude - voletant comme un oiseau fatigué entre la seringue et la bouteille - entre la cheminée et la couette - entre le garde-manger et l’inévitable chiotte que ma merde mettait en ébullition - j’avais vraiment pas envie d’aller faire un tour du côté de Paris où mon père créchait comme un ermite maintenant qu’elle était crevée - traversée de vers et de petits cailloux - avec d’immenses cheveux qui continuaient de croître dans le vide calculé où son corps reposait - dans l’attente que le bois retourne à la terre - c’était toute la vision que j’avais d’elle - ça faisait un peu savant - encyclopédique même - ça ne faisait pas du tout émue par la perte définitive - mais j’avais bien conscience de n’avoir rien gagné - papa étant maintenant vieux et sans doute éloigné de la chose sexuelle - ou ne l’approchant qu’avec des pincettes - on sait jamais ce qui peut arriver à un vieux qui se met à rêver -

Rêvait-il - mon papa - mon premier et impossible amour - à autre chose que du sexe entre nous ? - Qu’est-ce que j’en avais à foutre après tout - j’avais raté ma vie conjugale à cause d’un mari qui voulait me bouffer pour se nourrir - comme pute j’avais fait la preuve de pas mal de talent et j’avais touché le gros lot - bon je l’avais entièrement dépensé dans ce cirque qui n’avait attiré que des fous - parce qu’Eva et moi on pensait qu’à montrer notre cul - ou parce qu’on n’avait pas de talent - ou parce que c’était pas ce qu’il fallait avoir - qu’on savait rien de ce qu’on aurait dû savoir avant de foncer tête baissée dans ce gouffre financier - mais le cirque était fini et bien fini - maintenant je me balançais doucement sur le trapèze - assise confortablement sur la barre qui ne sciait pas les fesses - et pas de projecteurs pour m’éblouir - pas de spectateur pour m’en demander plus - de mordre une bretelle pour la casser - ce qui était facile - ou de recommencer le saut de la mort - ce qui m’enfonçait tout entière dans une peur que je ne partageais avec personne - ravalant ma salive - regardant Eva qui aiguisait sa cruauté en disparaissant dans l’ombre pour qu’il ne soit vraiment plus question de sexe - mais de voltige - de mort approchée - pire que la mort - de la paralysie.

- Recommence ! Idiote ! disait Eva dans l’ombre -

Et je n’avais même pas la ressource de me foutre à poil pour leur pisser dessus - il fallait que je voltige - mon esprit arrêté avec l’idée de la paralysie - de mes jambes mortes - de mon cul ouvert à vie dans l’intérieur d’un pot amovible que je ne serais même pas capable d’aller jeter aux chiottes - rêvant toujours à ce moment-là d’une biture définitive - ce qui les faisait bien chier !

Mon papa ne pouvait pas avoir une idée exacte de ce qui m’arrivait - est-ce qu’il pouvait avoir une idée de ce dont je rêvais - lui qui était de la génération de Ginsberg et de Kerouac - lui qui n’avait jamais ouvert Le Festin Nu - et qui aurait été choqué par les garçons sauvages - papa traînard qui n’était même pas de sa génération - il n’avait aucune idée un peu voisine de celles qui avaient fait sa génération - il n’était d’aucune génération - il n’avait été généré par rien qui soit une génération - il générait rien - qu’est-ce que je valais moi-même par rapport aux idées que ma génération avait jetées sur le grill de l’expérimentation ?

Papa se faisait chier dans son appartement étroit rue Saint-Benoît - moi je tuais le temps sur le chemin de Génat à Layos - dans une maison impossible à chauffer - et qui n’était même pas agréable l’été - l’hiver disparaissant dans ma couette puante - l’été me méfiant des coups de vent à cause de la nudité dans laquelle il m’arrivait de trouver du plaisir - si c’était le moment - ou la bonne compagnie - ce qu’on pouvait se faire chier tous les deux !

Mais l’idée de respirer l’air de Paris - moi qui n’aie pas connu Paname - c’était une mauvaise idée - pas à cause de papa - que je pouvais distraire jusqu’à l’oublier - entre les murs brûlants de son petit appartement un peu bohème - pas à cause de Paris - qui est une ville comme les autres - à traverser de long en large sans jamais s’arrêter quelque part - des fois qu’on y perde le sens de l’orientation - et dans l’obligation de s’adresser à des passants pour le retrouver - ce qui n’est pas une mince affaire - compte tenu de la célérité et de l’indifférence - pas à cause du voyage - pas à cause de la maison fermée et des bêtes qui tournent autour en se demandant si je vais revenir - ni à cause de la gnôle ou du coup de ciseau dans l’imagination ! - C’est à cause que c’est quitter un ennui agréable pour un autre qui l’est peut-être aussi - mais qui n’est pas le mien - non mais réfléchis un peu - qu’est-ce qu’on va se dire toi et moi ? - De chaque côté de la table - ou de la télé - peut-être même de la bouteille si tu me comprends un peu - est-ce qu’on va s’emmerder chacun de son côté - toi un peu moins seul - certes - revenant des courses chaque matin avec ton filet de plastique vert qui te donne une allure de secrétaire du Mercure - sortant du filet le bout de viande et le poireau prêt à cuire - la crème Mont-Blanc et la bière sans alcool - la baguette craquante - le journal - le paquet de cigarettes - le programme télé - non mais tu m’as regardée !

Moi je me fous pas mal d’arriver toute nue dans mon pardessus étoilé - et d’entrer dans cet appartement - reniflant tes odeurs - et n’y tenant plus à l’envie d’ouvrir les tiroirs du bahut remplis de souvenirs de ma mère - les missels - les lunettes - les briquets à mèche parce qu’elle n’en supportait pas d’autres - les babioles en plastique et celles en alu brillant - les vieux bonbons collants - les petits cailloux de Lourdes et les dentelles inachevées - les photos ! - Oh putain les photos - chacune éternisant le moment choisi par son sacré 9,5x11 au viseur implacable qui cadrait toute notre laideur dans son prisme un peu piqué par le temps - et je serais là à me bouffer le dessus des doigts - attendant que ça passe - les yeux rivés sur les poignées dorées pendouillant par paire sur chaque tiroir - pouvant mesurer le temps dans le chien coupé d’horloge - toi pliant et dépliant ce satané journal qui offusque mon silence - et j’ai le cul mouillé à force de transpirer comme une garce dans la dentelle qui fait la propreté du cuir inusable - faisant miauler les accoudoirs sous mes bras parallèles - la tête remplie de ce fatras d’objets qui peuvent animer l’imagination de n’importe qui - n’importe quel étranger à la famille pouvant toucher du doigt la surface au vernis craquelant de notre histoire qui n’a pas pu devenir une histoire d’amour -

Je viens pas à cause de ces tiroirs - ou alors vide-les dans la chaudière - repeint les murs avec de la merde - change la forme des meubles rien qu’en les regardant - fais quelque chose en ma faveur, quoi ! - quelque chose pour moi toute seule - entre toi et moi - rien de sexuel - c’est foutu de ce côté-là - et puis je me suis promise - enfin si je passe l’hiver - si je touche le printemps - si je suis la première à gicler mon foutre dans les primevères - l’herbe à la paralysie - tourbillonnant toute nue dans le talus - exactement avec la même force qui m’avait poussée à écraser les colchiques - exactement avec la même rage appliquée à la nature - dans ma maison sans souvenir de nous - dans la maison sans souvenir du tout - ne pas savoir qui a vécu et qui est mort là-dedans - ne pas reconnaître leurs visages dans ceux des gens du pays - ne rien savoir des liens de parenté - des divisions de biens - des récoltes cachées - des cadavres qu’on a peur de déterrer malgré les bijoux - enfin c’est ce qu’on raconte - que la vieille Célestine se serait enterrée toute seule avec tous ses bijoux - et que le curé de la paroisse avait fait de savants calculs pour donner à tous le moyen de vérifier cette thèse délirante - je viens pas à cause des tiroirs - pas à cause de ce qu’il y a dedans - à cause de l’envie de les ouvrir - de me nourrir de la médiocrité des bibelots et des photos - de me tromper encore en construisant toute mon imagination sur aussi peu de profondeur - mais est-ce que c’est la profondeur qui est en cause quand je regarde le tiroir - non - c’est simplement le besoin inexplicable de me raccrocher à notre entente improbable - vous détestant du même amour qui a fait de moi une folle sexuelle -

 

*

 

Cette putain de lettre m’a filé le cafard ! - Faut que je casse quelque chose - n’importe quoi - les pieds de quelqu’un - la clochette champêtre sur ma porte - le vieux clairon de soldat de mon grand-père dont - je ne sais pas pourquoi - allez savoir ! - je conserve pieusement une photo encadrée sur le linteau de la cheminée - entre deux photophores au pied d’argent - faut que je casse quelque chose - faut que je me mette à crier pour remettre de l’ordre dans ma tête que cette sacrée lettre a tourneboulée - la remplissant de cette amertume qui est celle qui s’attache à mon nom - chaque fois que je le lèche comme on lèche son collier - tirant sur la chaîne sans la péter - et je suis là dans mon pantalon de laine sous ma robe de laine et dans mon pardessus étoilé - la lettre dans la bouche pour m’empêcher de me casser les dents - parce que je serre les mâchoires - à chaque fois que j’ai une crise ça commence par là - je serre les dents et elles craquent - elles se mettent à bouger et j’ai envie de tirer la langue - et je bave dans la lettre qui se ramollit - l’encre touchant mes sens - détruisant la lettre de cette manière, pour ne pas avoir à la lire - pour ne plus avoir à en souffrir - mais c’est gravé maintenant - tu parles - je peux chier dessus ou la foutre au feu - c’est gravé là ! - Ça veut plus sortir - de la majuscule au point d’interrogation - et je suis là comme une conne à me reposer la question dans d’autres termes parce que je la refuse et que j’ai envie d’y répondre -

Non ! - Je peux pas aller à Paris - je sais même pas si j’aurais la force - je vais peut-être crever cet hiver - tu n’as pas vu ce qu’il a fait de mon corps - de ce corps merveilleux qui était tout ce que je possédais - t’as rien vu des blessures superficielles - c’est vrai qu’elles sont superficielles - il avait raison ce charlatan de Dedalus - ce bon vieux vétérinaire qui m’a auscultée comme une vache - constatant que c’était superficiel et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter - seulement voilà : c’est superficiel et ça se voit - c’est plus commercial ! Ça fait peur ! J’ai essayé ! Ça les dégoûte ! C’est superficiel ! Ça a pas creusé dans la chair ! Mais on voit bien que c’est creusé ! - Ça fait sale - ça inspire pas confiance - c’est peut-être des chancres - un nouveau SIDA - c’est un truc qui les empêche de bander - je suis plus bonne à rien -

T’entends ce que je dis ! - Patapouf de père ! - Et tu désires me voir - et tu verras quoi ? - ma gueule - mes cicatrices - mon derrière qui s’est mis à enfler - va savoir pourquoi - et mes deux seins qui n’ont plus l’air des deux bites qui faisaient ma fierté sexuelle - ya que Jules qui s’en fout - il se fout de ma laideur comme je me fous de sa saleté - d’ailleurs sa saleté, c’est comme mes cicatrices - il ne lui est jamais venu à l’idée de la frotter avec du savon, mais s’il le faisait - il l’enlèverait pas - et il s’en fout - il dit qu’il est comme il est - et moi je commence à ressembler à une bouteille de gaz - depuis que j’ai écrasé les colchiques dans les pentes - et peut-être à cause de ça - oui - la graisse s’est fourrée entre moi et ma peau - ça fait de vilains bourrelets qui amusent Jules - il joue avec et ça me fout hors de moi - je ne me ressemble plus - j’ai eu trop peur - quelque chose s’est détraqué au niveau de mes glandes - et je prends le chemin d’une obésité rugueuse - pas l’obésité sympathique de celles qui continuent d’être belles malgré les kilos - non - l’obésité qui ne se laisse pas caresser - l’obésité un peu sonore quand on la touche - qui dégoûte un peu - et gonfle autour de mes cicatrices - qui creuse encore les coups de fourche qui m’ont assassinée - les coups de fourche que je ne peux pas oublier - et je ne m’intéresse pas le moins du monde à Eva, à Bill, à Joan - j’ai oublié Marcel et le comte et son fiston qui doit continuer de procréer à la faveur de mon silence - et Jules qui fait le barbot - Jules la caresse - Jules le compliment - Jules le satisfait - le glouton - le copain - il ne me reste plus vraiment que lui - et j’ai honte de lui inspirer tant d’amour !

 

Cette lettre - faut que je l’assume - faut que j’arrête de me raconter des histoires - ya pas de raisons de se mettre dans cet état - comme maigre, j’étais à moitié belle - vu ma gueule - comme grosse, je suis entièrement laide - j’avais aucune chance devant la peur - fallait que je fasse une réaction - bon voilà c’est fait - je suis grosse - j’ai une sale gueule bouffie - je peux plus écarter mes cuisses sans faire du bruit - j’ai tout le temps mal aux pieds - manque d’habitude - c’est ça, mon petit père - faut que je m’habitue - il s’est bien habitué le Jules - ça ne le gêne pas aux entournures - il a un peu de mal à trouver la porte d’entrée - mais une fois dedans, il se fait pas prier - et ça me fait chier d’être grosse et pas lui - d’être moche et pas lui - c’qu’il est beau, mon Jules - d’être propre - et pas lui ! - ça me fait bien chier aussi - mais qu’est-ce que j’y peux - j’ai promis : si je vois les primevères encore une fois, je t’épouse - et tu pourras faire de moi ce que tu veux.

Voilà ce que je lui ai dit, à Jules - fallait que tu le saches - toi qui n’as jamais rien voulu savoir de ta fille - bon d’accord t’aurais pas pu l’épouser - et après - est-ce qu’on s’épouse quand on s’aime ? - Ta putain de lettre m’a filé le cafard - et j’ai envie de te casser la gueule - mon papa que j’adore comme moi-même.

 

*

 

Je lèche plusieurs fois le timbre - et je fourre l’enveloppe dans la boîte aux lettres - tournant le disque sur le signal rouge - eh oui c’est comme ça à la campagne - comme ça le facteur saura que j’ai une lettre à expédier - il saura pas que je l’expédie à mon père - il mettra la lettre dans une petite boîte en carton à côté de son siège dans la 4L jaune - et il descendra la lettre dans la vallée et alors elle commencera vraiment son voyage à travers la France - jusqu’à Paris - jusqu’à ce petit appartement de la rue Saint-Benoît où mon père me fait un caprice - et moi qui ne veux rien comprendre - moi qui m’obstine à dire non - sans donner de raison valable par-dessus le marché.

J’ajuste mon cache-nez - et je remonte vers la maison - blottie toute nue dans la laine chaude de mes habits de tous les jours - un Gitan descend en sifflotant - portant sous le bras sa marchandise - on s’approche - on se regarde sans intérêt - on va se croiser - pourquoi ne me propose-t-il pas sa marchandise - c’est quoi ce que vous vendez ?

- De la dentelle, dit le Gitan qui m’a à peine dépassée dans la pente.

- C’est quoi comme dentelle ? J’adore la dentelle, vous savez !

Toujours le mot pour remettre les gens dans mon chemin ! - Son appétit commercial se réinstalle sur son visage qui s’éclaire :

- Vous voulez voir ? C’est vraiment de la belle dentelle. Du fait main.

- Faut pas me prendre pour une idiote. Ce qu’on fait à la main, de nos jours, c’est appuyer sur les boutons.

- Faut pas être méchante, madame. Vous voulez voir ?

Il a toujours autant envie de me fourguer sa came - il reste souriant - mais je vois bien que je dois arrêter de le faire chier - sinon il va s’en aller et me laisser seule dans mes vêtements soudain devenus froids et humides - j’essaie de cacher mon nez couleur sang - mais je sais pas pourquoi - voilà que c’est tout ce qui attire son attention - il regarde mon nez rouge en se demandant ce que c’est :

- Si on rentrait dans la cuisine, dis-je en tendant le bras pour montrer la maison -

En le tendant, ce bras lourd de femme qui grossit - je m’aperçois que la chair de l’avant-bras s’arrête brusquement au poignet dans un bourrelet qui excite mon désespoir - on peut pas tout cacher - et on entre dans la cuisine - il dit :

- Il fait bon chez vous.

C’est toujours ce qu’on dit quand on entre chez quelqu’un à la campagne - il fait bon ça veut pas dire qu’il fait chaud - si c’est ce qu’on a envie de dire, alors on dit : il fait chaud ici ! - Ici et non pas chez vous - ce qui fait une sacrée différence.

- C’est que le froid n’a pas l’air de vous faire peur, dis-je pendant qu’il pose son fardeau sur la table -

Il est vêtu d’un pantalon noir très moulant - et d’une chemise qui s’entrouvre sur sa peau noire.

- Je n’aurai plus jamais froid, dit-il - ouvrant les boîtes et éparpillant les nappes de dentelle qui éclairent soudain la cuisine de leur lumière ciselée -

- Et pourquoi donc que vous n’auriez plus jamais froid ? demandai-je.

- Parce qu’une fois dans ma vie - Dieu bénisse tous les jours que j’ai vécus et me pardonne si je les ai mal vécus - une fois dans ma vie, j’ai eu terriblement froid - froid à en crever, madame - et j’ai bien failli mourir de cette façon atroce - et c’était vraiment pas facile de mourir comme ça - parce que je voyais les autres mourir autour de moi - et que je ne voulais pas leur ressembler - je ne voulais pas ressembler à cette grande pitié de regard qui ne demande plus rien - qui attend - je ne voulais pas avoir cette bouche sans cri - avec juste un filet de voix pour dire qu’on avait très mal - et très peur aussi - je ne voulais vraiment pas que ça m’arrive et pourtant - c’était tout ce qui pouvait m’arriver - alors depuis - Dieu me pardonne si je l’offense - c’est comme si l’hiver n’existait pas.

- Mais où donc avez-vous tant souffert ?

- Dans les camps, madame - dans les camps ! - posant une main noire dans la dentelle - me reprochant peut-être de l’avoir forcé à prononcer ce mot éternellement souillé par l’histoire.

- Elle est belle, votre dentelle, dis-je en ouvrant un peu mon cache-nez - et il put voir à quel point je souffrais d’être moche.

- Est-ce que vous voulez une nappe. Des rideaux ! J’ai de très beaux rideaux - on essaye sur la fenêtre ?

Pourquoi ne pas essayer ? - Moi, tout ce que je voulais - c’était casser les pieds à un pauvre Gitan qui colportait de la merde pour gagner sa vie - et v’là que ce sinistre fantôme me balance un mot rempli de sens - rempli d’humanité - dans le mauvais sens du terme peut-être mais c’est tout ce qui le remplit - l’humanité - et je me mets à penser à ce mot - opinant de la tête tandis qu’il est juché sur une chaise pour ajuster le rideau sur la fenêtre - il a l’air heureux parce qu’il a choisi le bon rideau - la bonne harmonie de couleurs - le dessin qui s’accorde avec tout le reste - je peux pas dire le contraire - j’ai vraiment plus envie de lui casser les pieds - ni à lui - ni à l’humanité.

- J’ai aussi de très belles nappes.

On étire une nappe sur la table qui resplendit d’un coup - il jubile, le Gitan - c’est un homme de goût - il sait exactement ce qui manque - et il l’ajoute avec cette satisfaction qu’on ne lit jamais que dans les yeux des artistes - je souris un peu.

- Est-ce bien utile d’égayer cette maison ? dis-je tristement. EST-CE BIEN LE BON MOMENT ?

- Vous avez perdu quelqu’un de très cher ? dit-il doucement, la main sur le coeur et c’est pas une farce de sa part.

Faudrait modifier un peu sa question - supprimer des mots - pour rendre la réponse possible - je peux vraiment pas répondre à cette question - j’ai des larmes dans les yeux.

- Je reviendrai un autre jour, dit le Gitan qui commence à ranger les nappes et les rideaux dans les boîtes aux couvercles transparents. Si c’est un jour pour pleurer, alors il faut pleurer.

- Non, dis-je en essuyant mes larmes. Je vais prendre les rideaux et la nappe. Et puis il faut des rideaux à la fenêtre de la chambre. J’ai pas fait le ménage. Ne m’en veuillez pas.

Il secoue la tête en souriant - c’est un homme qui aime comprendre - ou alors c’est le plus habile des commerçants - qu’est-ce qu’il ferait à colporter dans la montagne si c’était le plus habile des commerçants ? - Il n’est pas habile du tout - ce qu’il arrange, ça lui vient comme ça - il monte sur une chaise - ajuste le rideau - et la chambre du coup redevient vivante - vivable - on a vraiment envie d’y dormir - on a envie de l’ouvrir pour qu’elle respire - de la fermer pour qu’elle inspire le sommeil - le Gitan jette de la dentelle sur le lit - sur le fauteuil à bascule - il ordonne à ses oiseaux de dentelle d’être gais et d’être beaux - et surtout de changer le monde qui est devenu moche à force de me ressembler - Gitan je t’aime - Gitan tu es ma leçon de politesse - j’achète tout - j’achète même le chapeau que tu portes un peu sur l’oeil pour te donner un air crapule qui ne te va pas du tout - j’achète ta chemise - j’achète ton pantalon et tes bottes de chevreau - tu vas t’en aller nu dans les routes d’Aure - par moins quinze au-dessous de zéro - ne craignant ni la honte ni le froid ni la faim ni les quolibets - personne ne t’arrêtera parce que j’ai tout acheté - tout payé - les nappes - le dessus de lit - les rideaux - j’ai acheté ton honnêteté et ton savoir-faire - j’ai acheté toute ta mémoire et les mots que tu changes de sens - Gitan je ne te suivrai pas sur les routes - je ne tiendrai pas compagnie à ta fière nudité - je vais me noyer dans la dentelle - même si tu me crois folle - même si je ne sais plus être nue - à l’écoute des mots qui bougent - dans ma tête - dans les livres que j’ai écrits - dans la lettre qui est encore dans la boîte - avec le signal rouge qui va éveiller l’attention du facteur un peu gris - ayant picolé juste ce qu’il faut pour croiser les Gitans sans prêter la moindre attention à leurs boniments de magiciens.

 

*

 

Le Gitan continue son chemin - se retournant de temps en temps pour me saluer de la main - puis il contourne la fontaine qu’il ne regarde pas - l’eau commence à peine à couler le long de la stalactite qui pend au robinet - un chien tranquille tourne la tête -

C’est Jules qui s’amène dans sa 2CV décapotée - un mouton affolé lié solidement aux tubes de la banquette arrière - le chien s’approche en remuant la queue - remontant de la fontaine - tandis que Jules fait glisser la 2CV sur le côté dans le talus - pour l’arrêter - il n’ouvre aucune portière parce qu’il n’y en a pas - il dit :

- Qui c’est ce Gitan ? Qu’est-ce qu’il t’a vendu ? Tu as encore dépensé tout ton argent !

Il rit - dépose son baiser gluant sur ma bouche - et renoue soigneusement l’écharpe pisseuse sur mes épaules :

- Est-ce qu’il lui reste quelque chose à vendre ? Je parie que tu n’as rien laissé aux autres. Tu ne leur laisses jamais rien !

- Il reste un napperon, et puis tout ce qui n’allait vraiment pas. La prochaine fois, il viendra avec des horloges et des baromètres. Une autre fois avec des chaises. Il reviendra toujours avec quelque chose. C’est chouette, non ?

- Ce qui est chouette, dit Jules en me poussant vers la maison - C’EST LE PLAISIR QUE TU AS À DÉPENSER DE L’ARGENT POUR DES BABIOLES.

- C’est en souvenir de ma mère.

- Et qu’est-ce que tu fais comme folie en souvenir de ton père ?

- Vaut mieux pas en parler. Si j’avais fait les folies que je voulais avec lui, on serait peut-être en prison tous les deux.

- Qu’est-ce que tu me racontes !

Jules et moi on s’installe sous la véranda - ayant déroulé le matelas - installé les coussins - tiré la couette sur nos jambes - ses bottes jaunes et noires sont debout un peu plus loin - dans l’herbe près du chien tranquille qui nous regarde - qui regarde le matelas où il passe ses nuits - rond et chaud dans le matelas - pensant que je ne sais rien - mais sentant son odeur qui est même plus forte que celle de Jules qui ne la quitte jamais - Jules a un drôle d’air ce matin - il a l’air triste - il a même pas caressé la tête du chien qui est pourtant un chien à tête qui se caresse sans qu’on le veuille vraiment - sauf en cas de tristesse - 

- C’est ma vieille qui me soucie, dit-il enfin. C’est une vieille qu’a jamais besoin de personne - ni même de mon vieux qui ne l’a pas beaucoup connue - l’ayant mariée aussitôt elle s’est retrouvée en prison - à cause de ce qu’elle a fait - ce qui n’est pas une honte d’ailleurs - ça tout le monde le sait - que c’est pas une honte et qu’elle a eu raison de faire ce que la justice ne voulait pas faire - et puis il est mort à son retour - comme quoi elle ne l’a pas beaucoup fréquenté - mais enfin il lui a laissé du bien - et deux gosses pas très réussis - et maintenant, elle dit qu’elle est fatiguée - elle a fait de longs calculs sur un cahier - et elle dit que c’est possible qu’on l’accepte à la maison de retraite de Castelpu - elle y prendra le Train - qui ne peut pas rester avec moi, dit-elle - et je vais me retrouver seul dans cette grande ferme qui tombe en ruine - sauf BIEN SÛR si tu tiens le coup jusqu’aux primevères - que c’est pas rare qu’on en trouve au mois de février tu sais ? - Enfin, maintenant il faut que je devienne un type sérieux - il faut que je m’intéresse aux femmes, quoi ! - C’est ce que dit ma mère - moi je me suis jamais intéressé qu’à bien bander et faire ça comme il faut - avec toi quand tu veux bien - ou avec les touristes qui ont vite fait de m’oublier - mais je n’arrive pas à m’intéresser aux femmes - ce n’est pas qu’elles m’ennuient - j’aime bien leur conversation - j’aime bien les regarder et même plus - mais de là à penser que je dois m’y intéresser...

- Tu n’as qu’à fermer les yeux et penser à moi, dis-je en riant de bon coeur.

- Mais toi c’est pas pareil ! dit Jules qui devient très sérieux - toi, ce qui est sûr, c’est que si tu passes l’hiver, on se mariera - et je fais confiance au bon dieu pour qu’il en fasse pousser des millions et des millions de primevères - et je me charge de t’engraisser comme il faut pour que tu ne crèves jamais tiens !

- Faudra bien que ça arrive un jour, non ?

- Ce qui n’arrivera jamais, va - dit Jules en hochant la tête - c’est que je ne m’intéresserai jamais aux femmes. Tu comprends ?

- Alors j’ai de la chance, con ! dis-je en riant toujours - moi que les hommes n’ont jamais INTÉRESSÉ - ého !

- Ne badine pas, Anaïs. C’est sérieux. Je t’aime, mais si on s’épouse, faudra que tu t’y fasses. Je ne dis pas que je te tromperai. Ça non, hé ! Si je te donne ma parole d’homme - là, devant le maire - devant le buste de la République - ouh ! putain tu peux compter sur ma fidélité ! Mais tu comprends, ça veut pas dire que je m’intéresserai à toi comme il faut. Ça te suffit la fidélité, hein ANAÏS ? Ça te suffit, dis ?

Je réponds pas - je sais même pas si j’aurai encore l’occasion de croquer des primevères au printemps - je me sens tellement moche que je n’ai pas le courage de répondre à cette question essentielle -

- Je t’ai apporté un mouton, dit Jules en se levant -

Il marche vers ses bottes et cette fois n’oublie pas de caresser la tête du chien qui reste assis -

- On va le tuer tout de suite - j’ai apporté ce qu’il faut - donne-moi juste un coup de main - celui-là sait qu’il va mourir - on le surprendra pas.

 

 

1-11 septembre 1994 - Adra

23 janvier-21 février 2006 - Alfaix

 

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